Matthew Williams: la famille au cœur des affaires

Libérer son esprit avec le collaborateur de Moncler Genius et directeur artistique de 1017 ALYX 9SM.

  • Entrevue: Haley Mlotek
  • Photographie: Christian Werner

Je suis debout au centre du dôme de la Galleria Vittorio Emanuele II de Milan, le plus vieux centre commercial d’Italie, entourée d’enseignes de trois grands noms du luxe: une boutique Versace, une Louis Vuitton et deux Prada, l’une pour uomini et l’autre pour donne. Lorsque je retrouve Matthew Williams, designer et directeur artistique de 1017 ALYX 9SM, il se démarque de la foule des acheteurs dans son blouson Moncler Genius rouge vif mat, fruit de sa propre collaboration avec la marque, et son jeans fait de pièces de denim effilochées cousues les unes sur les autres dans un effet mi-patchwork, mi-punk rock – celui-là issu d’une autre collaboration avec une compagnie japonaise, Blackmeans. Nous nous installons sur la terrasse fermée d’un café, à l’abri de la foule. Une tranche de citron dans notre eau pétillante, voilà qui est parfait, décidons-nous. Il prend un thé vert et moi un expresso pendant que nous parlons de sa journée. La fille cadette de Williams, dont le nom est derrière l’entreprise familiale qu’il possède avec sa femme Jennifer, vient de prendre part au spectacle de fin d’année de son école. Il m’explique que les enfants devaient poser comme des statues vivantes. Alyx, me dit-il avec cette fierté du parent dont l’enfant a obtenu le premier rôle, jouait Jeanne d’Arc.

Lancée en 2015, 1017 ALYX 9SM est une marque de vêtements de sport de luxe qui est beaucoup plus que la somme de ses parties. L’apparence des sacs à bandoulière et des accessoires de harnais évoque celle d’une machine dense, précise. Les matériaux tantôt embrassent les éléments, tantôt protègent de ceux-ci – un mélange de douceur dans les pulls et de solide protection contre le vent, la pluie et la neige. Le cuir de serpent alpin et les pièces d’équipage industrielles côtoient les complets soignés et les épaisses bottes plateforme. Ces collections ne portent pas tant sur des contradictions que sur des conclusions logiques: les gens qui les portent ont l’air de s’attendre à tout et de se préparer pour tout. L’effet produit est celui d’une excursion militaire à Aspen, un camouflage pour ceux qui ne veulent pas tant se fondre dans la forêt que dans la machinerie.

D’un branding minimal, 1017 ALYX 9SM se distingue par ses boucles, un élément caractéristique de la marque qui est également central à ses collaborations avec d’autres designers. La boucle que 1017 ALYX 9SM a créée pour le défilé printemps-été 2019 de Dior fait maintenant partie de la collection de Kim Jones, une pièce que ses adeptes (dont Luka Sabbat, Travis Scott, Skepta, Bella Hadid et Laura Dern, entre autres) reconnaissent maintenant comme étant unique à 1017 ALYX 9SM. «Cette boucle est différente de toutes les autres», explique Williams. Inspirée au départ d’une ceinture de sécurité de montagne russe, elle a ensuite été conçue avec l’aide de la même compagnie dont Six Flags a retenu les services pour ses parcs d’attractions, avant de finalement aboutir à la Paris Fashion Week. Lors d’une collaboration avec Mackintosh, 1017 ALYX 9SM a repris les célèbres imperméables intemporels de la marque pour en faire des manteaux qui semblaient tout droit sortis de La Matrice. Dans une autre collaboration avec Nike, les fermoirs et les silhouettes étroitement coupées donnent l’impression que le fabricant de vêtements de sport est fin prêt pour la conquête de l’espace.

L’entreprise de Williams est fondée sur un socle moral. Et celui-ci lui confère une intériorité qui, bien que nécessaire, fait souvent défaut aux vêtements même les plus magnifiques en apparence. Tous les partenaires de l’entreprise, sans exception, doivent respecter son code d’éthique, qui accorde une importance égale à la dignité et au respect des êtres humains et de la planète. Maintenant, 1017 ALYX 9SM s’est alliée à Moncler pour ses lignes Genius créées en collaboration avec certains des designers les plus créativement exigeants de notre époque, comme Pierpaolo Piccioli, Simone Rocha et Craig Green. 1017 ALYX 9SM est le sixième projet de la série. La ligne, élégante et légère, donne majoritairement dans le noir, le blanc et le rouge – les mêmes préceptes chromatiques et tectoniques que ceux de 1017 ALYX 9SM.

