Les pièces qui ont
marqué l’année

Une année qui échappe à toute définition, selon les rédacteur·trice·s SSENSE.

    Il y a une approche de la mode où seule la nouveauté – l’instantané ou le futur proche – importe. Et il y a une autre approche qui ne reconnaît que les valeurs sûres – le traditionnel – d’un passé acclamé. Sans surprise, la vérité réside dans ces deux approches parallèles, mais il n’en demeure pas moins étonnant de constater, parfois dans un moment de crise, que ces deux types de mode sont, au fond, pareils. Une tendance ou une idée qui ne voit que de l’avant a la même fonction que celle qui ne regarde que vers le passé: toutes deux nous empêchent de nous concentrer sur le moment présent.

    Au cours de la compilation de notre rétrospective annuelle, nous, rédacteur·trice·s SSENSE, avons pris le temps de reconnaître que nous étions non seulement dépassé·e·s par l’ampleur de la tâche, à savoir résumer une année qui a défié toute catégorisation, mais aussi submergé·e·s par les émotions liées à l’acte de se souvenir. Qui évoque 2020 évoque trop de types de douleurs. Nous avons souffert, collectivement et individuellement; nous avons vécu le deuil, ouvertement et secrètement; nous avons vu des secondes s’écouler aussi lentement que des semaines, et des mois filer à toute vitesse. Cette année peut parfois sembler comme si elle avait été perdue, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Cette année nous a été dérobée.

    Ainsi, comment pouvons-nous résumer l’immense portée de cette douleur? Comment refléter les petits moments de tendresse, d’entraide qui s’y sont nichés? Les photos des manifestations de l’été offrent un aperçu de ce spectre: des millions de personnes à travers le monde ont pris les rues, réclamant justice et distribuant du désinfectant pour les mains. Or, mêmes ces images et ces statistiques ne représentent pas le nombre réel de gens qui se sont impliqués: pour chaque personne qui est allée manifester, une autre est restée à la maison, prête à répondre au téléphone pour aller payer une caution, pour s’occuper d’un proche, pour travailler par nécessité ou pour se protéger.

    Que pouvons-nous dire des autres aspects de cette année? De quelles microères désirons-nous nous souvenir alors que notre regard se porte vers l’avenir? Que voulons-nous emporter et que voulons-nous laisser derrière? Chaque capsule-témoin est incomplète, et c’est peut-être intentionnel. Nos journaux intimes résonnent des mots que nous n’avons pas écrits, nos garde-robes regorgent d’ensembles que nous n’avons pas portés. Au lieu de faire une liste de pièces marquantes, nous avons voulu immortaliser les moments forts de sens où ces pièces ont été vues: des combinaisons hazmat aux masques brodés du mot «VOTE», en passant par des leggings de yoga et des boucles d’oreilles portées pour un appel Zoom, chaque morceau trop singulier pour être mentionné en dehors de son contexte. Que pouvons-nous prédire pour l’avenir? Nous ne voulons pas être insensibles et déclarer que seul l’avenir nous le dira, mais peut-être sommes-nous prêt·e·s à prendre une pause pour y réfléchir.

    «Crois-tu que l’amour est un flux continu?»

    «Je veux libérer le vêtement», affirma Alessandro Michele durant une conférence de presse tenue sur Zoom à propos de GucciFest, le festival de films virtuel qu’il a employé pour présenter sa collection printemps-été 2021 pendant la pandémie de COVID-19. «Je ne veux plus que la mode soit emprisonnée dans des boutiques», ajouta-t-il, pivotant naturellement vers d’autres possibilités alors que les magasins et les défilés représentaient maintenant une menace existentielle. Pour ce qui est possiblement la première fois dans l’histoire récente, l’industrie de la mode a dû composer avec les notions de la vie et de la mort cette année, à la fois fiscalement et littéralement.

