Une histoire de familles : les logos légendaires sont de retour après n’être jamais vraiment partis

Haley Mlotek nous raconte l’histoire et l’iconographie de Versace, Gucci, Burberry, Balenciaga et plus encore.

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    Giovanni Olandese grandit à Reggio Calabria, dans le sud de l’Italie. Cordonnier de métier et anarchiste de cœur, il s’associe à de nombreux groupes antifascistes de l’époque. Ses politiques progressistes, toutefois, ont une limite : malgré le rêve de sa fille Franca, née en 1920, de devenir médecin, il ne lui permettra jamais d’aller à l’université. Franca devient donc couturière, taillant l’étoffe avec une précision chirurgicale. Elle est si douée qu’elle arrive à créer sans patron, à coup d’épingles et d’intuition, des tenues qui ont tout le savoir-faire des grands couturiers parisiens, pour la moitié du prix. Franca épouse éventuellement un certain Antonio Versace, avec qui elle a quatre enfants : Fortunata, Santo, Gianni et Donatella.

    Dans l’excellente biographie House of Versace : The Untold Story of Genius, Murder, and Survival, Deborah Ball raconte que Reggio Calabria est peuplé de sympathisants du régime fasciste. Franca, cependant, a hérité des convictions de son père, et elle s’affirme fièrement socialiste à une époque où peu de femmes du quartier osent faire de même. La famille Versace aime à dire que le grand-père est à ce point connu pour ses positions politiques que, chaque fois qu’un dirigeant du parti fasciste arrivait de Rome, les policiers enfermaient Giovanni par mesure préventive.

    Adolescent, Gianni passe ses après-midi dans l’atelier maternel, à supplier sa mère de lui apprendre la couture. Il fait bientôt de sa sœur benjamine, Donatella, sa muse, son mannequin et son groupe témoin tout-en-un. Les deux sont partenaires à tous les points de vue. D’un côté, Gianni conçoit les tenues que Donatella porte, de l’autre, elle leur permet d’aller danser dans les clubs en dérobant les clés de voiture de leurs parents. Dans les années 1970, Gianni s’installe à Milan et travaille comme designer pour des entreprises de prêt-à-porter. Ce faisant, il participe à une profonde révolution sociale instiguée par sa génération. En effet, comme l’écrit Ball, avant l’assassinat du premier ministre Aldo Moro en 1978, plus de quatre mille actes de violence politique sont commis par les Brigades rouges, une organisation terroriste marxiste. Porter de la haute couture ou tout autre symbole de richesse, à l’époque, n’est pas seulement de mauvais goût. C’est fasciste.

    Les éléments que l’on associe aujourd’hui à l’esthétique de Versace se développent lentement au cours de la carrière de Gianni, à coup d’échecs et de réussites. Versace a un jour dit que pour tenir bon lorsqu’il se sentait découragé, il pensait à sa mère qui pouvait passer des nuits à peaufiner une robe. Les normes strictes de sa mère, d’ailleurs, ne se manifestent pas que dans les pensées de Gianni. Dans les premiers jours de la marque, il arrive que Franca conduise de Reggio Calabria à Milan avant les défilés, et que Gianni la retrouve en coulisses, en train de se lamenter d’un ourlet manquant ici et là. Dès 1986, la maison de couture enregistre des ventes d’environ 220 millions de dollars, ce qui permet aux Versace d’investir en immobilier. Ils font notamment l’acquisition d’un palazzo de 19 000 pieds carrés sur trois étages ayant autrefois appartenu à la famille Rizzoli, qui avait l’habitude d’y inviter d’autres intellectuels de la gauche pendant le mouvement d’après-guerre. C’est dans la salle de cinéma de ce palace que se tient une des premières projections de La Dolce Vita, le grand succès de Fellini.

    Dans le quartier, l’élite milanaise désapprouve apparemment le patrimoine immobilier des Versace, et abhorre en particulier les « nouveaux riches » (des rock stars et des actrices) qu’ils invitent à la maison. Gianni, un homme qui a l’œil pour les symboles, est toutefois trop occupé à réfléchir à ce que le domicile représente pour lui pour accorder de l’importance à ces commérages. « Sur le heurtoir des portes doubles principales de son palace, raconte Ball, Gianni a remarqué une figure mythologique étrange et de mauvais augure : la tête de Méduse, un démon légendaire qui transforme en pierre quiconque croise son regard. Gianni cherchait un logo pour sa marque de plus en plus fructueuse, et il voit en la méduse un symbole parfait et une référence à son enfance passée à jouer dans les reliques grecques de son village natal. La méduse en effet évoque bien la sensibilité de la marque Versace, par son côté classique, séduisant, théâtral, tape-à-l’œil et dangereux. » Bien qu’un heurtoir est censé permettre aux invités d’entrer, celui-ci se veut peut-être une sorte de mise à l’épreuve : qui aurait le courage de voir la force de la Méduse et non sa malédiction ? La réponse : les femmes que Gianni désirait vêtir.