Williams avait d’abord associé Moncler à ses origines, celles des Alpes françaises et des vêtements portés par les travailleurs et les athlètes. Jusqu’à ce qu’il s’aperçoive, après s’être installé avec sa famille en Italie, que la marque y était aussi omniprésente que le jeans. La famille Williams (Matthew, Jennifer, Alyx et bébé Valetta) a quitté les États-Unis en 2017 pour s’installer à Ferrera dans un premier temps, avant de déménager à Milan lorsqu’est venu le moment pour Alyx d’entrer à l’école. «J’avais toujours envisagé Moncler comme une luxueuse marque de vêtements d’extérieur. Mais j’ai réalisé à notre arrivée que c’était en fait une institution, se rappelle-t-il. Je comprends mieux la marque depuis que je vis ici. Tout le monde la porte.» (Et c’est vrai. Pendant que je marchais près du Duomo plus tard ce soir-là, je me suis amusée à essayer de compter le nombre de blousons Moncler que je voyais. J’ai abandonné presque immédiatement. C’était trop facile: enfants, grands-parents, hommes en complet, femmes en jeans – tous étaient enveloppés dans des parkas matelassées aux couleurs vives.) L’élégance est souvent le territoire de morceaux pouvant supposément être portés partout et en tout temps. Et il y a bien quelque chose de gracieux dans des vêtements tellement ancrés dans un lieu et une époque qu’ils restent liés à leur fonction, peu importe où et comment ils sont portés. Un manteau Moncler évoque l’efficacité sur une pente enneigée, que ce soit dans un chalet de ski ou sur une avenue en ville. L’environnement change, mais les éléments restent les mêmes.

Williams croit que les noyaux de production locale représentent le futur de la mode durable. Il s’est donc rapproché de ses usines ainsi que de son distributeur et partenaire d’affaires, Luca Benini de Slam Jam. «Ce qui est génial, en Italie, me dit Williams, c’est que tout peut être fabriqué ici et envoyé à destination en une journée.» Comme Moncler est également basé à Milan, Williams a facilement accès aux ressources et aux influences derrière les blousons Moncler. Il a amené son propre processus dans leurs studios et incorporé le premier tissu durable de Moncler Genius – un tissu-duvet teint que Williams décrit comme rendant visible l’invisible – ainsi que le maillot suprarecyclé et le nylon recyclé qui font partie intégrante de 1017 ALYX 9SM.

Williams s’exprime avec une confiance animée lorsqu’il aborde la science, et explique aisément les complexités inhérentes à la mode éthique et respectueuse de l’environnement. Il résume ainsi sa vision: celle où différentes choses peuvent être produites à partir du même matériau, dans un «circuit synthétique fermé». Williams songe au fait que la moitié des matériaux que nous connaissons est fabriquée en laboratoire, tandis que l’autre moitié est faite par la planète – le soleil, l’eau, la terre. «C’est poétique, ce cycle. J’aime l’idée que les vêtements viennent de la terre. Il faut juste qu’ils y retournent d’une manière saine, non dommageable.»

Il est aussi à l’écoute de sa propre pensée que de la poésie. Beaucoup de choses étiquetées «biodégradables» le sont relativement à des désignations créées par l’homme. Pour obtenir la bonne certification, certains fabricants vont ajouter des accélérateurs à leurs matériaux, mais ceux-ci vont ensuite rejeter des toxines dans le sol. «Il y a beaucoup d’informations contradictoires, et des enjeux diplomatiques où les gens se renvoient des projets de lobbyisme qui empêchent la mise en place de chaînes d’approvisionnement propres entre les pays.» Williams qualifie de «jurassiques» les chaînes d’approvisionnement courantes aujourd’hui dans le monde de la mode – lorsque désuètes et démesurées, les traditions peuvent devenir leurs propres fossiles.