    Une Fashion Week sous forme virtuelle a remplacé les défilés traditionnels, avec des diffusions en direct, des appels et des entrevues Zoom, des courts métrages et, dans le cas de Loewe, un «défilé dans une boîte». Certaines de ces présentations improvisées ont suscité l’engouement, alors que d’autres n’ont pas réussi à attirer l’attention d’un auditoire déjà saturé de nouvelles sur les élections et la crise sanitaire. La rédactrice pour GQ Rachel Tashjian s’est demandé si cette saison mode à l’arrache n’aurait pas donné lieu, en fait, à la meilleure Fashion Week depuis longtemps, alors que la critique Robin Givhan s’est montrée sceptique, affirmant seulement: «Les dernières semaines ont été un test – et pas seulement de la façon dont la mode peut continuer de raconter une histoire saisonnière au milieu d’une pandémie. Ça a été aussi un défi pour l’industrie tout entière de prouver qu’elle était encore pertinente alors que notre monde était profondément déchiré.»

    Bienvenue chez nous

    Personne n’aurait pu anticiper qu’en 2020, chaque interaction humaine donnerait également lieu, involontairement, à une visite virtuelle du domicile d’autrui, mais nous en sommes là, à nous demander si nos coupes de cheveux maison s’agenceront bien avec nos nouveaux coussins décoratifs sur le prochain appel Zoom. Ces jours-ci, ce qu’on considère le summum du glamour est entièrement littéral; nos pantalons de survêtements tachés sont dissimulés hors cadre au profit de ce qui se trouve en haut de la poitrine: col surdimensionné, rouge à lèvres, parfaite paire de boucles d’oreille en diamants. Après un an passé en mode gestion de crise, à la fois collective et personnelle, il demeure de la joie dans la coquetterie et dans la décoration intérieure, et ce, de plus d’une façon.

    La prudence s’impose

    En 2019, notre anxiété collective était tournée vers la situation de plus en plus alarmante de la crise climatique. En août de cette année-là, l’activiste Greta Thunberg s’est lancée dans un voyage transatlantique à bord d’un yacht alimenté à l’énergie solaire pour assister au sommet sur le climat de l’ONU à New York, faisant ensuite le tour du continent nord-américain pour participer à des manifestations pour le climat au Canada et aux États-Unis. Quelques mois plus tard, la saison des feux de brousse en Australie a confirmé l’urgence de passer à l’action, avec près de 19 millions d’hectares brûlés, plusieurs espèces en danger désormais éteintes et 103 milliards de dollars de dommages aux propriétés; la gravité de la situation était indéniable et le changement semblait sur le point de s’opérer, jusqu’à ce qu’une nouvelle crise émerge: la COVID-19. L’inquiétude autour d’un futur incertain d’ici quelques années s’est transformée en une inquiétude autour d’un futur incertain d’ici quelques heures.

    Aux prises avec la menace d’attraper un virus transmis par voie aérienne, de tomber malade ou de contaminer autrui sans le savoir, nous avons perpétué la même vieille mentalité de «tous les moyens sont bons pour arriver à nos fins»: gants et ustensiles de plastique, masques et blouses stériles jetables. En l’espace d’un mois, les objets en plastique à usage unique que l’on tentait d’éradiquer sont devenus essentiels à notre survie, le besoin aigu de préserver notre sécurité individuelle transcendant le désespoir ambiant du monde naturel.

    Plus tôt cette année, Naomi Campbell a été aperçue vêtue d’une combinaison hazmat, ravivant les tensions autour de la priorisation des soins par rapport aux classes sociales. La top modèle a alors admis qu’il s’agissait d’un achat récurrent automatisé sur Amazon: «Je les ai achetés en vrac avec l’option d’achat récurrent, donc j’en reçois automatiquement, avoua-t-elle à WSJ Magazine. À un certain moment, je n’ai pas reçu ma livraison mensuelle en raison d’une rupture de stock et j’ai paniqué, même si je n’avais nulle part où aller.» Cette image, et la citation qui l’accompagne, illustrent avec précision un dilemme éthique complexe: la combinaison de Naomi a le même poids symbolique que les gants de latex qui seront repêchés plus tard dans l’océan. Ils sont, à portée égale, emblématiques de l’année 2020: l’effort humain pour sa propre survie, coûte que coûte.

