Les corsets en sacs de sport de Paolina Russo
La designer discute du travail du cuir et de la nostalgie comme ressource durable
- Entrevue: Rebecca Storm
- Photographie: Rebecca Storm

Je suis assise dans la chambre de Paolina Russo et je bois du thé dans un ballon de foot. «Je n’arrive pas encore à préparer un thé aussi bon que celui que font les Anglais», me confie la Canadienne vivant à Londres, «ça requiert tout un savoir-faire, le goût n’est pas du tout le même.» La tasse dans laquelle je bois est faite à partir d’un ballon de football, tout comme le reste de la collection d’objets qui se trouvent dans la pièce. Plutôt que d’être coincé à côté d’une tondeuse ou entassé sur une étagère dans un garage froid et humide, couvert de crasse ou de boue, ici, l’équipement usagé est mis à l’honneur. Il est déconstruit et réassemblé pour former d’habiles pastiches. Certaines œuvres achevées sont suspendues sur une tringle et prennent la forme de corsets ou de sacs de cuir en patchwork à poignées en ruban de médaille réutilisé. C’est après avoir effectué un stage chez Maison Margiela en 2017 que la designer de 24 ans a d’abord retenu l’attention du reste de l’industrie en 2018, lorsqu’elle a remporté le L’Oréal Professional Young Talent Award pour sa collection de fin d’études à la Central,I Forgot Home. Sa finesse technique pour le travail du cuir et son goût pour les matériaux récupérés ont fait forte impression.

Parallèlement à l’utilisation du cuir d’équipement de football récupéré, la démarche artistique et l’esthétique de Russo présentent un aspect dystopique. Ses corselets et ses corsets ornementés (dont certains figurent dans la dernière vidéo de FKA Twigs «Home With You») ressemblent à des armures à la fois rétro et futuristes parées pour l’apocalypse. Les costumes de films comme Mad Max : Fury Road, Cherry 2000 et Blade Runner explorent le concept de récupération de rebuts d’un écosystème dégradé en dernier recours, en assemblant des composants anciennement considérés comme à la fine pointe. L’équipement sportif semble souvent relever de la science-fiction, il est élégant et lustré, et rappelle le mouvement, la vitesse et la dextérité. Cependant s’il ne reste qu’une seule chaussure ou qu’on arrache la sangle à Velcro d’un protège-tibia, ces objets robustes et efficaces deviennent inutiles. Russo transforme les déchets des sportifs en créations dorées aux allures presque cérémonielles. «Elle avait un caractère très affectif pour moi», explique-t-elle au sujet de sa collection de fin d’études et de sa première exploration de ce qui constitue maintenant son esthétique emblématique. «Je me sentais si loin de chez moi, ça faisait longtemps que je n’étais pas rentrée à la maison. J’ai utilisé des objets qu’on m’avait donnés pour créer ma première collection et j’ai réutilisé tout le cuir. En extrayant l’énergie de cet équipement oublié et de ces souvenirs, elle crée de nouvelles ressources durables. Poursuivant actuellement une maîtrise en tricot à la CSM, Russo continue d’explorer le thème des souvenirs en créant des uniformes destinés à vivre pour toujours.
Rebecca Storm
Paolina Russo
Tu as grandi à Markham — t’intéressais-tu déjà à la mode à cette époque?
Je fréquentais une école secondaire qui offrait un programme spécial de beaux-arts. Je ne comprenais pas vraiment le concept de mode. Je ne comprenais pas la créativité en dehors de la peinture et du dessin, car c’est à cela que se limitaient les cours d’art à l’école. [On se dit] «Je suis créative», et à l’école on nous dit «Peignez, dessinez ou sculptez une oeuvre», et si on ne réussit pas, c’est que nous ne sommes pas créatifs. J’ai visité Londres à 16 ans, c’était la première fois que je quittais le Canada. J’ai suivi un cours d’été d’art performatif, de mode et de tissus, j’étais stupéfiée, car j’ignorais complètement l’existence d’exutoires créatifs comme celui-là. J’ai toujours adoré la mode, mais mon idée du concept se résumait à me rendre au Village des Valeurs pour acheter des vêtements. Je ne savais pas qu’on pouvait confectionner des objets soi-même. Il m’arrivait de coudre des habits, mais je n’avais jamais envisagé cette activité comme un travail.
Jouais-tu au football? Sinon comment as-tu développé cette esthétique?
J’ai pratiqué de nombreux sports de compétition quand j’étais jeune. Il s’agit d’un rite de passage commun en banlieue, car il n’y a absolument rien d’autre à faire. J’ai fait de la natation et du foot. La discipline que je pratiquais le plus au secondaire était le taekwondo, je me suis classée au niveau national. Quand j’ai entrepris la confection de ma collection de fin d’études, je suis allée à la maison et j’ai trié tout mon ancien équipement sportif et j’ai visité beaucoup de friperies pour ramasser des couvertures en crochet. J’avais l’impression que tous les objets récupérés que j’avais rassemblés représentaient l’endroit d’où je venais. Ma tante est directrice du club de soccer Markham et cela m’a beaucoup aidé, car elle a fait appel à la communauté en demandant aux gens de donner leur vieil équipement de sport, comme des chaussures et des ballons. Ce fut un effort collectif exceptionnel. Cela faisait tellement longtemps que je n’étais pas rentrée à la maison que j’avais l’impression que le reste de ma vie était un rêve. Je ne sais pas si tu comprends.
Oui, tu as presque l’impression de ne plus savoir qui tu es.
Oui! Quand je retourne à la maison, rien n’a changé, donc c’est comme si je remontais le temps. C’est ce qui me permet de garder les pieds sur terre. J’adore retourner à la maison, je suis très proche de ma famille. Quand je leur parle de ce que je fais, ils sont vraiment contents, mais ils ont leur propre style de vie. C’est un point de vue remarquable, car pour eux tout cela n’a aucune importance. J’avais l’habitude d’être entourée de gens tellement absorbés par la mode, c’est facile de le devenir, et ce sujet devient le centre de leurs pensées et vraisemblablement la seule chose qui compte. C’est bien de prendre du recul parfois. Cela m’aide à rester créative, sinon je me sentirais complètement vidée.