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    Les logos, qu’ils soient faits de symboles ou de lettres, sont des entités complètes que nous apprenons à déchiffrer. On les trouve souvent dans les traditions familiales ou d’autres formes de fiction. Certaines marques de luxe ont eu des siècles pour accumuler du sens : Louis Vuitton, Hermès et Cartier, par exemple, sont fondés entre le 18e et le 19e siècle par des artisans qualifiés qui produisaient des biens pour la royauté. Leurs logos, avec le temps, sont devenus les armoiries de la famille. Dans Deluxe : How Luxury Lost Its Luster, la journaliste Dana Thomas nous raconte sa visite du très exclusif Musée du voyage de Louis Vuitton, qui expose des bagages dans la toute première usine de fabrication de la marque à Asnières, au nord-est de Paris. Le coffre à damier, avec son immanquable motif beige et brun, a été conçu en 1888 par le fils de Louis Vuitton, Georges, alors âgé de 31 ans. « Les mots “marque Louis Vuitton déposée”, note Thomas, ont été écrits en blanc dans quelques-uns des carrés, et c’est ce qui a lancé la marque de luxe. » Les poinçons et les sceaux existent depuis fort longtemps comme marque d’origine : « il fallait savoir d’où viennent les produits ». Au Moyen-Âge, les artisans sont tenus d’adhérer à des guildes professionnelles pour certifier l’authenticité et la qualité de leurs produits. Puis, la Révolution industrielle fait passer les marchandises des particuliers aux chaînes de montage, et les entreprises utilisent des logos à la place des guildes, mais dans un but identique : authentifier et garantir une norme standardisée. « Depuis les années 1950, écrit Thomas, les marques et les logos sont de plus en plus utilisés comme outils de marketing et de publicité. Ils ont évolué et se sont transformés en symboles de marque. »

    Lorsqu’on considère les vêtements, la couture et les autres formes de commerce dans l’industrie de la mode, il est assez facile d’affirmer que les questions de politique régionale et de mœurs sociales — pour parler franchement — n’ont pas d’importance. Les vêtements ne sont rien d’autre que des vêtements, et la politique reste en politique. Pour le dire plus délicatement : la famille Versace a deux histoires, l’une qui concerne la lignée et l’autre qui concerne la mode, et elles ne se croisent pas toujours. Si nous analysons leurs logos, toutefois, il va sans dire que les deux histoires sont tout aussi importantes.

    « Quant à moi, vous pourriez apposer la méduse Versace sur un sac poubelle et je l’adorerais », affirme Gabriel Held, un styliste et revendeur de vêtements rétro basé à New York. Par courriel, nous avons discuté de sa collection, dont les articles griffés sont de loin les plus demandés. En tant que styliste, il considère que les logos sont iconiques et idiosyncrasiques ; ils sont « aussi classiques que la rayure ; le trotteur Dior, le zucca Fendi et les monogrammes de Louis Vuitton et de Gucci, sont sur le marché depuis des décennies ». En tant que tendance, « il fut un temps où les logos étaient le summum de la haute couture. Puis, dit Held, ils se sont étendus jusqu’au streetwear. Il s’agit moins d’une question d’époques précises que d’un type de garde-robe spécifique. Il y a toujours eu des dévots. Je pense même que le fait de porter des logos qui n’ont plus la cote est, d’une certaine manière, un peu subversif. »

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    Burberry, en tant que marque, n’a jamais été très possessive. L’entreprise en effet tire sa valeur dans la poursuite de son but, et son idée de luxe, dans son utilité. Cela ne veut pas dire qu’elle ne revendique pas ses produits. Loin de là. Thomas Burberry est l’inventeur et détenteur du brevet de la gabardine, un tissu doté de la plus nécessaire propriété pour les imperméables et trench-coats — il résiste aux intempéries sans étouffer celui qui le porte. Son logo, un chevalier équestre, porte un drapeau qui dit « Prorsum » — un mot latin signifiant « vers l’avant » –, et Burberry, en tant que marque, s’est toujours aligné à ceux et celles qui vont dans la même direction.