    Prenez soin de vous

    Pendant les premiers temps de la pandémie de COVID-19 et les protestations Black Lives Matter qui l’ont vite suivie, des gens à travers le monde se sont unis afin d’offrir des attentions et un soutien financier à différentes causes, y compris la nourriture, le logement et les fonds de cautions et de relance pour les travailleurs de première ligne et les activistes.

    Dans cette situation inédite de manque et de désespoir, la solution rapide des designers, des artistes et des marques a été d’encourager l’entraide au moyen d’articles promotionnels. T-shirts, casquettes, fourre-tout, macarons et autocollants ont surgi sur les Stories Instagram et les listes de façons de donner avec style. Bien que l’incapacité de songer à donner sans recevoir ait été critiquée, cette commercialisation de l’altruisme a aussi mis en évidence notre volonté commune de reproduire un réseau de soutien social qui avait jusque-là été refusé aux plus démunis.

    Instruments par excellence pour afficher ses sentiments au sens propre, les articles promotionnels pour l’entraide sont devenus des symboles de nos dons charitables et de notre fière participation à la construction d’un monde meilleur. Le t-shirt COME TEES arborant un portrait de Bernie Sanders encadré par le logo de Rage Against The Machine, qui a aidé à amasser des dizaines de milliers de dollars pour la campagne de Bernie en janvier (et qui continue de se vendre jusqu’à rupture de stock au profit de différents organismes d’aide mutuelle), est peut-être l’exemple suprême de la façon dont nous avons utilisé nos vêtements cette année pour essayer de démêler nos sentiments par rapport au bien, au mal et à notre pouvoir de susciter des changements.

    Votez ou…?

    C’est une nouvelle collection en édition limitée? Ah… non… ce n’est qu’un t-shirt de la campagne de Joe Biden. Cool.

    Joe Biden a remporté l’élection le 6 novembre, et les mois qui ont précédé sa victoire pourraient humblement être décrits comme «frénétiques» et «délirants» sur n’importe quelle scène politique contemporaine. Il est bien sûr interdit de porter quelque indicateur d’affiliation politique, aussi subtil soit-il, au bureau de scrutin, mais ça n’a pas empêché les candidats et les designers d’inonder leurs boutiques en ligne de t-shirts, de chaussettes et de chapeaux faisant l’annonce de leurs intentions et même de leurs directives. La botte cuissarde «VOTE» de Stuart Weitzman suscité un engouement chez les célébrités, tout comme le couvre-visage «VOTE», même si certains de ses adeptes ont agi comme s’ils étaient déjà dans l’isoloir en gardant leur allégeance pour eux-mêmes.

    Depuis que Demna Gvasalia a remanié le logo de Bernie Sanders pour qu’on y lise «Balenciaga», la frontière entre l’hommage ironique et la représentation sincère est plutôt devenue un fossé: les personnes qui revêtent ces articles appuient-elles un candidat ou un concept? Quand quelqu’un crie haut et fort pour qu’on agisse de façon cohérente avec la situation présente, sans toutefois en dire plus, que réclame-t-il vraiment? Certes, il serait difficile d’imprimer «mobilisez vos collectivités et vos milieux de travail pour responsabiliser vos représentants élus» sur un simple article de vêtement; de plus, compte tenu des réalités complexes du système électoral archaïque américain, nous ne pouvons simplement idolâtrer une figure politique de la même manière qu’une excellente collection d’articles promotionnels. Par ailleurs, en cette année où les interactions accidentelles se sont faites très rares, qui pourrait nier l’excitation que provoque un hochement de tête de la part d’une personne vêtue du même t-shirt engagé que soi dans la rue? Ces vêtements et accessoires ne sont pas aussi criards qu’ils le semblent – il vaut mieux les envisager comme de petits drapeaux que l’on agite pour se trouver des amis.

    Illustration par Tobin Reid.