Crois-tu que de pouvoir t’évader de l’univers de la mode est important pour pouvoir continuer à —
Rester saine d’esprit?
Oui [rires].
C’est vraiment important! Les gens n’ont plus de passe-temps, ils oublient qu’il existe des champs d’intérêts en dehors de la sphère de la mode. Il est très important d’entretenir sa passion, ce serait horrible si je détestais mon travail. Je ne voudrais pas devenir blasée, ou contrariée parce que je suis stressée ou surchargée. Quand on arrive à Londres, c’est très intimidant, car l’industrie est très développée et il faut avoir des contacts et savoir se présenter. Il faut mener une bonne vie pour créer de belles choses, c’est la chose la plus importante. Les créations ne tombent pas du ciel, nous ne sommes pas des machines qui produisent de belles oeuvres à longueur de journée, il faut vivre des expériences pour arriver à créer quelque chose de beau. J’ai toujours eu ce sentiment, mais j’ai eu peur quand je suis déménagée ici, car ce n’est pas quelque chose que je constate dans mon entourage. Je me suis entêtée à rester fidèle à ma façon d’être, à qui je suis et à mon mode de vie. «Non» est un mot très important pour moi, car il est tellement facile de dire «oui» aux nouvelles occasions de travail. C’est plus difficile de dire «non» et de prendre soin de soi et de son état d’esprit. Je prends d’abord soin de moi, ce n’est pas que le travail passe en deuxième, c’est seulement que je dois penser à moi en premier, sinon je n’arrive pas à créer.
Il faut vivre des expériences pour arriver à créer quelque chose de beau.
Les designers émergents subissent davantage de pression qu’avant. Es-tu touchée par cette nouvelle réalité?
Il existe une pression énorme sur la façon d’émerger, le meilleur moment pour le faire et la vitesse à laquelle il faut le faire. La réussite ne suffit pas; il faut réussir vite et d’une façon particulière. J’ignore à quel point c’est sain, sur le plan commercial ou même dans la vie en général. J’aime faire les choses à mon rythme. Je suis têtue. Pour l’instant, je pilote ma propre affaire et je veux le faire aussi longtemps que possible, parce que je sais que ça sera pas toujours comme ça.
Ça me semble essentiel, mais difficile.
Ça l’est! Parfois, je trouve ça vraiment difficile. Mais je ne vois aucun avantage à me faire des reproches à propos de l’ampleur de ma réussite. Avec les réseaux sociaux, il est difficile de passer à côté de ce concept de réussite. Il est très vaste, la perception varie d’une personne à l’autre; j’ai vraiment le sentiment d’avoir réussi. Je suis restée fidèle à mes idées. Je suis ravie que les gens aiment les vêtements, mais ce qui me ravit encore plus, c’est que les gens comprennent l’énergie et le concept que j’essaie de transmettre, et qu’ils captent leur intérêt. À mes yeux, la plus belle récompense est de rencontrer d’autres créateurs animés par les mêmes idées que moi à travers mon travail. Aussi, d’avoir des occasions exceptionnelles de continuer à créer — c’est une des choses dont je suis vraiment reconnaissante.
Étant donné que tu travailles avec du matériel de sports d’équipe, que penses-tu du concept d’uniforme d’équipe? Essaies-tu de créer une sorte d’équipe ou de communauté?
Mes créations ne sont pas simples à porter, ce sont des pièces aux couleurs vives, dont plusieurs sont ajustées et plutôt audacieuses. J’adore les gens qui aiment être audacieux. Je ne sais pas si j’essaie de former une équipe, mais j’aime l’idée de communauté. Les vêtements de ma marque ne seront jamais créés pour répondre aux besoins de tous. Je ne confectionnerai jamais de trench ou toute une collection de manteaux ou de robes. Je crée ce que j’ai envie de créer, puis les gens peuvent se servir.