    Le site web de Burberry énumère fièrement les différentes façons dont l’invention de Thomas s’est révélée utile, notamment en 1893, lorsque Fritjof Nansen, explorateur polaire norvégien qui allait gagner le prix Nobel de la paix, s’est rendu dans le cercle polaire arctique. La première personne à compléter un vol entre Londres et Manchester, l’aviateur Claude Grahame-White, porte également du Burberry en réalisant son exploit. C’est Burberry qui fabrique les uniformes des forces armées britanniques au cours des Première et Seconde Guerres mondiales, développant et commercialisant le tartan Burberry dans la période d’entre-guerre. Le terme « trench-coat » (« manteau de tranchée »), d’ailleurs, ne décrit pas le manteau — on l’appelait manteau « Tielocken » à l’origine, un mot qui ne sonne pas aussi bien en bouche —, mais de l’endroit où il est porté. Au moment où les guerres sont gagnées, ce manteau au nom et à la doublure distinctifs est associé aux citoyens britanniques les plus loyaux, qu’il s’agisse de militaires ou de civils. Jusqu’en 1999, il est connu sous l’étiquette Burberry — comme dans « appartenant à Thomas Burberry », qui n’a que 21 ans lorsqu’il fonde son entreprise, en 1856.

    Au fur et à mesure que le chevalier équestre va de l’avant, le look s’internationalise, et le tartan Burberry paraît dans des clips musicaux. En 2001, on voit Ja Rule coiffé d’un chapeau Burberry pour le clip de la chanson « Always on Time », tandis qu’en 2003, Beyoncé porte un bikini Burberry dans la vidéo de « Bonnie and Clyde », dans laquelle Jay-Z cite même la marque (« The only time you wear Burberry to swim », rappe-t-il). En 2002, la star britannique Daniella Westbrook et sa fille sont photographiées par les paparazzis alors qu’elles sont toutes deux vêtues du tartan Burberry de la tête aux pieds. Sur les photos, on voit Westbrook, dans une jupe Burberry avec un sac à main assorti, en train de soulever sa fille d’une poussette Burberry, elle aussi vêtue de la même jupe. Le Guardian dit cruellement de ce choix vestimentaire qu’il a « la lourdeur écœurante d’un caramel à moitié mangé » et prédit du même souffle la fin imminente de la marque Burberry, maintenant qu’elle a été adoptée par les « nouveaux riches sans goût ». Les « chavs », ces jeunes de la classe ouvrière qui commencent également à favoriser le tartan Burberry à la même époque, font également les frais des critiques pour avoir prétendument déprécié la marque. Dans les faits, c’est en partie parce qu’ils portent les marchandises les plus immédiatement reconnaissables de Burberry que la marque prend du galon à l’international et connaît une hausse massive de ses ventes et de sa popularité dans le monde entier.

    Connie Wang, rédactrice principale pour Refinery29, souligne que Burberry a déjà, par le passé, cherché à se distancier des clients de la classe ouvrière, mais que Christopher Bailey, qui vient de présenter sa dernière collection Burberry à la London Fashion Week printemps-hiver 2018, a beaucoup fait pour y intégrer un statut et une réputation qui proviennent spécifiquement du streetwear. Grâce à lui, la marque porte maintenant deux significations : « Quand on associe le tartan Burberry à du streetwear, c’est un commentaire sur la “classe” et le “bon goût” dans le cadre duquel le haut et le bas de gamme se mélangent », explique-t-elle. « Quand on le porte avec des vêtements plus conservateurs, il continue d’exprimer une conception très traditionnelle du bon goût. »

