Cet éditorial fait partie du dossier La Terre appelle la mode: la durabilité dans l’industrie de la mode, et au-delà.
La mode est l’antithèse du développement durable. De tous les gallons d’eau utilisés pour les bains de teinture de tissus industriels aux pesticides pulvérisés sur les cultures de coton, en passant par les microplastiques provenant des vêtements synthétiques qui finissent dans les océans et par les conditions de travail déplorables des travailleurs d’usines produisant des articles de mode éphémère — bien des ressources sont sacrifiées inutilement au nom de la mode. Le consumérisme est un symptôme du 21e siècle, et bien qu’il ne disparaisse pas de sitôt, il doit être mieux géré. La mascarade écologique, une farce sinistre à laquelle se livrent les entreprises, est très répandue dans l’industrie de la mode.
Dans le cadre de la semaine La Terre appelle la mode, nous levons le voile en nous adressant à 20 designers pour savoir ce qu’ils font pour travailler de façon plus écologique, plutôt que de simplement donner l’illusion de le faire

A-Cold-Wall*, automne-hiver 2019.
«Je dirais qu’une bonne façon pour les designers de mettre en pratique des principes de durabilité au travail consiste à prendre en considération leur écosystème local et la capacité de fabrication dans leur environnement immédiat. La durabilité ne se limite pas seulement à l’utilisation de tissus biodégradables ou des teintures végétales, elle passe aussi par le soutien des communautés locales.» —Samuel Ross

Arc'Teryx Veilance, automne-hiver 2019
«Il faut mettre fin à la mascarade écologique», souligne Taka Kasuga, directeur artistique de Veilance. La marque de vêtements techniques qui va à l’encontre des tendances a mis en œuvre toute une série de projets et d’initiatives pour mieux réduire son empreinte carbone: elle opte maintenant pour la teinture en solution, le contenu recyclé, le respect du bien-être des animaux et la fabrication sans expérimentation animale, la conformité aux normes Bluesign (réduction de l’impact chimique, des émissions et de la consommation d’eau), le taux réduit de perte de matière (réduction de la quantité de microplastiques utilisée) la biodégradabilité, le respect des protocoles du Leather Working Group (LWG) (groupe de travail du cuir pour la réduction de l’impact chimique et la protection de la santé des travailleurs), le choix consciencieux du type de coton (coton biologique produit selon les normes de la Better Cotton Initiative pour un impact chimique réduit, une utilisation responsable des sols et la protection de la santé des travailleurs) et la gestion consciencieuse des ressources biologiques (réduction du pétrole utilisé). «Notre approche est basée sur des données réelles, et non centrée sur une rhétorique marketing. Nous nous fions au Higg Index mis au point par la Sustainable Apparel Coalition pour mesurer le niveau de durabilité des matières premières, de la chaîne de production à l’expédition. Le Shakedry est un nouveau matériau ultraléger, imperméable et respirant fabriqué à partir de Gore-Tex. En exposant la membrane, il n’est pas nécessaire d’appliquer de traitement chimique pour qu’elle repousse l’eau de façon permanente. Nous voulons assurer la durabilité des produits en réduisant la production de déchets saisonniers à court terme et en proposant des concepts adaptés à un mode de vie minimaliste. L’objectif est de créer des produits destinés à plusieurs utilisations.»

Bethany Williams, automne-hiver 2019
Bethany Williams
En février, la finaliste du prix LVMH, Bethany Williams a reçu le Prix de la reine Élisabeth II pour le design britannique pour récompenser son engagement envers le respect de pratiques environnementales éthiques en mode. La designer de vêtements pour hommes a porté la durabilité à de nouveaux sommets, non pas en tirant parti de mots à la mode et de déclarations sans objet concernant un engagement plus fort, mais en l’intégrant complètement à sa vie personnelle et à ses pratiques de design. Williams a travaillé dans des refuges pour sans-abri et dans des banques alimentaires, elle a collaboré avec une longue liste d'organismes de bienfaisance et a participé à de nombreuses initiatives, notamment: Green Fibres, un fabricant de textiles biologiques; Chris Carey’s Collections, un fournisseur de denim recyclé; Wool and the Gang, qui fait don de 30% de ses ventes de laine recyclée; et There is Hope Models, une agence qui représente exclusivement des jeunes touchés par l’itinérance. De plus, tous les matériaux utilisés dans les collections de Williams sont recyclés — les pertes et les fibres de plastique mis au rebut sont tissées pour former des tissus, et les chutes en denim ramassées sont assemblées pour confectionner des blousons et des pantalons. Williams demande seulement au public de ne pas qualifier sa marque de «durable». Dans une entrevue de Vogue, elle a indiqué trouver le terme cliché et trop général: «Le terme durabilité a une portée extrêmement large. Si quelqu’un possède le revenu nécessaire pour se procurer des produits de luxe, il doit être plus conscient de ce qu’il achète.»

