Muses insolites

Hommage à ces femmes magnifiquement étranges

  • Texte: Erika Houle

Dans la mythologie grecque, soit bien avant la dynastie Kardashian, les neuf muses d’Hésiode – filles de Zeus – furent sans doute les soeurs-déesses originelles. Influenceuses intemporelles, ces beautés décorées de couronnes de fleurs et drapées de soie vaporeuse étaient la source d’inspiration des poètes qui leur dédiaient leurs vers enflammés. Qu’est devenue la « muse » des temps modernes, à une époque où règne la célébrité instantanée, et où l’on trouve surtout l’inspiration dans nos moodboards en ligne? Du jour au lendemain, un nouveau faiseur de tendances émerge des ténèbres de l’Internet et se retrouve sous les feux de la rampe, pour être aussi expéditivement oublié la saison suivante. Mais les rouages de l’inspiration ne devraient pas être aussi fragiles et prévisibles que le mécanisme d’une horloge. C’est d’ailleurs parfois des collaborations les plus improbables que sont nés les plus prolifiques partenariats créatifs. À leur tour de voler la vedette! Voici une ode aux étranges et aux romantiques qui ont uni leurs forces et dont l’union a résisté au passage du temps. Un hommage aux muses les plus insolites.

Frida Kahlo et ses animaux

Perchés sur son épaule, accrochés à son cou, lovés au creux de ses bras : les animaux domestiques de Frida Kahlo n’étaient jamais bien loin d’elle, que ce soit sur ses toiles ou dans la vie. Il a été prouvé que le fait de peindre, tout comme de passer du temps avec des animaux, pouvait avoir des vertus thérapeutiques. En ce sens, on peut dire que ses obsessions allaient de pair. « Je suis la personne qui me connaît le mieux », a-t-elle déjà affirmé, attribuant son penchant marqué pour l’autoportrait à un sentiment de solitude. Pourtant, sa proximité constante avec ses compagnons à plumes et à poils laisse à croire qu’elle n’était jamais vraiment complètement seule. Peut-être ne les considérait-elle pas comme des êtres distincts, mais bien comme de véritables parties d’elle-même; extensions fantastiques qui lui permettaient de s’évader un peu de son corps « brisé », comme elle le décrivait elle-même. Bien que leurs représentations symboliques et physiques furent plus qu’évidentes – le pedigree typiquement mexicain du chien ixquintle, les membres disproportionnés du singe-araignée… –, c’est dans la charge émotive de leurs portraits que l’on mesure toute l’ampleur de l’affinité entre Frida et ses bêtes.

Ann Demeulemeester et Patti Smith

Après avoir découvert Horses à l’âge de 16 ans, et des années après avoir utilisé la chanson Wave en guise de trame sonore de son premier défilé parisien, Ann Demeulemeester a fait livrer un colis contenant trois chandails blancs chez cette étrangère dont elle admirait la musique. « J’ai reçu un colis venu d’Anvers », a raconté Patti Smith à propos de ce cadeau inattendu dans le livre Ann Demeulemeester, publié en 2014. « Ce petit geste modeste empreint de reconnaissance m’a remplie de joie. J’ai compris que je n’étais pas seule. » Cet échange initial a marqué le début d’une profonde amitié entre ces deux femmes, dont la complicité a transcendé l’aspect souvent opportuniste des industries de la mode et de la musique pour donner lieu à un partenariat créatif des plus symbiotique.

Stella McCartney et ses parents

Si l’inné et l’acquis devaient s’affronter pour expliquer le succès de Stella McCartney en tant que designer de mode, ce serait sans doute partie nulle. De dire que sa lignée lui assurait dès sa naissance des privilèges infinis serait un euphémisme : on se souviendra en effet qu’elle est la fille d’une photographe notoire et d'un des membres des Beatles. Certains disent que le style, on naît avec. Or, question de faire mentir ce cliché, précisons que McCartney a bûché dur pour apprendre et perfectionner son métier. « Mes parents ne s’intéressaient pas tellement à la mode; ça faisait tout simplement partie de leur univers. Je crois que c’est pour ça que j’ai été aussi inspirée par eux visuellement : parce que leur sens du style n’avait rien de stratégique ou de réfléchi », explique la designer. À 16 ans, elle a appris les rudiments du métier sur Savile Row avec le designer Edward Sexton, qui a conçu les tailleurs de son père pendant des années. « Ça relève d’abord d’un style de vie, de cet esprit décontracté », a-t-elle affirmé à propos de ses inspirations créatives. En 2016, elle a lancé sa toute première collection masculine, qui continue de refléter l’attitude nonchalante de son père face à la mode. Mais plutôt que de se contenter d’imiter les tendances d’antan, les designs de McCartney s’ancrent profondément dans le sang et la descendance même de la créatrice. Quoi de plus durable, dans une industrie aussi changeante?

Vivian Maier et elle-même

En 2017, le selfie n’est plus qu’un simple autoportrait. C’est un album automatiquement compilé dans votre iCloud. C’est aussi le titre d’un des livres les plus vendus l’an dernier. Le selfie a même maintenant droit à sa journée internationale (le 21 juin, plus précisément). Mais sans audience, sans la validation de vos pairs numériques – manifestée à grands coups d’émojis avec des yeux en forme de cœurs – qui voudrait perdre son temps à s’auto-capturer le portrait? Eh bien sachez que longtemps avant l’avènement de l’Internet, Vivian Maier avait maîtrisé l’art du selfie. Elle capturait tantôt son image dans le miroir d’un cabinet de salle de bains, tantôt son ombre sur le trottoir ou sur le capot d’une Volkswagen. Elle était seule, mais son reflet ne la quittait jamais. Même si son travail l’amenait souvent à être entourée de gens, sa capacité à préserver son espace personnel dans les espaces publics illustre parfaitement la façon dont elle souhaitait être perçue : comme quelqu’un de solitaire, mais qui vous prête quand même attention.

Rick Owens et Michèle Lamy

Comme Deleuze l’a si bien dit un jour : « Si vous êtes pris dans le rêve de l'autre, vous êtes foutu. » L’une de ses protégées, Michèle Lamy, semble l’avoir pris au bas mot. Excentrique et anticonformiste, elle a poursuivi tous ses rêves personnels. Que ce soit à travers les vêtements, la musique ou le design de mobilier, Lamy et Rick Owens se sont livrés à toutes les formes d’expérimentation imaginables. Son mari, qui a donné son nom à la marque Rick Owens, a toujours encensé la vision qu’elle a injectée dans tous ces projets. Si Lamy s’est montrée réticente à se laisser coller l’étiquette de « muse », c’est uniquement à cause de la connotation stéréotypiquement genrée dont le terme peut être chargé. Rick préfère continuer à la désigner comme sa « fée-sorcière magique », insistant sur le fait qu’il veut « qu’elle vive et profite de tout ça selon ses propres conditions. »

  • Texte: Erika Houle