    Le dernier défilé de Bailey présente le logo original de Burberry — avec le « s » possessif datant de la fondation de la marque par Thomas Burberry et de sa première entrée à la bourse —, mais cette fois-ci en caractères arc-en-ciel. Bailey dit à Vogue que la collection le représente vraiment lui, à quinze ans, au moment où il s’est rendu compte pour la première fois des possibilités qu’offrait la mode en voyant les « adolescents et leur style bricolé » qui traînaient dans un club underground à Halifax, dans le Yorkshire. Intitulée « Time », cette dernière collection retrace toute l’histoire de Burberry, y compris les dix-sept années de carrière de Bailey en tant que directeur artistique. La marchandise sous licence, bien-aimée et achetée par les adolescents desquels Burberry essayait jadis de s’éloigner, y est traitée à sa juste valeur par Bailey. Un pull à carreaux en laine beige déforme l’imprimé écossais, comme s’il nous disait de ne pas trop le prendre au sérieux, tandis que les sweatshirts, les bobs, et les écharpes en soie sont identiques à ceux que l’on trouvait dans les boutiques hors taxes, à la différence qu’ils sont maintenant présentés sous les dignes projecteurs des passerelles. En outre, comme Sarah Mower le souligne, la notion de démocratie a toujours été au cœur du travail de Bailey chez Burberry, et « c’est sûrement ce qui explique pourquoi Bailey a choisi de faire ses adieux à la marque comme il l’a fait : avec une collection pleine de symboles de la fierté gaie assortie d’un don important à des organismes de jeunesse qui soutiennent les droits et la santé mentale de la communauté LGBTQ+ ». Cette finale poignante et caustique, alors que Burberry annonce l’embauche de Riccardo Tisci à titre de nouveau directeur créatif, semble ni plus ni moins une façon pour Bailey de rappeler à Burberry qu’elle aussi doit se souvenir de sa devise : elle doit continuer à aller vers l’avant.

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    Si les logos demeurent, la « logomanie », elle, va et vient comme n’importe quelle autre tendance. Vers la fin des années 1980, c’est le Lo Life Crew qui fait rage, un mouvement glorifiant le mode de vie promu par Ralph Lauren Polo Club. Ses adeptes s’amusent à porter la marque de toutes les manières possibles — tout chapeau, chandail, blazer, veston ou sac montrant le logo Ralph Lauren est porté —, et leurs interprétations des idées du designer en ce qui a trait au rêve américain font du mouvement l’une des tendances les plus instantanément reconnaissables de la décennie, propre à New York et Brooklyn, mais comprise partout.

    En 1982, Dapper Dan ouvre sa boutique à Harlem. Petit à petit, il transforme son local, loué d’un fourreur, en véritable usine. Son personnel coud les vêtements dans le même bâtiment où Dan les vend, et la boutique reste ouverte 24 heures sur 24 pour garder la cadence et continuer d’offrir ses marchandises aux clients — des manteaux et vestes de fourrure et tout autre article couvert des logos de marques comme Gucci, Fendi et Louis Vuitton. Dans un portrait publié dans le New Yorker en 2013, Kelefa Sanneh raconte que Dan a pris l’habitude de se rendre dans les magasins Gucci pour acheter toutes leurs housses à vêtements et en faire des empiècements et des ornements. La sérigraphie permet également à Dan de prendre ces logos et de les hypertrophier. Comme l’écrit Sanneh, « le motif Louis Vuitton, qui semblait raisonnable sur une valise, créait un effet surréaliste sur un manteau long. Pour Day, c’était en partie ce qui rendait son travail aussi exaltant : il cherchait à améliorer des marques vénérables en repoussant leurs limites. » Dan Dapper est d’ailleurs fréquemment la cible de poursuites de la part d’un grand nombre de marques auxquelles il fait référence, notamment une action en justice de Fendi assignée à la juge américaine Sonia Sotomayer, qui travaille à l’époque pour le jurisconsulte de Fendi. La question, dans ces poursuites, est de savoir si le travail de Dan peut être considéré comme un hommage. Les marchandises en effet sont considérées comme contrefaites et illégales si elles tentent intentionnellement d’induire le client en erreur, ce qui n’est pas ce que Dan fait. Ses vêtements tirent profit de la reconnaissance de marque, certes, mais ils ne cherchent jamais à répliquer fidèlement la marque.

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    En 1902, après avoir été portier à l’hôtel Savoy de Londres, Guccio Gucci retourne à Florence pour travailler auprès d’un fabricant de cuir. Il ouvre ses premiers magasins en 1921, mais les embargos qui frappent l’importation dans les années 1930 l’obligent à trouver ses propres matériaux alternatifs. Il arrête son choix sur la canapa — un textile à base de chanvre —, sur laquelle il imprime de minuscules diamants entrelacés en brun sur fond beige, un motif qui est depuis devenu leur image de marque de Gucci. En 1953, le mocassin Gucci orné d’un mors de cheval est créé ; la même année, Aldo, son fils aîné, inaugure le premier magasin Gucci américain dans l’hôtel Savoy Plaza à New York, et Guccio décède quinze jours plus tard.