Stella McCartney, automne-hiver 2019.
«Dans l’industrie de la mode, nous utilisons les même matériaux depuis des centaines d’années, nous sommes décidément vieux jeu», a souligné la designer anglaise Stella McCartney, qui s’est mérité un prix BoF Global VOICES pour ses efforts en matière de développement durable. Soutenue par des activistes de l’industrie animés par des considérations environnementales comme Wilson Oryema et Lucy Siegle, la marque de McCartney se place à la pointe de l'innovation technologique en faveur de la protection de la biosphère depuis sa création. «De la sélection des fournisseurs de matériaux à la chaîne d’approvisionnement en passant par la fabrication, l’industrie de la mode doit se moderniser», poursuit McCartney. «Je n’ai jamais travaillé avec du cuir, des plumes ou de la fourrure. En ce moment, je me tourne vers les solutions de rechange fabriquées en laboratoire pour remplacer certains tissus, la viscose produite durablement et le cachemire et le nylon régénérés. Me pencher sur l’avenir de la mode me passionne. Cela me motive, me stimule, et définit la modernité de la marque.»

Phipps, automne-hiver 2019.
Phipps
Avant d’entamer sa carrière d’abord chez Marc Jacobs, puis chez Dries Van Noten, le designer Spencer Phipps né à San Francisco a haussé la barre du point de vue des normes de l’industrie avec son approche éthique et écologique du design et en matière d’environnement. Il fait preuve d’une grande détermination à créer des vêtements qui rendent hommage à la nature. En travaillant avec des tissus écologiques et des fabricants pratiquant le commerce équitable, sa marque éponyme, lançant des collections comportant des images d’animaux et des noms comme «NATURE LOVES COURAGE« (la nature aime le courage), est certainement à surveiller. «L’objectif actuel de l’entreprise est de réduire notre empreinte écologique et de réfléchir à la possibilité d’afficher un bilan neutre en carbone», souligne Phipps. «J’ai une liste de vérification de 5 pages à parcourir chaque fois que je rencontre les responsables d’une usine en vue d’une collaboration éventuelle. Elle concerne notamment l’emballage, l'expédition, les étiquettes et les questions post-consommation. Cela ne couvre même pas les petits problèmes quotidiens comme la gestion du bureau et des fournitures. Il existe un livre génial intitulé The Responsible Company écrit par Yvon Chouinard, qui peut s’avérer très utile pour toute entreprise qui souhaite améliorer ses pratiques.»

GmbH, automne-hiver 2019.
«Nous examinons chaque aspect de GmbH pour réduire notre incidence sur l'environnement, de l'utilisation de produits chimiques à celle de l’eau dans la production de tissus, à l’étude attentive des politiques environnementales de nos fournisseurs et de nos fabricants. Nous réduisons le transport et les déplacements en essayant de produire des tissus près de nos usines et nous retirons progressivement le plastique de nos vêtements et de nos processus d’expédition. Nous expédions notre marchandise dans des sacs biodégradables depuis le premier jour. Chaque midi dans le studio, nous offrons un repas végétarien à partager préparé à partir de légumes issus d’une culture biodynamique livrés par une ferme locale. Les instructions d'entretien figurant sur nos étiquettes sont rédigées de façon à encourager les clients à laver les vêtements le moins souvent et le plus délicatement possible. Non seulement vous économisez de l’énergie, mais vos vêtements durent plus longtemps. Un autre thème majeur est la création de vêtements conçus pour durer au-delà des tendances saisonnières. Toutefois, il est important de souligner que le travail est loin d’être achevé — la mise en œuvre de pratiques moins dommageables est incroyablement complexe et c’est la raison pour laquelle nous ne nous qualifions pas d’entreprise durable. Plus on en apprend à ce sujet, plus on constate qu’il y a des choses à améliorer.» Quels sont les plus grands obstacles à l’établissement de pratiques de design durables en 2019? La marque indique de ce sont les «coûts initiaux relativement élevés pour développer des matériaux écologiques, qui doivent habituellement être fabriqués sur mesure et dont il faut produire des quantités minimum élevées.» Entretemps toutefois, GmbH veut être plus transparente, «aider les consommateurs à mieux comprendre comment leurs habitudes d’achat affectent l’environnement et faciliter la prise de meilleures décisions.» —Serhat Isik et Benjamin Alexander Huseby