C’est bien que ta démarche soit authentique, plutôt que de chercher à satisfaire le public.
Oui, de satisfaire à ce cycle. Je n’aime pas cette idée de devoir présenter et vendre des collections saisonnières. J’adore la façon de faire des marques de streetwear: elles lancent des nouveautés quand bon leur semble. Il n’est pas obligatoire de suivre les saisons. Il suffit de lancer une vaste collection pour l’année, ensuite la mode changera. J’adore procéder de cette façon. Je collabore avec des organismes de bienfaisance qui me donnent leurs surplus de vêtements et de cuir, ce que j’apprécie vraiment. J’adore cette particularité de ma pratique; j’arrive à utiliser des matériaux inutilisables: des chaussures dépareillées ou des objets rayés en parfaite condition qui ne peuvent pas être vendus. En ce moment, je réfléchis à d’autres façons d’obtenir des dons.
La durabilité est un sujet controversé ces temps-ci, et il arrive souvent que des marques prétendent être durables, même si leurs pratiques ne le sont pas.
Je crois qu’en tant que jeunes designers, nous n’avons pas le choix d’adopter des pratiques durables comme les matériaux sont très dispendieux. C’est vrai aussi quand on est étudiant et qu’on achète des tissus. Quand j’étais à l’école, je n’achetais pas de tissus à cent livres le mètre. J’allais dans les magasins de chutes où on trouve les derniers rouleaux de tous les tissus invendables, c’est là qu’il fallait acheter. Je suis habituée à procéder de cette façon maintenant, et je vais continuer ainsi.


Combien de temps te faut-il pour confectionner un article?
Quand je travaillais le cuir, il me fallait beaucoup de temps pour confectionner un sac, des heures et des heures de travail pour terminer. Lorsqu’on divise toutes les étapes et qu’on procède presque à la façon d’une chaîne de montage, cela peut prendre une semaine pour fabriquer un article en cuir. Il me fallait une semaine pour en fabriquer trois. Je réalise la même étape sur chacun des articles, un à la suite de l’autre. Je reste concentrée et j’écoute des films en travaillant. Ce n’est que de la main-d’œuvre. J’ai montré à ma mère comment faire, donc parfois elle m’aide. Nous nous assoyons ensemble, nous regardons des films et nous crochetons. Je trouve ce travail très relaxant, parce qu’on crée quelque chose à partir de rien, puis on finit avec une superbe pièce faite à la main, c’est vraiment gratifiant. Je ne voudrais jamais que ce travail soit produit en série, ce n’est pas le but de ma démarche.
Tu as parlé de travailler en évoquant les thèmes des souvenirs qui s’estompent et de la nostalgie. Est-ce que le fait d’y penser en confectionnant tes créations t’aide à conserver ces souvenirs?
Le lien entre la nostalgie et la mode est presque un couteau à double tranchant. Dans son expression initiale, elle est pure, il s’agit d’une réponse directe à un souvenir ou à une idée, puis on l’oublie ou elle se dilue quand on voit les gens la porter. D’une certaine façon, cela permet de perpétuer le souvenir par le fait qu’il existe dans le monde. Avec du recul, c’est presque comme être nostalgique à propos des vêtements que je confectionne. Quand je les regarde, je me souviens exactement ce à quoi je pensais quand je les ai créés.
Je prends d’abord soin de moi, ce n’est pas que le travail passe en deuxième, c’est seulement que je dois penser à moi en premier, sinon je n’arrive pas à créer.
Comment veux-tu que tes confections soient portées? Le cuir récupéré des chaussures à crampons ou les protège-tibias semblent avoir été créés pour protéger la personne qui les porte.
La création durable consiste en grande partie à s’assurer que ce que nous fabriquons n’est pas dommageable pour l’environnement. Si vous travaillez en mode, vous devez pleinement vous y engager. Si vous fabriquez des objets neufs, vous devez vous assurer qu’ils sont de bonne qualité et qu’ils dureront toute la vie. Si je mets quelque chose au monde, je veux que cette chose dure toute la vie. Je ne suis pas là pour faire dans la facilité. Quelqu’un a acheté mon oeuvre parce qu’elle était spéciale, et cette personne la conservera toute sa vie. Je fais la même chose, c’est mon rapport à la mode. Je n’achète pas toujours des pièces de designer, car je n’ai pas les moyens. Mais si j’achète quelque chose que j’aime, je l’achète pour le garder toute ma vie. C’est ce qui détermine ma démarche créatrice. Je fabrique tous mes tissus moi-même, en tricotant, sinon je récupère du cuir. Je confectionne des objets durables.
- Entrevue: Rebecca Storm
- Photographie: Rebecca Storm
- Traduction: Kimberly Grenier Infantino
- Date: 28 octobre, 2019