    Les Américains adorent Gucci, et les plus puissants d’entre eux accueillent la marque à bras ouverts. En 1961, année où Jacqueline Kennedy devient Première Dame, la société renomme le sac à main Gucci qu’elle porte en son honneur, « Jackie ». En 1985, le mocassin Gucci intègre la collection permanente du Metropolitan Museum of Art. La maison intègre de plus en plus d’imprimés et de matériaux signatures à son catalogue, notamment des papillons luxuriants, des fleurs tropicales, des tigres rugissants, du bambou et de la soie. Depuis toujours, les vêtements et les accessoires de Gucci évoquent le sentiment éprouvé lorsque l’on regarde, rempli d’attentes difficiles à contenir, par la fenêtre d’un hôtel au premier matin des vacances.

    L’entreprise et sa famille, toutefois, connaissent une tumultueuse histoire dans les récentes années. En 1995, Maurizio Gucci, l’un des petits-enfants de Guccio nommé à la tête de la maison, est assassiné par un tueur à gages engagé par son ex-femme. Avant que la décennie ne se termine, Bernard Arnault tente une prise de contrôle hostile de la marque, attiré qu’il est par le grand succès critique et commercial de son directeur artistique Tom Ford. Ce dernier provoque l’engouement en reprenant les codes du sadomasochisme dans ses designs et, de façon plus importante, dans ses publicités (l’une des images les plus emblématiques de la décennie montre une mannequin exhibant le « G » de Gucci taillé dans ses poils pubiens ; un autre matériau alternatif à étiqueter, quand on y pense). Arnault veut intégrer Gucci au portefeuille de marques LVMH, et après une lutte acharnée pour le contrôle menée principalement par le biais de conférences de presse, l’entreprise est sauvée par François-Henri Pinault de PPR.

    Dans les faits, la marque a presque connu une tout autre histoire : alors que Santo Versace débat de la possibilité de faire entrer l’entreprise familiale en bourse, il négocie une offre de fusion entre Versace et Gucci qui aurait créé un conglomérat italien capable de concurrencer la perpétuelle expansion de LVMH. En fin de compte, la famille juge que les sociétés sont de tailles trop semblables, et la marque Gucci rejoint plutôt les rangs de PPR (maintenant connue sous le nom Kering). Gucci est maintenant dirigée par Alessandro Michele, qui célèbre le patrimoine Gucci à la fois d’un point de vue intérieur et extérieur.

    Michele, plutôt que de se concentrer sur la clientèle purement aristocratique de Gucci ou sur ses batailles vicieuses pour le contrôle, préfère lever les yeux vers les cieux, ou plutôt sur les représentations qui en sont faites sur les plafonds des églises qui l’inspire tant. Il organise quelques défilés à l’Abbaye de Westminster, et ses vêtements allient souvent les références religieuses et romantiques pour créer ce qui devient une interprétation gothique distinctement sentimentale de la marque Gucci. La rencontre du sacré et de la satire.

    En 2012, l’ancien planchiste olympique, maintenant artiste Trevor Andrew improvise un costume d’Halloween conceptuel : à l’aide d’un drap dans lequel le « G » de Gucci a été découpé, il se transforme en « Gucci Ghost » (« fantôme Gucci »). Le nom est resté, et l’idée aussi. Sur son populaire compte Instagram, on peut voir l’artiste couvrir toutes les surfaces qu’il rencontre de sa propre version du « G » entrelacé de Gucci. Celui qui affirme à qui veut l’entendre qu’il continuera son œuvre fantomatique jusqu’à ce que Gucci décide de le poursuivre ou de lui donner un emploi voit son vœu exaucé quatre ans plus tard. En 2016, Michele décide d’embaucher l’artiste pour une collaboration GucciGhost toujours en cours, comme en témoigne ce sac à dos Gucci orné du mot « REAL » en lettres jaunes appliquées à la bombe.