Williams a souvent affirmé que 1017 ALYX 9SM portait sur une évolution et non sur une révolution. La distinction intrigue de par son caractère paradoxal. Après tout, chaque révolution a des racines profondes, et toute évolution commence par quelque chose de radical. Williams souhaite que les gens achètent moins et mieux, et croit que nos valeurs doivent changer parallèlement aux changements que les designers de mode doivent apporter à leur façon de travailler. «Je crois que fabriquer des vêtements résistants et de haute qualité est tout à fait durable. Lorsque vous achetez un produit de luxe, rappelle-t-il aux consommateurs, le prix que vous payez permet à quelqu’un d’autre de travailler dans de saines conditions, et pour un salaire décent. Lorsque quelque chose est très bon marché, quelqu’un en paie le prix quelque part.»

Il existe plusieurs moyens de déterminer ce que la durabilité signifie: l’empreinte carbone, la quantité d’eau utilisée, les retailles de matériaux qui se retrouvent à la poubelle. Mais les façons de déterminer ce que signifie la responsabilité sont moins nombreuses. En juin, 1017 ALYX 9SM a annoncé un nouveau prototype: une technologie de chaîne de blocs pour neuf pièces de vêtements permettant de savoir exactement comment chacune a été fabriquée ainsi que quand, où et par qui. C’est là une façon de tester la prochaine étape des exigences en matière de durabilité: une responsabilité pouvant être vérifiée aussi facilement par un consommateur que par une entreprise. «C’est un excellent élément narratif, le fait de montrer l’accréditation ou le caractère artisanal d’un produit, explique Williams. Mais je pense qu’une transparence est exigée dans tous les aspects de notre vie. À l’avenir, l’objectif sera de documenter tout le cycle de vie d’un vêtement, des matériaux bruts au produit fini.»

La conversation s’arrête un instant. J’explique que je ne dis rien pour qu’il puisse en dire plus s’il le souhaite. «Je fais la même chose avec vous», me répond Williams, puis il se met à rire.

Williams est né en 1985 à Evanston, en Illinois. Sa famille a déménagé à Pismo Beach, en Californie, lorsqu’il avait deux ans. Il décrit son enfance comme ayant été idyllique: une école donnant sur l’océan Pacifique, des parents aimants qui l’ont toujours appuyé. Enfant, il voulait être médecin en salle d’urgence. Sa famille œuvrait dans le milieu médical: son père était dentiste et sa mère travaillait pour la Société américaine du cancer. Sa grand-mère était présidente de la Mid-State Fair et sortait tous les soirs jusqu’à ce qu’elle ait plus de 80 ans. «Je pense que mon intérêt pour la mode vient d’elle», me dit-il. Sous sa direction, l’événement accueillait des manèges, du bétail et surtout, de la musique. MC Hammer s’y est produit en 1991, ainsi que Boyz II Men en 1995 et Britney Spears en 1999. Adolescent, Williams conduisait jusqu’à Santa Barbara ou Los Angeles pour assister à des concerts et des performances de DJ, se rendant compte qu’il était possible d’avoir une carrière bien différente du «9 à 5» typique. Il a encore le look d’un surfeur ayant connu toutes sortes de rivages. Ses yeux sont d’un bleu clair et ses cheveux blonds sont arrangés dans une coupe précise, suffisamment fins pour se projeter vers l’avant ou vers l’arrière selon l’histoire qu’il veut faire raconter à son style.

Williams croyait qu’il allait vivre toute sa vie en Californie, jusqu’à ce qu’à 19 ans, il découvre la mode – et avec elle, la ville de New York. Il y est déménagé et a alors cru que c’était là qu’il allait passer sa vie. «Maintenant, je pense que c’est en Italie que je vivrai toute ma vie, me dit-il. Qui sait?» Là-bas, il a commencé par travailler pour Corpus, l’entreprise de jeans d’un ami. Il se souvient qu’à l’époque, au début des années 2000, il fouillait les kiosques de magazines à la recherche de revues de streetstyle japonaises et parcourait les images d’Hedi Slimane pour Dior. «J’y consacrais ma vie», raconte-t-il, se décrivant comme un étudiant en mode. «C’est le seul travail que j’aie jamais eu.» Son éthique de travail est demeurée constante depuis le début: la croyance que tout ce qui mérite d’être fait mérite d’être bien fait. «Je me disais, tu es peut-être talentueux, mais combien d’efforts es-tu prêt à mettre pour être plus que juste talentueux?», se souvient-il d’avoir compris dès son enfance. «C’est encore qui je suis. Un garçon élevé dans une petite ville côtière de Californie. C’est comme ça que je suis arrivé à Milan et à notre entretien aujourd’hui.»