Collina Strada, automne-hiver 2019.
Hillary Taymour, la designer à la tête de Collina Strada, a choisi d’examiner ses propres pratiques plutôt que de pointer du doigt, et elle change ses façons de faire. Lors de la présentation de sa collection automne-hiver 2019, elle a exposé ses choix personnels non durables et s’est engagée à modifier ses habitudes de consommation. Elle a encouragé le public à faire de même en partageant une liste de façons de réduire leur empreinte carbone personnelle. Le défilé était précédé d’une présentation de l'activiste Xiuhtezcatl Martinez, et les mannequins portaient des bouteilles d’eau réutilisables et des contenants Tupperware en guise d’accessoires. Un total de 75% des matériaux utilisés pour fabriquer les vêtements sont créés à partir de matériaux invendus, et Hillary Taymour a compté sur l’appui de 4ocean, qui a fourni des billes faites de déchets marins pour orner plusieurs morceaux de la collection. La responsabilité personnelle de Hillary Taymour envers l’environnement favorise l’adoption de principes de marque à la fois inspirants et originaux — deux qualités à considérer lorsque nous tentons de figurer ce que ça signifie d’être «avant-gardiste.»

1017 Alyx 9SM, automne-hiver 2019.
«La durabilité est un sujet complexe sur lequel chacun possède un point de vue différent. Nous lançons un projet de chaîne de blocs vraiment génial avec un fournisseur d’emballage qui prend un article d’Alyx et le rend entièrement traçable. Cependant, il existe de nombreux aspects à considérer. Il y a, par exemple, la production locale. Ce qui est formidable avec le fait [d’être basés] en Italie, c’est que tout est fabriqué à l’intérieur du pays, du matériau de base au produit fini. L’Italie est de la taille de la Californie, donc tout peut être transporté en véhicule, et nous pouvons concentrer nos efforts sur des choses comme la réduction de la consommation d’eau. Pour confectionner nos articles en jersey issus de recyclage valorisant, nous utilisons des restes de textiles et des bouteilles de plastique pour produire du nouveau fil qui est tissé en jersey. De cette façon, il n’est pas nécessaire d’utiliser de l’eau pour cultiver du coton et des pesticides qui détruisent la Terre. Le coton ne pousse pas naturellement à bien des endroits, donc sa culture requiert l’utilisation de produits chimiques, qui après 3 ou 4 récoltes, épuisent complètement le sol qu’il faudra ensuite enrichir pendant des années. Cette fibre n’était pas censée être cultivée partout dans le monde comme elle l’est aujourd’hui. Concernant le nylon technique, nous travaillons sur un fil appelé ECONYL qui est fabriqué à partir de fil de pêche recyclé de Scandinavie. Pour finir, nous mettons actuellement au point un procédé de teinture sans eau avec une compagnie qui a développé un nouveau système de teinture du cuir avec du dioxyde de carbone (CO2). Le cuir est placé dans une boîte et le CO2 tourne à une vitesse telle qu’il devient liquide et pousse le pigment à l’intérieur de la peau. Il la teint avec l’humidité contenue dans la matière brute et lorsque la rotation cesse, le CO2 revient à l’état gazeux. Il s’agit d’une innovation formidable qui économise des tonnes d’eau. Je crois qu’il faut procéder par étapes. Nous sommes persuadés que toutes les marques modernes devraient explorer ces avenues, tout en demeurant des chefs de file du design. Nous ne voulons pas faire la morale aux gens en leur disant de vivre leur vie d’une certaine manière, tout le monde devrait être libre de vivre sa vie comme il l’entend. En revanche, je crois qu’une entreprise est dans l’obligation de se pencher sur ces aspects, et qu’elle ne doit pas nécessairement utiliser ces mesures à titre d’outils de marketing pour vendre ses produits au public. L’important c’est d’avoir de bonnes intentions. J’espère qu’au fil du temps les gens découvriront que nous avons pris ces initiatives, car en même temps, je ne veux pas dire que «nous sommes une marque écologique». Bien des éléments de nos processus ne sont pas écologiques ou il n’existe pas encore de solution disponible pour les remplacer. Cependant, nous faisons de notre mieux et nous démontrons que des petites et moyennes entreprises peuvent prendre des mesures pour changer. Il n’est pas nécessaire d’avoir l’envergure de H&M ou de Nike pour instaurer un programme de durabilité au sein de son entreprise, peu importe sa taille.» —Matthew Williams