    De façon plus importante encore, Michele forge une relation de travail avec Dapper Dan lui-même, après avoir maladroitement tenté d’incorporer un design de l’artiste — un blouson aviateur à manches ballons datant des années 1980 — dans sa collection sans le nommer explicitement, ni lui ni l’objet original. La pièce d’origine met le logo Louis Vuitton en vedette, mais la forme et le concept de la version de Michele sont pratiquement identiques, et la réponse critique souligne à juste titre qu’il est malhonnête pour une entreprise de l’envergure de Gucci, dotée d’un pouvoir et d’un marché conséquents, de prendre l’œuvre transformatrice d’un artiste indépendant sans offrir ni crédit ni paiement en retour. Michele profite donc de l’occasion pour tendre la main à Dan. Depuis janvier, leur partenariat est officiel, et Dan n’a plus besoin de faire la chasse aux housses à vêtements ; il reçoit maintenant son matériel directement de Gucci.

    L’entreprise fonde également une boutique sur rendez-vous à Harlem, où Dan continuera à fabriquer ses vêtements personnalisés avec un contrôle créatif complet et le soutien de la marque. Cette collaboration connaît un moment très médiatisé grâce à Salma Hayek — l’épouse de François-Henri Pinault — lors de la dernière cérémonie des Oscars. En effet, cette dernière se présente à la soirée dans une robe lavande de Gucci, et porte pour l’afterparty une tenue deux pièces rose et or signée Dapper Dan qui non seulement met en vedette le motif à diamants de Gucci en arrière-plan, mais également le nom « Dapper Dan » écrit en cristaux entre les omoplates. Voilà peut-être comment Michele envisage la collaboration continue entre la « vraie marque » et les imitateurs, collaborateurs et artistes qui travaillent en marge ; il représente la « vraie marque », mais tout le monde est convié à la fête. Son plus récent défilé s’inspire justement du Manifeste cyborg de Donna Haraway, qui invite le lectorat à ne plus se voir comme des êtres humains ou des « déesses », mais comme des hybrides capables de revêtir une foule de significations et dignes d’une adoration encore plus grande. Sous cette optique, il est tout à fait approprié que la Sainte Trinité que Michele adore soit composée du Père, du Fils et du GucciGhost.

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    La logomanie de la fin des années 1990 et du début des années 2000 se manifeste de façon constante dans des émissions de télé comme Gossip Girl et The O.C., qui ont orné leurs tristes et belles adolescentes d’accessoires Burberry. Dans les couloirs de leur lycée, on les voyait déambuler parmi les rangées de casiers, un sac à main Chanel 2.55 nonchalamment accroché à leur épaule. Si ce cycle de tendance ne manque pas d’humour, les articles de luxe y sont traités très, très sérieusement : qu’ils soient mignons, faciles ou irrévérencieux, ils sont toujours censés être vrais. Le sac à dos Prada en toile de nylon à parachute et garni de cuir est conçu en 1984 ; au lieu d’y apposer les initiales de son entreprise comme le lui ont conseillé certains éditeurs de mode, Miuccia choisit de restaurer le petit triangle que son grand-père mettait sur ses bagages. À 450 $, le sac est l’article parfait pour les jeunes femmes qui veulent un fragment du prestige de la mode, et il devient à ce point populaire qu’il fait partie d’une des meilleures blagues de la comédie romantique pour adolescents de 1999 10 bonnes raisons de te larguer, dans laquelle Bianca dit à son amie Chastity qu’elle a enfin appris la différence entre aimer et adorer : elle aime ses Skechers, mais elle adore son sac Prada.

    C’est en 2007 que Thomas écrit que « les articles de luxe sont collectionnés comme les cartes de baseball, exposés comme des œuvres d’art, et brandis comme une iconographie », et que les marques « ont déplacé l’attention de ce qu’est le produit vers ce qu’il représente », remplissant ainsi l’objectif d’un luxe véritablement démocratique. Il y a toujours un écart entre ce qu’une marque veut signifier avec son logo et la façon dont celui ou celle qui le porte peut transformer ce sens. « Quand les marques de luxe se sont démocratisées, elles croyaient pouvoir satisfaire le marché moyen avec des sacs à main et des parfums à bas prix », explique Thomas. « Ce que les cadres n’ont pas prévu, c’est que les consommateurs du marché moyen allaient satisfaire leur soif de luxe en achetant de fausses versions qu’ils feraient passer pour vraies. » Le commerce de sacs à main contrefaits explose en même temps que la tendance des « it bags », prouvant que la demande est là, mais que l’authenticité n’est pas nécessairement ce qui importe le plus pour les clients. C’est à cette époque que Marc Jacobs collabore avec Stephen Sprouse pour créer une version graffiti du monogramme de la marque, et qu’il commande à Takashi Murakami un certain nombre de modèles de sacs à main, y compris celui mettant en vedette les fleurs de cerisier caricaturées, une escalade visuelle basée sur l’actuel motif de diamants, d’étoiles et de fleurs de style naïf que Georges Vuitton a conçu en 1896 et breveté en 1905 pour protester contre les premiers faussaires. Ironiquement, un siècle plus tard, ces sacs sont devenus certains des sacs les plus fréquemment reproduits et vendus par les faussaires.