    TikTok pour les nuls

    «Avez-vous vu la nouvelle tendance sur TikTok?», demande la légende d’une vidéo en image composite. D’un côté, une personne enveloppée dans une couverture avec sa capuche sur la tête observe attentivement ce qui se déroule de l’autre côté de la vidéo, soit un objet banal qui s’avère être un gâteau, un homme qui tente agressivement de deviner quelle couleur de peinture se fait mélanger, un hamster roulé dans une couverture comme un sushi ou encore un lama dansant sur l’air d’une publicité de céréales russe. L’utilisateur signe la légende par les mots «My #fyp» [Mon fil «Pour toi»] ou autrement dit: «Non, je n’ai pas vu ce dont vous parlez et ça ne m’intéresse pas.»

    Sur TikTok, le seul réseau social où être suivi sans relâche par un algorithme semble être perçu comme une récompense, une niche peut évoluer en sous-culture et un flux de publications peut confirmer que l’on possède une personnalité. Les éléments toxiques de l’application sont semblables à ceux qu’on retrouve ailleurs (racisme, rage, menaces de violence ou d’effacement), et il suffit de laisser tourner un monologue anti vaccin ou une joute de «je n’ai jamais: édition partisans de Trump» une seconde de trop pour que notre algorithme soit ruiné pendant des semaines. Mais c’est en voyant l’application nous éloigner progressivement de ce qui nous déplaît ou ne nous intéresse pas qu’on en profite réellement. Quand TikTok repère les sons, les tags, les lieux et les images qui nous font arrêter de balayer notre écran du doigt, nous courons la chance de découvrir des publications qui sont vraiment pour nous.

    Le but de ce jeu – et on dirait vraiment un jeu – est d’être entouré par les créateurs prolifiques et drôles qui exploitent la plateforme au maximum. Entre les fans de K-pop qui ont saboté les rassemblements de Trump, les étudiants de NYU qui publient leurs repas de quarantaine totalement acceptables, les ballerines qui se pratiquent en masques N95, les familles entières qui apprennent la chorégraphie d’une chanson populaire, les bar-mitsva canines, les bébés extrêmement polis dégustant un bol de fruits, les adolescents aux théories élaborées voulant qu’ils aient été victimes de kidnapping, les reconstitutions de looks de haute couture dans des chambres d’enfants, les panneaux trompe-l’œil à l’effigie de Lorde qui traquent les Angelenos, le TikTok des cartels, les études philosophiques sur la nature des mathématiques et les «esthétiques rares», les mèmes naissent et disparaissent à la vitesse de l’éclair.

    Être surveillé, qu’on le veuille ou non, c’est être connu. On peut céder complètement à une appli et en télécharger une qui remplit la fonction inverse par la suite. Pour ceux qui ont utilisé Signal pendant plus de six mois, cet été a été chargé de notifications contradictoires: ce service de messagerie dédié à la protection de nos vies privées a un moyen de nous avertir lorsque chacun de nos anciens colocs, revendeurs d’herbe, rendez-vous Tinder, mauvais patrons ou ex télécharge aussi l’appli. Les conversations de groupe ont également une allure différente sur Signal: cet été, c’était l’appli de choix pour planifier des rencontres aux manifestations, une forme d’hygiène numérique qui nourrit l’espoir. «Soyez prudents, s’il vous plaît», nous rappelaient les messages éphémères, même si nous savions que notre prudence n’était pas uniquement entre les mains qui tiennent nos téléphones.

    Illustration par Sierra Datri.

    Le panier à tout coup

    Le 91e jour des protestations mondiales contre la brutalité policière, un journaliste a demandé à Fred VanVleet, meneur des Raptors de Toronto, s’il était impatient de jouer contre les Celtics dans une partie imminente. VanVleet a répondu honnêtement qu’il n’y pensait pas. Il pensait à Jacob Blake, l’homme de 29 ans qui a été tiré dans le dos sept fois par des agents de police à Kenosha, dans le Wisconsin, alors que trois de ses fils étaient assis sur le banc arrière de sa voiture. «C’est nous qui avons des microphones au visage, c’est nous qui devons en parler», a dit VanVleet. «À quel moment peut-on arrêter d’en parler? Est-ce qu’on va demander des comptes à tout le monde ou simplement braquer les projecteurs sur les personnes, les athlètes et les artistes noirs pour leur demander: "Qu’est-ce que vous faites? Comment vous impliquez-vous dans votre communauté? Qu’est-ce que vous mettez en péril?"»