Paolina Russo, automne-hiver 2019.
Paolina Russo
Née au Canada et basée à Londres, Paolina Russo est une artiste à suivre. Grâce à sa formation en travail du cuir et en tricot de vêtements, et à son stage chez Maison Margiela, elle possède les compétences nécessaires pour transformer et réutiliser des matériaux existant pour confectionner des articles de mode. Son matériel de prédilection? L’équipement de soccer usagé. «Ma tante est directrice du club de soccer de Markham, et pour ma première collection, elle a lancé un appel pour demander aux gens de faire don de leur équipement sportif, de leurs anciennes chaussures et de ballons, et c’était formidable. C’était vraiment un effort collectif, et j’ai utilisé ce qui a été donné pour confectionner ma première collection.

Nudie, automne-hiver 2019.
«Non seulement nous voulons être la marque de jean la plus durable sur le marché, mais nous voulons aussi motiver toute l’industrie à suivre notre programme de transparence et lui montrer qu’il est possible de concilier la durabilité et les profits. À nos yeux, c’est la seule manière d’avancer pour être une entreprise moderne qui s’engage à changer les choses. En plus des projets que nous avions déjà entrepris — qui concernent la transparence, les salaires suffisants, la réparation, la réutilisation et le recyclage, — nous nous sommes fixé de nouveaux objectifs ambitieux pour réduire notre incidence sur le climat. C’est à cela que nous consacrerons nos efforts au cours des prochaines années. Notre travail rigoureux avec notre chaîne d’approvisionnement et nos étroites collaborations ont préparé le terrain pour nous permettre de prendre les mesures nécessaires afin d’afficher un bilan neutre en carbone d’ici 2025. Le principal obstacle dans l’industrie demeure la consommation et la production d’articles de mode éphémère. La durée de vie des produits doit être supérieure. Les gens doivent accorder davantage de valeur à leurs vêtements, compte tenu de tous les efforts qui ont été déployés pour les produire, tant au niveau social qu’environnemental. La transparence dans l’industrie est également essentielle, surtout lorsqu’il s’agit de l’action menée en matière climatique. Il existe toujours des marques qui ignorent qui fait partie de leur chaîne d’approvisionnement, où leurs vêtements sont produits ou par qui et d’où proviennent leurs matières premières. Cela revient à bien connaître ses produits, ce qui commence à l’étape de conception.»

Richard Malone, automne-hiver 2019.
Richard Malone
Des objets sans valeur pour certains sont des trésors pour Richard Malone. Le designer basé à Londres est reconnu pour réutiliser des matériaux des plus inhabituels pour bâtir ses collections. En effet, des bâches, des paniers pour chien pelucheux et du coton recyclé se retrouvent tous dans ses créations originales et avant-gardistes. Face à la situation actuelle de l’industrie et à la masse de déchets produits par les géants de la mode éphémère qui vendent des articles bon marché, Malone croit «qu’il faut éduquer la population et changer les habitudes individuelles de consommation. Il est essentiel que les gens comprennent le coût réel de la production de textiles.» Tenez compte du coût de ce que vous achetez et ne gaspillez rien.

Noah, automne-hiver 2019.
«Depuis nos début, nous reconnaissons que nous ne sommes pas une entreprise durable. Les gens nous perçoivent de cette façon. Cependant, nous nous considérons comme une entreprise responsable qui se soucie des gens et des questions d’intérêt. Notre objectif premier consiste essentiellement à fabriquer de meilleurs produits et à encourager les gens à faire des achats plus intelligents, et à agir avec prudence et réflexion. Nous devons changer l’idée que nous nous faisons de la réussite et revoir nos priorités. Je ne souhaite pas voir la fin du capitalisme. Cependant, je crois que nous devons renouer avec notre nature humaine et cesser de laisser les affaires et l'accumulation absurde de richesses dicter la façon dont nous faisons des affaires. Lorsque nous plaçons l’argent avant les gens, les choses se gâtent très rapidement. La chose à faire est de changer notre mode de vie. Nous devons réduire nos besoins et partager davantage. Ce sont les entreprises qui devraient assumer ce fardeau, mais les consommateurs doivent changer eux aussi. En tant que consommateurs, nous devons changer nos habitudes et soutenir les entreprises et les marques dans leurs efforts pour exercer leurs activités de manière responsable.» —Brendon Babenzien