    Wang me rappelle que « chaque fois que la culture de la jeunesse, de la fête et de l’excès reprend du poil de la bête — la fin des années 1990, le milieu des années 2000 et maintenant —, les logos reviennent à la mode. Ils redeviennent in chaque fois que les jeunes veulent se faire remarquer en public. » Pour Wang, le logo Versace évoque un type spécifique d’« excès, d’hédonisme et d’agressivité » à mi-chemin entre Miami et Milan. « Il indique que tu vas être le premier à vriller à une fête. » Wang souligne que d’imprimer les logos de luxe sur des articles à bas prix constitue un point d’entrée accessible pour de nombreuses marques, mais qu’elles profitent également « d’une bonne dose de pertinence grâce au streetwear. Il y a une certaine ironie à porter un sweat Balenciaga. Ça nous fait nous demander ce qu’est le bon goût. Que se passe-t-il si l’on prend des objets traditionnellement considérés de mauvais goût — des survêtements en velours ou des sacs bananes, par exemple — et qu’on les traite de manière luxueuse ? » Selon Wang, l’origine de cette tendance est plus simple qu’on le croit. « Je suis d’avis que les fashionistas essaient perpétuellement d’horrifier leurs parents », dit Wang.

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    Christobal Balenciaga est le fils d’un pêcheur et d’une couturière, qui lui offrent une éducation modeste et lui inculquent une volonté de fer. Récemment, une exposition au Victoria & Albert Museum a présenté la radiographie d’une robe en taffetas de soie de 1955 afin que les visiteurs puissent en voir le squelette, cette infrastructure qui l’a maintenue et qui en a fait un objet de beauté. Quand il s’agit de Balenciaga, il semble que c’est ce qui se cache à l’intérieur qui compte. Un des designers les plus compétents de son temps et du nôtre, il ne s’intéresse pas à l’établissement conventionnel de l’industrie de la mode. Il refuse d’ailleurs de rejoindre la Chambre syndicale de la couture, et insiste pour montrer ses collections un mois après la fin des défilés parisiens — un peu comme Demna Gvasalia, directeur artistique de Balenciaga, qui au cours des dernières années a présenté ses défilés pour Vetements dans l’intervalle entre les différentes semaines de la mode, allant parfois même jusqu’à renoncer au défilé en faveur d’une simple présentation.

    La logomanie d’aujourd’hui fait de la reconnaissance des marques un phénomène à la fois raréfié et ordinaire, précieux dans son ubiquité. Le logo est destiné à paraître distinctif et à être lu aussi facilement qu’un nom de famille. Pour certains, cette tendance quasi constante est imputable au défilé printemps-été 2016 de Vetements, dans le cadre duquel Gvasalia a envoyé son collègue designer Gosha Rubchinskiy sur le podium vêtu d’un t-shirt jaune vif orné du logo DHL. Par ce geste, Gvasalia a élevé une entreprise au but utilitaire et singulier au rang de la haute couture par simple association. Ainsi, quand on a acheté le t-shirt, c’est Vetements qui a reçu l’argent, mais quand on l’a porté, c’est DHL qui a obtenu la reconnaissance. On a même photographié le président-directeur général de DHL vêtu de ce t-shirt.

    L’industrie de la mode dépend des compagnies de livraison comme DHL ; les maisons de couture paient d’énormes sommes d’argent pour toutes sortes de livraisons, que ce soit pour envoyer des échantillons des studios aux défilés ou pour assurer l’importation et l’exportation de matériaux et de marchandises des usines vers les ateliers. D’un point de vue pratique, DHL est tout autant une nécessité pour l’industrie de la mode que le créateur ou le directeur artistique ; qu’adviendrait-il des vêtements s’il n’y avait personne en uniforme DHL pour leur faire passer la douane ? DHL travaille déjà pour une marque de mode comme Vetements ; pourquoi ne pas, comme le suggère ce t-shirt, faire travailler son nom pour la marque Vetements ? Gvasalia lui-même a dit à Business of Fashion qu’il avait créé le t-shirt avec le logo DHL parce que l’entreprise est omniprésente dans sa vie. Tous les jours arrive à son bureau un autre coursier à qui il confie son travail, tous les jours un autre paquet est mis entre leurs mains.