Williams a rencontré Jennifer lorsqu’il avait 20 ans, à peu près au même moment où il commençait à travailler dans le milieu de la mode, et il est évident qu’elle demeure une source importante d’inspiration. Jennifer avait travaillé comme directrice des ventes pour des marques comme Hood by Air, et comme designer pour Edith A. Miller. «Au début, nous faisions tout à nous deux», explique-t-il, le travail d’établissement et de définition de ce que 1017 ALYX 9SM allait devenir pour le duo. «La création et le design, le commerce et les ventes.» Maintenant que l’entreprise a grandi, Jennifer s’occupe surtout du côté commercial, bien que son influence sur le design soit omniprésente. Elle a d’ailleurs créé le sac le plus vendu de la marque, le sac Brie (du nom d’un ami proche de Jennifer, le styliste Brie Welsh), un sac à main sévère en cuir souple évoquant une version hyper futuriste d’un kit de médecin victorien. Williams perçoit sa carrière comme une succession de phases: d’abord designer adjoint, puis designer de costumes, puis directeur artistique, puis ALYX. Il affirme aujourd’hui être dans la période où il vit son rêve, le «travail d’une vie», dans ses mots. «Je me sens vraiment choyé, continue-t-il. Il n’y avait pas de plan B.»

Âgé de seulement 34 ans, Williams travaille dans le milieu de la mode depuis qu’il a 19 ans. D’une certaine manière, il n’a rien du millénial typique. Par exemple, lorsque je lui demande comment il se sent par rapport à tel ou tel sujet, il me répond que les émotions n’ont pas d’importance. Ou encore, il affirme se fier à l’astrologie uniquement lorsque les choses vont mal (classique des Balances). Il se sent souvent plus vieux que son âge et parle ouvertement de la venue de son premier enfant, un fils nommé Cairo qu’il a eu au début de la vingtaine. Les gens dont il se sent le plus près ont quelques années, voire quelques décennies de plus que lui, mais il partage davantage d’expériences avec eux qu’avec les gens de son âge.

Et pourtant, Williams est partie prenante de sa génération autant qu’il en est une influence centrale. Finalement, il est comme nous tous, tant dans les petites choses que dans les grandes. Sur Instagram, il publie une photo de lui devant un miroir Memphis Milano. Dans la vie, il travaille sans arrêt, brouillant la frontière entre le quotidien et les loisirs. Il a fait et continue de faire partie d’un ensemble de musiciens et d’artistes dont le travail en est venu à définir une bonne partie des vingt dernières années. De 2008 à 2010, Williams a été directeur de création pour House of Gaga, et lui et Lady Gaga se sont fréquentés à cette époque. «Nous ne nous sommes pas parlés depuis 10 ans», me répond-il lorsque je lui demande s’ils ont gardé contact. Puis il s’approche de mon enregistreur: «Je serais content d’avoir de ses nouvelles. Dites-lui de me faire signe.»

Il a ensuite travaillé comme directeur artistique pour Donda avec Kanye West. Puis, en 2012, il y a eu Been Trill, où il était codesigner avec Heron Preston, Virgil Abloh et Justin Saunders et où Jennifer était directrice des ventes. La marque transformait des blagues populaires sur Internet en accessoires et en vêtements – t-shirts et pulls à capuche arborant des hashtags sur du tie-dye, le logo écrit en lettres dégoulinantes de sang. «On était juste un groupe d’amis en train de s’amuser», me dit-il lorsque je le questionne sur cette période. «On agissait sur les idées du moment, sans trop réfléchir à la longévité de ce que nous mettions sur le marché.» (Là aussi, une réponse classique de millénial: le moment haha, et ensuite quoi?, suivi de l’inévitable départ du groupe et de l’entrée dans le vrai monde.) Il est toujours en contact avec eux et les considère comme une source de motivation dans ce qu’il fait.