Eckhaus Latta, automne-hiver 2019.
Affectueusement considérée comme une marque familiale, (ils font appel à des amis et à des habitués saison après saison pour leur défilés) Mike Eckhaus et Zoe Latta utilisent une approche unique à la fois portable et amusante. Pour avoir travaillé avec des matériaux invendus (certaines collections comprenaient jusqu’à 90% de ce type de matériaux), la marque a la réputation d’agir de façon durable. Cependant, Mike souligne que les choses ne sont pas si simples. «Eckhaus Latta a toujours privilégié une approche de travail durable», a-t-il souligné. «Il n’existe pas de voie unique, car les facteurs de production de vêtements à travers le monde sont très nombreux.»

AGR Knits Nike Campaign, automne-hiver 2019.
AGR Knit
Vous vous faites une idée juste de ce qui rend l’industrie de la mode en grande partie aussi néfaste pour l’environnement — elle produit une énorme quantité de déchets. Les collections sont lancées beaucoup trop fréquemment et en stocks massifs, ce qui cause une surabondance de déchets lorsque les produits sont invendus et démodés à la fin de la saison. La solution évidente? Il faut produire seulement la quantité nécessaire. Alicia Robinson, la designer derrière la marque AGR Knits basée à Londres y a déjà réfléchi. Bien qu’elle reconnaisse les pressions financières découlant de pratiques durables sur un designer émergent, son art échappe à la plupart des contraintes: «Le tricot est un art extrêmement durable, car il ne requiert pas d'électricité lorsqu’il est fait à la main ou avec une machine à tricoter domestique ou Dubied. De plus, le tricot ne génère pas de grandes pertes de matériaux comme les vêtements sont confectionnés selon des mesures précises.» Il y a une leçon à tirer ici concernant la façon dont nous pourrions faire en sorte que la fabrication sur commande et les modes de production durables qui existent déjà deviennent à la mode.

3.1 Phillip Lim, automne-hiver 2019.
«À mes yeux, le concept «d’équilibre durable» est fondamental. Nous devons tous mener notre vie et nous ne pouvons pas agir parfaitement en tous points. C’est particulièrement vrai dans l’industrie de la mode — notre existence dépend du consumérisme et des gens qui achètent des vêtements. Cependant, nous pouvons trouver des façons d’agir de façon plus réfléchie et plus pragmatique, et prendre des mesures réalistes et mesurables afin de réduire notre empreinte. L’incidence environnementale de la mode est extrêmement élevée; il s’agit d’une des industries les plus polluantes. Donc, c’est un défi majeur de changer les pratiques établies et de convaincre les marques que cela revêt une importance critique, malgré l’impact sur le chiffre d’affaires. J’espère réussir à communiquer aux autres que je dirige une marque établie qui procède d’une certaine façon depuis des années, mais qui analyse ses pratiques et qui prend des mesures pour changer les choses. C’est difficile. Le processus est long, mais il en vaut la peine. Il n’est pas nécessaire d’être à l’étape de création d’une entreprise pour adopter des pratiques différentes dans cette industrie. Vous pouvez diriger une marque internationale établie, poser un regard sérieux sur les tissus, l’emballage, la production et la culture d’entreprise, et commencer à opérer des changements petit à petit. Renseignez-vous le plus possible auprès des autres, discutez beaucoup, écoutez et posez des questions. Bien sûr voyez grand, mais commencez par prendre des mesures réalistes adaptées à votre situation.» — Phillip Lim

Duran Lantink, automne-hiver 2019.
Duran Lantink
En quelque sorte agitateur du monde de la mode, le designer néerlandais Duran Lantink, candidat présélectionné au prix LVMH, est reconnu pour ses pratiques provocatrices et ses designs qui gênent les traditionalistes de l'industrie. Prenant les matériaux invendus et les articles en vente d’autres marques, et les transformant en de nouvelles œuvres insolites, Duran Lantink confectionne des pièces de valeur à partir d’objets mis au rebut, parfois au désarroi de gens comme Bernard Arnault du groupe LVMH. Selon Duran, pour avancer, nous devrons reprogrammer notre attitude consumériste et notre avidité, et repenser notre démarche d’achat en matière de mode: «Nous devrons changer toute notre conception de la vie et apprendre à ne pas vouloir ce que nous croyons vouloir.»