    «Prenons l’exemple de Kenosha», a-t-il continué. «Ça ne serait pas bien – dans un monde parfait – que nous refusions tous de jouer, que le propriétaire des Bucks de Milwaukee intervienne et mette de la pression sur le bureau du procureur local, les procureurs généraux, les gouverneurs et les politiciens pour qu’ils effectuent de vrais changements et qu’on obtienne la justice? Je sais que ce n’est pas aussi simple, mais au lieu de rester assis ici à parler des changements nécessaires, on va devoir faire preuve de cran et vraiment mettre quelque chose en jeu au-delà de l’argent et de la visibilité.»

    Le jour suivant, les Bucks de Milwaukee n’ont pas joué leur match du premier tour des séries éliminatoires contre le Magic d’Orlando, donnant lieu à ce que Vinson Cunningham a appelé «l’image la plus mémorable d’une saison pour le moins bizarre de la NBA, sans aucun doute: un terrain complètement vide.» La bulle du basket-ball a été créée dans l’objectif de protéger les joueurs et de limiter les pertes financières. Le chagrin collectif était toutefois impossible à contenir: la mort de Kobe Bryant, de sa fille adolescente et des sept autres passagers de leur vol en janvier n’était que le premier de plusieurs deuils vécus sur les terrains et hors d’eux.

    Depuis des mois, voire des années, la WNBA est une ligue forte de sa conscience et de ses convictions. Sue Bird, la meneuse vedette du Storm de Seattle, a réuni ses collègues pour soutenir publiquement Raphael G. Warnock, le candidat démocrate au Sénat de la Géorgie opposé à la sénatrice républicaine sortante Kelly Loeffler, copropriétaire du Dream d’Atlanta. Loeffler avait écrit qu’elle s’opposait «catégoriquement» au mouvement Black Lives Matter. Les joueuses avaient prévu porter des t-shirts «Votez Warnock» pour la première fois lors d’un match qu’elles ont expressément choisi parce qu’il serait diffusé à la grandeur du pays. Nneka Ogwumike, présidente de l’Association des joueuses de la WNBA et ailière forte des Sparks de Los Angeles, a dit à Louisa Thomas qu’elle savait quelles joueuses n’étaient pas dans la bulle avec elles. Après chaque match, l’équipe d’Ogwumike envoyait des mémos et des mises à jour d’après-match accompagnées d’un compte des jours écoulés depuis l’homicide de Breonna Taylor dans son appartement.

    Pendant cette saison explicitement «dédiée à la justice sociale avec des parties en l’honneur du mouvement Black Lives Matter», les joueuses avaient la possibilité de porter un uniforme arborant l’inscription «Say Her Name», le chant scandé à travers les villes pour lesquelles elles jouaient. Le boycottage de la NBA a duré trois jours avant que les séries éliminatoires ne reprennent. Dans un été rempli d’images indélébiles, cette courte grève sauvage a montré quelles victoires étaient possibles et quels comptes ne pouvaient pas être réglés.

    Sur le tapis

    L’une des pratiques les plus importantes de cette année a été de passer du temps à l’écart de nos écrans. Pour Adriene Mishler, aussi connue comme «La reine du yoga de pandémie», et sa communauté d’abonnés fidèles, l’écran est devenu sa propre issue. Sa chaîne YouTube Yoga With Adriene, qui compte plus de huit millions d’abonnés, a obtenu un million de visionnements quotidiens supplémentaires durant les premiers mois de la pandémie. À l’époque des pénuries de kettlebells et des entraînements à domicile tendance comme les cours «The Class» promus par Goop, l’approche de Mishler ne requérait aucun engagement monétaire ni changement de mode de vie majeur. «Blanket Yoga» [Yoga avec couvertures], une vidéo récente tournée avec son chien Benji, est un enchaînement d’exercices de respiration, d’étirements et de câlins à soi-même qui commence et se termine dans une position inspirant davantage le sommeil que l’activité physique. Mishler encourage ses apprentis yogis à utiliser ce qu’ils ont sous la main et à s’habiller aussi confortablement que possible. Elle transforme la fatigue Zoom et les effets nocifs de la lumière bleue en repos palpable et intentionnel pour le corps et l’esprit.