Williams a toujours situé son travail au sein d’une communauté. «L’idée, c’est d’avoir un dialogue qui amène le résultat final là où tu n’aurais pas pu l’amener tout seul», explique-t-il. Grâce à ses collaborations, il peut offrir des produits qu’une ligne de la taille de 1017 ALYX 9SM ne pourrait pas créer seule. Et inversement, son travail apporte une dimension nouvelle et inattendue à d’autres marques. Williams pratique des recherches étendues qui exigent des semaines de conversation dans son studio avec les fournisseurs et les développeurs. Ils essaient les pièces sur un mannequin, dessinent sur les photographies, et utilisent l’imagerie 2D ou 3D au besoin. Il cite Nick Knight et Kanye West comme étant deux des mentors lui ayant appris à penser de manière créative. Plus encore, il affirme que c’est West qui l’a amené à croire en lui-même et en ses instincts. «Je lui parle probablement plus qu’à ma propre famille», me dit-il. Ils ne discutent plus de travail comme avant, par respect pour leurs relations professionnelles divergentes (Williams est partenaire de Nike, et West d’Adidas), mais ils demeurent proches, une amitié que Williams chérit de toute évidence. «Il est comme un membre de ma famille, comme un frère. Nous parlons surtout de la vie.»

«J’adorerais entendre certaines de ces conversations», lui dis-je.

«Je suis certain que oui», me répond-il en riant.

Pour notre deuxième entretien, Williams et moi nous retrouvons par un après-midi ensoleillé dans l’un de ces restaurants de fruits de mer sans soleil, où le décor à la fois sombre et bleu vif donne une impression pas tout à fait désagréable d’être sous l’eau. Sur sa recommandation, nous mangeons un spaghetti aux anchois avec de la chapelure – Williams est surtout végétarien, mais parfois pescovégétarien, et ce restaurant est un classique de la famille, l’un des seuls où il mange du poisson. Il portait un costume Dior créé par Jones (un autre ami proche dans l’industrie), sur lequel le revers tranchant du blazer rencontre un bouton asymétrique à la hauteur de la taille.

Williams souhaite que 1017 ALYX 9SM et ses partenariats soient envisagés comme des manifestations d’un savoir-faire moderne, une tradition qui laisse place à une conscience contemporaine. «Comment pouvons-nous évoluer pour pousser plus loin le concept de mode artisanale? demande-t-il. Ça exige du temps, de la confiance et de l’engagement de la part de nos fournisseurs et de nous-mêmes. Il faut aussi se pencher sur l’appréciation et les accidents, faire en sorte que les gens soient à l’aise d’essayer de nouvelles choses.» Certaines marques, fait-il remarquer, ont réussi à se sortir du cycle effréné de la mode, de la même manière que certains musiciens choisissent non plus seulement à quel moment ils veulent sortir un album, mais surtout dans quelles conditions. «Il existe une autre approche, celle d’un courant de conscience. Une partie de la mode est comme ça maintenant, et cherche à être perpétuellement en conversation. J’aime croire que nous avons trouvé un bon équilibre entre les deux.»

Même si Williams insiste sur le fait qu’il ne pense pas au futur, il songe bel et bien à créer une ligne de couture un jour, quelque chose qu’il décrit comme un dialogue entre le passé et le présent, une tension entre la tradition et la modernité. «C’est ce que je préférais du design de costumes, dit-il, le fait que c’était pour une seule personne, pour un moment précis. Ça libère l’esprit.» Malgré son caractère décidément prêt-à-porter, 1017 ALYX 9SM possède cette spécificité dont il parle. Tout comme la même paire de baskets peut avoir l’air complètement différente d’une personne à l’autre, sa vision des vêtements de sport en est une de haute conception, haute performance – que ce soit pour des moments Cheerios avec les enfants, des réunions qui s’étirent toute la matinée ou des éclipses de Lune qui justifient toutes sortes de mots mal prononcés. Ce sont des vêtements pour ceux qui s’habillent après avoir considéré la météo de la journée (imprévisible, turbulente) et leur humeur du moment (assez semblable).

