Fraser Cooke préserve le hype chez Nike

SSENSE décroche une rencontre convoitée avec le directeur principal des projets spéciaux de la marque, l’homme derrière toutes ses collaborations mode de la dernière décennie

  • Entrevue: Romany Williams
  • Photographie: Yuto Kudo

Jun Takahashi, Rei Kawakubo, Craig Green, Virgil Abloh, Chitose Abe, Errolson Hugh et Kim Jones ont tous le même contact dans le milieu des baskets. Fraser Cooke. Influenceur mondial et directeur principal des projets spéciaux en marketing chez Nike, Cooke a participé à la création de toutes les collaborations de baskets innovantes de l’entreprise depuis plus de dix ans. Il est la personne-ressource de Nike en ce qui concerne toutes ses collaborations mode les plus célèbres, de l’Element React d’Undercover à l’Air Max 180 de Comme des Garçons Homme Plus. Sa vision, qui, dit-il, est guidée par son intuition, a permis à Nike de devancer la concurrence sur le plan des partenariats. Prenons comme exemple son projet avec Jun Takahashi d’Undercover. Cooke et Takahashi étaient amis depuis plusieurs années lorsqu’ils ont décidé d’entreprendre une collaboration formelle pour Nike en 2010. Cooke attendait le moment idéal. Ils comptent à présent plus de sept collections louangées ensemble. Le respect des idées et des processus créatifs des designers, et le choix d’une façon appropriée de les intégrer à l’énorme machine commerciale qu’est Nike sont ses principales préoccupations. Dans une économie reposant sur la fast fashion, Cooke se distingue par sa propension à prendre son temps.

À 51 ans, Cooke est un professionnel multidisciplinaire hors du commun, équipé d’un CV qui pourrait servir d’introduction au monde des baskets et des sous-cultures. Faisant ses débuts à Londres dans les années 90, il a travaillé comme coiffeur pendant plus de dix ans (Cuts salon), comme cadre A&R dans une maison de disques (Mo’Wax), comme DJ, comme acheteur (Hit and Run, The Hideout) et comme rédacteur (The Face, i-D). Il a été recruté par Nike en 2003 après leur avoir fait visiter Londres au nom de Footpatrol, une boutique de baskets qu’il a ouverte avec ses camarades Simon Porter et Michael Kopelman. L’intitulé de son poste chez Nike reflète le caractère difficilement identifiable de son travail. Tous les créateurs qui souhaitent ajouter une collabo Nike à leur portfolio doivent d’abord obtenir une rencontre avec lui. Le designer de vêtements pour homme John Elliot a détaillé son rendez-vous avec Cooke dans un récent article de GQ au sujet de Nike. L’entretien a duré quatre heures, et multiples collaborations en ont découlé. Elliot affirme qu’il «repasserait le même appel un million de fois» si on lui offrait encore le choix. J’ai rencontré Cooke pour une rare entrevue en profondeur au Breakfast Club Tokyo, au Japon – là où il est établi – afin d’en apprendre davantage sur la méthodologie du maître collaborateur.

Romany Williams

Fraser Cooke

Le cœur de votre emploi consiste à bâtir et entretenir des partenariats créatifs. Comment maniez-vous l’art de la collaboration?

Tout d’abord, il n’y a aucune raison de collaborer avec quelqu’un à moins que ça nous permette d’accomplir quelque chose qu’on ne pourrait pas faire autrement. Il faut que ça en vaille la peine. C’est vraiment inutile de travailler exclusivement avec les gens cool auxquels le public s’intéresse si l’on ne trouve pas de raison tangible et authentique d’unir nos forces, de joindre nos identités. Voilà le point de départ. Pour Nike, l’idée est de combler un vide en travaillant avec quelqu’un d’autre. Qu’est-ce qu’on n’arrive pas à faire par nous-mêmes?

Pouvez-vous nous donner un exemple d’une personne qui a comblé ce vide?

Chitose, de Sacai. Elle a ajouté certains détails esthétiques, des idées, des couleurs, des styles de superpositions, des silhouettes—les trucs dans lesquels elle excelle. Prendre des produits emblématiques et leur incorporer de nouveaux éléments. C’est intéressant, parce qu’à mesure qu’on travaille avec quelqu’un, les résultats s’améliorent toujours. C’est peu probable que l’on obtienne le résultat parfait la première fois, parce qu’il faut apprendre à œuvrer ensemble. Dans le cas de Sacai, ils savaient très clairement qu’ils voulaient créer des chaussures contrastées. Notre équipe de design a ensuite répondu en disant : «Vous voulez dire comme ça?» Et tout est parti de là.

Je sais que votre intitulé de poste a changé à quelques reprises depuis le début de votre mandat chez Nike. On vous appelle à présent influenceur mondial et directeur principal des projets spéciaux en marketing.

C’est long. Très, très long. Je n’ai pas de carte d’affaires à l’heure actuelle.

Qu’implique votre poste au quotidien?

Je ne suis pas designer, alors je ne conçois rien. Je gère plutôt la relation, dès le premier contact. Je garde les yeux ouverts, je reste à l’écoute. Je suis présent. D’habitude, j’établis un genre de connexion ou de relation avec les gens avant le commencement d’un projet. Pas dans tous les cas, mais dans la majorité d’entre eux. Je maintiens aussi une excellente compréhension de la perspective de Nike. Au fil des années, je me suis vraiment habitué à le faire. Je connais bien les embûches potentielles, les limites, les contraintes et les possibilités. J’entretiens ces conversations avec franchise, très tôt dans les démarches, pour éviter d’être confronté à de grosses surprises à mi-chemin. Des trucs vraiment ennuyeux comme la distribution. Je gère les attentes des deux camps.