    Illustration par Megan Tatem.

    Vous seriez un invité iconique

    Dans un tout nouveau genre de satire sombre et tordue, un assortiment de stars a repris «Imagine» de John Lennon avec les habits bohémiens, mais sans la musicalité de l’œuvre originale, nous procurant tout sauf un réconfort partagé en cette période de crise. Le chaos de 2020 a ajouté des dimensions inédites au vieil adage «les stars sont comme nous!», alors que les animateurs d’émissions de variétés et leurs invités de renom habituels ont privilégié les gestes de solidarité peu judicieux plutôt que de passer à l’acte et de tenir leurs promesses. Sous l’effet de la pandémie, les gens riches et célèbres et leur mode de vie ont été confrontés à un problème bien différent des nôtres: sans culture de la célébrité, les célébrités se sont mises à patauger dans la bêtise, vraisemblablement indemnes face à la crise mondiale et libres de jugements par rapport à leur soif d’attention.

    Heureusement, nous pouvions compter sur Ziwe Fumudoh, l’humoriste et créatrice de la série Baited, diffusée en direct sur Instagram, qui nous a présenté des entrevues avec la rédactrice culinaire notoirement «condamnée» Alison Roman et le dramaturge Jeremy O. Harris. Avec ses discussions sur la politique, l’identité raciale et les actes de réparation, ainsi que ses chansons à succès Make It Clap for Democracy et Universal Healthcare, Ziwe nous a fourni une foule de contenu très à propos. Achetez son album sur iTunes dès maintenant.

    Vous êtes encore là?

    «La colère est une épice puissante. Une pincée vous éveille, mais en prendre trop émousse vos sens», remarque le très ordinaire Harry Beltik dans Le jeu de la dame. La minisérie a captivé plus de 64 millions de ménages d’adeptes de Netflix et réanimé l’intérêt public pour le jeu au centre de son récit. Mais quelle part de cette fureur peut-on associer à l’intégrité de l’œuvre? Ne serait-elle pas aussi le résultat de nos sens collectivement «émoussés»? Selon les étapes du deuil, la colère vient après le déni et précède le marchandage, la dépression et (parfois) l’acceptation. En cette période de sommets et de creux, de courbes et de tracés, ces étapes sont devenues des cycles familiers, perpétués par des forces imprévisibles. Nos humeurs sont des calendriers annotés de nos distractions.

    Autrefois un plaisir coupable, le visionnement en rafale agit désormais comme un traitement palliatif général – c’est un privilège vital de se déconnecter. Les premiers mois du confinement nous ont offert Tiger King, The Last Dance, Normal People et, dans la controverse, Emily in Paris. Chacun de ces titres évoque notre état lors de leur visionnement initial: ils sont la mesure de nos souvenirs ou, à tout le moins, de notre degré d’apathie. «Vous êtes encore là?», peut-on lire à l’écran en se réveillant; sur le canapé avec les lumières allumées à quatre heures du matin; d’un rêve tumultueux; avec un café, prêt pour notre première rencontre de la journée, ayant déjà oublié la série qu’on a dévorée la nuit passée; le menton contre la poitrine, comme une crevette au lit; ou peut-être sans jamais avoir cessé d’écouter. Le sens de la phrase invite à la réflexion: «Vous êtes encore là?» Et plus important encore: «Qui est là pour le savoir?» Alors que le deuil continue d’assombrir notre perception du temps et que nos sens s’émoussent petit à petit, souhaitons que 2021 nous réveille à la Beltik: avec une bonne pincée.

    • Traduction: Catherine Renaud, Liliane Daoust
    • Date: 19 janvier 2021