Williams est quelqu’un de sérieux, mais il se considère comme un optimiste. Croire en l’avenir exige autant de tristesse que d’espoir. «C’est la première fois dans l’histoire que nous ne savons pas de quoi aura l’air le monde dans lequel vivront nos petits-enfants», ajoute-t-il. Il a lu Sapiens, de Yuval Noah Harari, et songe à ce passé lointain où «si ton père était forgeron et que tu apprenais toi aussi à être forgeron, tu savais que tu pourrais gagner ta vie ainsi. Aujourd’hui, le savoir que nous acquérons ne sera pas forcément utile à notre survie dans le futur. La seule façon de se préparer pour ça, c’est de s’adapter rapidement et de garder l’esprit ouvert chaque jour.»

Alyx aime dire à ses parents que 1017 ALYX 9SM est sa marque – une logique qu’il leur est difficile de contredire puisqu’elle porte effectivement son nom –, et fait fréquemment part de ses suggestions à son père, lui disant par exemple quelles couleurs utiliser. Williams souhaite que l’entreprise familiale dure assez longtemps pour que ses trois enfants puissent en hériter. Beaucoup de gens qui travaillent avec lui désirent faire de même avec leurs enfants, et il apprécie la manière dont l’héritage peut être passé de génération en génération.

Au cours de sa carrière, Williams a connu les grands changements structuraux d’une industrie qui a explosé, et ce, dans tous ses aspects. Tant culturellement que commercialement, la mode a créé sa propre orbite autour d’une planète partagée. Un des changements notables réside dans la visibilité accrue des designers comme lui et dans la célébrité qui en découle, et Williams, bien qu’avenant et drôle, ne semble pas tout à fait à l’aise avec l’attention que lui vaut son statut.

Je lui demande s’il aime faire des entrevues.

«Pas vraiment, me répond-il. Je ne déteste pas ça. Parfois ça me fait peur. Dans une semaine, tout pourrait avoir changé, mais mes mots seront figés pour toujours. À mes débuts dans le monde de la mode, on ne savait pas toujours de quoi avaient l’air les designers. Je ne pensais pas que je devrais faire des séances photo, mais maintenant, c’est une grosse partie de l’affaire.» D’un autre côté, dit-il, pour les véritables passionnés de la mode – adeptes comme gens du métier –, cette conscience et cette attention donnent de la visibilité à la marque, ce qui permet aussi d’être vus par ceux qui comprennent vraiment. «Je ne sais pas trop comment le public me perçoit, avoue-t-il. Je crois que nous nous voyons tous à travers un miroir composé de vérité et de fiction: il y a là probablement peu de vérité quant à qui je suis vraiment.»

«Parfois, me dit-il, j’aimerais être plus frivole dans mes entrevues. Par exemple, dire qu’une pelure de banane m’inspire. Ou que je communique avec des esprits pour créer. Ou que j’adorerais me faire cloner pour pouvoir être à plusieurs endroits en même temps. Quelles autres choses bizarres pourrais-je dire? me demande-t-il. Nous pourrions continuer comme ça. Ce serait vraiment amusant.» «Ça le serait pour vous, mais je pourrais avoir des problèmes», lui réponds-je. De toute façon, nous sommes arrivés au moment où j’avais promis de le laisser partir. Williams sait que, comme les époques de l’histoire et les saisons de la nature, toute bonne chose a une fin. Cette philosophie a d’ailleurs la même finalité qu’une boucle, qui est davantage un lien qu’une serrure, et qui rappelle que ce qui peut être séparé gagne souvent à être relié. Comme pour tout bon fermoir, l’art de la boucle ne réside pas uniquement dans la solidité de son attache, mais aussi dans la facilité avec laquelle elle se laisse défaire. Williams rit, et nous nous disons au revoir.

Haley Mlotek est écrivaine, rédactrice et organisatrice. Elle réside à Brooklyn et est coprésidente du Freelance Solidarity Project, une division de la National Writers Union regroupant les travailleurs indépendants des médias numériques. Ses articles sont parus dans The New York Times Magazine, The Nation et Hazlitt, entre autres. Elle travaille actuellement à un livre sur une histoire d’amour et de divorce.

  • Entrevue: Haley Mlotek
  • Photographie: Christian Werner
  • Traduction: Julie Turcotte
  • Date: 9 janvier 2020