Y a-t-il certaines choses qui vous enlèvent l’envie de collaborer avec quelqu’un?

On ne collabore pas sur des produits avec des gens qui ont beaucoup d’abonnés sur Instagram. Ces mesures n’ont même pas de sens selon moi. Beaucoup de gens achètent leur influence, et nombreuses données soutiennent que ça n’a aucun effet.

C’est pourquoi les marques se tournent vers les « micro-influenceurs ».

Des personnes qui ont moins d’abonnés, mais plus d’impact.

La nouveauté peut être un état d’esprit plutôt qu’un concept visuel.

Vous avez vu l’industrie du streetwear grimper de l’enfance à l’hyper saturation, ce qui représente une perspective incroyable. Avez-vous déjà pensé qu’elle exploserait ainsi?

Non, pas du tout. J’ai vu le hip-hop passer de son véritable stade embryonnaire à ce qu’il est aujourd’hui. Le skate est un exemple semblable. J’ai vu plusieurs phénomènes grandir à partir de rien. Mais d’habitude, s’ils ont une valeur ou une véracité dès le départ, ils arrivent à faire du chemin.

Une partie de votre rôle est de dénicher les primeurs, que ce soit en développant des relations avec des créateurs émergents ou en rappelant des collaborateurs de longue date. Comment affrontez-vous l’insatiable besoin de nouveauté des consommateurs?

La nouveauté peut être un état d’esprit plutôt qu’un concept visuel. Supreme réussit notamment à positionner certaines choses dans la culture. Ils comprennent vraiment la valeur sociale et culturelle intrinsèque des choses. Je m’en sers comme exemple parce qu’ils connaissent un grand succès dans la culture d’aujourd’hui. Ils sont doués pour sélectionner des éléments qui ont une valeur historique au sein des sous-cultures. Matthew Williams est intéressé par la technologie et la durabilité. Ça a été génial de travailler avec lui, parce que le projet est axé vers l’innovation et la technologie.

Je voulais me pencher sur tous les différents emplois que vous avez eus. Votre cheminement professionnel a eu l’air de se produire très naturellement. Aviez-vous un plan de carrière quelconque?

Aucun plan. Zéro. Ce qui est anormal de nos jours, je crois. Je pense que les jeunes d’aujourd’hui savent vraiment ce qu’ils veulent faire. Moi, j’en avais aucune idée.

Comment étiez-vous au lycée?

J’ai quitté l’école à 16 ans, sans jamais reprendre mes études plus tard. Mes parents étaient divorcés, ma mère était seule. J’avais besoin de partir et de faire de l’argent, en gros. J’obtenais de bons résultats à l’école, en général, mais j’étais très paresseux. Tout ce que je trouvais trop ardu, je le laissais tomber. J’ai tendance à choisir les choses qui me viennent naturellement. Tout s’est un peu mis en place grâce à mes passions et mes intérêts.

J’aimerais parler de la relation entre le travail acharné, la chance, la passion, l’intérêt et la poursuite d’une carrière réussie. Il s’agit d’une dichotomie complexe.

Eh bien, je crois que le travail acharné a joué un rôle dans ma réussite, mais je connais des gens qui, d’un point de vue traditionnel, travaillent plus fort que moi. C’est peut-être parce que je fais quelque chose qui me plaît et que je n’ai pas l’impression de travailler. Mais ce qui est normal pour moi n’est probablement pas normal pour tout le monde; les gens me le font remarquer, mais je ne le sens pas vraiment. Les voyages constants, par exemple, sont un grand privilège. J’ai beaucoup de chance. Si je repense à mes années à l’école, ma carrière aujourd’hui a de loin dépassé toutes les attentes que j’aurais pu avoir. Je suis très, très, très chanceux.

On prévoit que les ventes de baskets surpasseront bientôt les ventes de sacs à main. Chaque designer doit avoir non seulement un it bag, mais aussi un it sneaker. À quel point êtes-vous influencé par cette tendance lorsque vous imaginez une nouvelle collaboration? Êtes-vous à la recherche d’un tel statut?

Le truc, chez Nike, c’est qu’on peut créer des produits que les autres marques ne peuvent pas créer. Nous visons toujours à innover avec nos chaussures et à présenter nos collaborations de façon authentique. La clé, c’est de rassembler les bonnes personnes pour travailler sur le bon produit, au bon moment et dans le bon contexte.

C’est un impressionnant équilibre. L’automation de tous les secteurs paraît inévitable, et les collaborations sont de plus en plus basées sur des formules préconçues au lieu de la nuance et de l’intuition. Est-ce que ça vous inquiète?

Oui, mais je ne crois pas qu’on puisse automatiser la coiffure. Bon, j’ai vu les essais pitoyables, comme l’appareil Flowbee qui a paru sur les émissions de fin de soirée. Je me suis toujours dit : Si tout part en fumée, si le monde devient comme dans Mad Max, au moins je pourrai faire quelque chose. Ce sera encore nécessaire. À moins que les gens n’aient plus de cheveux. Là, je ne saurais plus.

Romany Williams est styliste et rédactrice chez SSENSE.


Cet article fait partie de la Sneaker Week 2018. Cliquez ici pour plus de contenu.

  • Entrevue: Romany Williams
  • Photographie: Yuto Kudo
  • Lieu: Breakfast Club Tokyo