    Comme l’ont noté les critiques, en tant que directeur artistique de Balenciaga, Gvasalia fait délibérément référence à des imprimés provenant d’anciennes licences que la maison vendait dans les boutiques hors taxes – comme Bailey chez Burberry, il s’intéresse aussi aux symboles de statut à bas prix vendus autrefois comme souvenirs haut de gamme. Mower, dans un article pour Vogue, nous rappelle que Gvasalia a commencé sa carrière à la Maison Martin Margiela, et que « son appropriation des choses ordinaires s’inscrit pleinement dans cette tradition » et s’intègre au « sous-thème corporatif » qui l’inspire. Les imprimés diagonaux autrefois vus seulement dans les doublures des vêtements rétro de Balenciaga se retrouvent maintenant à la vue de tous, sur des pulls, des cardigans, des talons hauts et même des lunettes de soleil, et les articles sous licence qui portaient le nom de son fondateur, mais n’en partageaient aucune des qualités sont devenus de véritables Balenciaga, reconnaissance du nom confirmée et statut restauré. Cette absence de nuance et de subtilité est délibérée : ce ne sont pas des qualités que Gvasalia admire.

    Au cours de son mandat à Balenciaga, Gvasalia a également utilisé les logos d’une foule de marques comme Champion et Juicy Couture. Dans un cas particulièrement mémorable, il a repris le logotype de la campagne présidentielle de Bernie Sanders pour épeler « Balenciaga ». « Je ne pense pas que le client que j’habille se soucie de la signification profonde des logos, » déclare Gvasalia pendant l’entrevue accordée à Business of Fashion. « Il s’agit de créer une suggestion visuelle liée à quelque chose de corporatif et formel sans nécessairement y cacher un message fort ou un sens. Ces messages sont vraiment pour les initiés de la mode — pour les gens qui savent ce qui se passe dans les coulisses, derrière, dans la cuisine ». Pour sa deuxième collection de vêtements pour hommes chez Balenciaga, Gvasalia a présenté un sweat imprimé du mot « Kering », le nom du conglomérat qui compte Balenciaga, Gucci, Saint Laurent, et de nombreuses autres grandes maisons de mode de luxe dans ses rangs. « Ce n’est qu’un reflet de mon environnement, » explique Gvasalia. Comme Michele, son contemporain, il est à l’écoute de la dynamique derrière son mécénat — où il se trouve et qui se tient à sa tête. Mais là où Michele porte son regard vers le spirituel, Gvasalia, lui, évoque une cuisine, un intérieur domestique, pour décrire une entreprise monolithique.

    Tout comme il rappelle à notre mémoire le logo original de Balenciaga en mettant à l’extérieur ce qui se trouvait à l’intérieur, Gvasalia en présente une nouvelle version contemporaine. En septembre 2017, la maison a dévoilé un nouveau logo inspiré par « la clarté de la signalisation des transports en commun », ce qui ressemble à la chute d’une blague légèrement surréaliste, une blague qui nivelle puis démantèle l’histoire de ces familles construisant des malles pour les empiler sur les bateaux de croisière, de ces boutiques hors taxes, du rythme accéléré d’une industrie de la mode mondialisée, du coursier et du couturier sur le même trajet avec la même destination et le même patron. Ces histoires de fils et de pères semblent presque insignifiantes dans un contexte de logomanie aussi imposant. Pourquoi se contenter de fabriquer le sac quand on peut bâtir un empire de la taille d’un aéroport ? Que signifie être citoyen quand l’entreprise pour laquelle vous travaillez à la taille d’un pays ? Mais encore là, la question pourrait être aussi simple que celle par laquelle nous avons commencé : qu’est-ce qu’une entreprise sans famille ?

    Haley Mlotek est une écrivaine basée à Brooklyn qui a écrit, entre autres, pour The New York Times Magazine, The New Yorker, n+1 et The Ringer.

    • Texte: Haley Mlotek