RE/DONE, automne-hiver 2019.
«RE /DONE s’approvisionne en jean Levi’s d’occasion dans des friperies partout aux États-Unis. Ces endroits sont pleins à craquer des palettes de jeans mis au rebut. Nous trions nous-mêmes des milliers de jeans, un par un, à la recherche des pantalons les plus beaux et les plus intéressants à recycler. La production d’un pantalon RE/DONE requiert la même quantité d’eau que si vous laviez votre pantalon à la maison, c’est-à-dire environ 50 gallons. Cela contraste vivement avec la moyenne de 2 500 gallons d’eau nécessaires à la confection d’un jean neuf.

032c, automne-hiver 2019.
«032c possède maintenant un certificat GOTS, qu’il faut parfois des années à obtenir. Il s’agit d’une norme reconnue à l'échelle mondiale pour les textiles qui préserve la qualité biologique des matériaux, du moment de la récolte à celui où l’étiquette est apposée. Nous ne voulons pas seulement utiliser des textiles dont les fibres sont simplement cultivées de façon biologique — nous sommes soucieux des conditions de travail et système d’emballage dans les usines avec lesquelles nous faisons affaire. Nous voulons discuter sérieusement de durabilité. C’est n’est pas seulement une question de certificat, cela concerne chacun des aspects de la production, et même la façon dont nous travaillons et nous collaborons en tant qu’équipe et entreprise. Je crois que de travailler de façon durable est la seule façon de travailler intelligemment de nos jours. Si vous faites un travail de qualité, vous devez le faire de façon durable. Il n’y a pas d’autre conclusion à tirer. Il s’agit d’une responsabilité réelle et complète. Essentiellement, travailler de façon durable signifie que vous prenez le monde au sérieux. C’est compliqué. Tout le monde serait ravi de conduire une Tesla, mais personne n’est prêt à en payer le prix. Nous devons apprendre à vivre dans l'inconfort jusqu’à ce que tout le monde travaille de façon durable. Cela signifie que vous devrez travailler plus fort et souvent réaliser moins de profits. Les grandes marques de mode ne sont pas prêtes à le faire, car la durabilité n’est pas assez économique ou pratique. La mascarade écologique est un problème réel, tant dans la façon dont les produits sont mis sur le marché et fabriqués, que du point de vue de l’éthique personnelle. Au-delà du discours moralisateur, c’est une question de fait: les méthodes et les matériaux sont limités. Ils viendront à manquer. Nous ne pourrons pas continuer à travailler de cette façon encore longtemps.» —Maria Koch

Bode, automne-hiver 2019.
«Le principe de la marque est de fabriquer des vêtements à partir de textiles recyclés. Chaque saison, un pourcentage de nos collections est fabriqué à partir de ces tissus. En plus de préserver et de réutiliser des tissus d’occasion, nous essayons de ne pas générer de déchets en utilisant les surplus de tissus pour confectionner des foulards et des hauts pour enfants. À mesure que votre entreprise prend de l’expansion, il est difficile, mais capital de placer la durabilité au coeur de votre pratique.» —Emily Bode

Priya, automne-hiver 2019.
Ahluwalia
«Je crois vraiment que tout le monde est responsable. Les commerces de mode au détail et les boutiques bon marché en ligne réalisent des profits monstres en vendant pour presque rien des vêtements en vogue qui seront ravissants sur Instagram. Aussi longtemps que le profit sera plus important que les gens et que l’environnement, la [surconsommation] se poursuivra. Je crois qu’il faudrait que des changements sociaux se produisent pour que les choses changent. Les fabricants pourraient analyser leur chaîne d'approvisionnement de plusieurs façons, et acheter des matières premières de sources responsables et biologiques, considérer des sources d’énergie renouvelable et simplement mettre fin à la surproduction.
Quand j’étais en voiture en route vers Panipat, j’ai croisé des camions qui se dirigeaient vers la ville, chargés d’énormes ballots de vêtements qui dépassaient sur les côtés. J’ai tout de suite compris qu’il s’agissait d’un grave problème. Lorsque je suis entrée dans l’usine, j’ai été surprise de voir l’aspect réel des belles piles de vêtements rangées par couleur, mais j’étais aussi réellement attristée de voir comment notre manque de volonté d’acheter de façon responsable affecte la planète. Si ce n’était de l’excellent travail réalisé par les entreprises de recyclages de vêtements de Panipat, j’ai du mal à imaginer où ces vêtements iraient.» —Priya Ahluwalia
- Texte: SSENSE Editors
- Vidéo: Nathan Levasseur
- Traduction: Kimberly Grenier-Infantino
- Date: 22 juillet 2019