Les pères de la mode rap
Genèse d’une esthétique mise au monde par Sean John, Rocawear et Phat Farm
- Texte: Kevin Pires

Dans un article publié en 2002, l’indétrônable rédacteur mode du New York Times Guy Trebay a rendu visite à Diddy alors qu’il était en pleins préparatifs d’un défilé de plus de 1,24 M$ pour Sean John. Décrivant la tenue du rappeur lors de l’entrevue, Trebay a écrit : « M. Combs est vêtu d’un simple t-shirt et d’un jean ample, le tout couronné d’un crucifix incrusté de diamants digne d’un prince d’Espagne et d’une bague sertie d’un solitaire gros comme un bouchon de bière. » Voilà qui pourrait donner lieu à une intéressante étude de contrastes. Un peu plus loin, Trebay parle du moment où Diddy a donné le signal d’ouverture de la bourse de New York, affirmant : « Parmi les gens présents, certains se seront certainement rappelé que la dernière fois où M. Combs avait fait une apparition publique au centre-ville, c’était pour entendre le verdict de son procès pour avoir transporté clandestinement une arme dans une boîte de nuit – accusation dont il fut finalement acquitté. » Alors que le succès de Sean John ne démentait pas, Diddy était vu comme un curieux énergumène; une anomalie dans l’industrie de la mode, aux yeux de laquelle il n’était qu’un intrus qui avait tiré profit d’une Amérique blessée au cœur par les attentats du 11 septembre, et qui cherchait à se divertir à tout prix afin d’échapper à la menace terroriste qui planait désormais sur le pays.

Trebay ignorait sans doute qu’il était en train d’établir une dangereuse dichotomie en décrivant la réorientation de Diddy. Précisant que celle-ci pourrait bien avoir à faire avec la « disparition du “vendredi décontracté”», il suggérait que cette métamorphose en tant que designer « pourrait résulter d’un désir d’aseptiser les parties moins salubres de son passé. » Trebay n’avait rien compris. Ce que Diddy démontrait, c’était plutôt la possibilité qu’il puisse être ces deux hommes à la fois – celui au passé « insalubre » et celui inspiré par les costumes proprets de Savile Row.

Dès le milieu des années 90 et tout au long des années 2000, on a assisté à la prolifération de nouvelles marques fondées par des vedettes du rap réincarnées en designers. Ceux-ci allaient façonner le look de toute une décennie, établissant non seulement les fondations sur lesquelles Kanye allait bâtir son empire, mais préparant aussi le terrain pour la montée en force du streetwear, qui allait bientôt révolutionner le paysage. Le succès commercial de ces marques, porté par une Amérique qui en avait assez du look grunge, fut si fulgurant que même l’intelligentsia de la mode – si prompte à livrer de grands discours anachroniques sur la notion de bon goût – ne put l'ignorer. La force de leur vision résidait justement dans leur désir de s’affranchir des grands diktats de la mode, pour qui le style vestimentaire était tributaire de la classe sociale. Ils ont réussi leur pari en positionnant non seulement l'Amérique noire comme une source d'inspiration aux multiples facettes – dans laquelle bien des designers blancs avaient puisé sans nécessairement l’admettre – mais aussi en mettant celle-ci bien en évidence sous les projecteurs.

Ces marques ont redéfini l’uniforme du pouvoir en troquant le complet-cravate contre un survêtement de velours chatoyant. Le costume de l’homme d’affaires, symbole du capitalisme corporatif, était désormais une option plutôt qu’un standard. S’ensuivraient bientôt la dissolution du code vestimentaire et l’avènement du look athléchic et de ses déclinaisons haut de gamme qui allaient devenir la pierre d’assise de marques comme Vetements. Plutôt que de s’inspirer de ce qui se faisait sur les côtes européennes, qui furent longtemps le berceau des nouveaux arrivages de la mode, ces marques ont tiré profit de leur propre patrimoine, puisant dans la culture noire comme dans la tradition sportswear américaine.


Plusieurs campagnes de Rocawear mettaient en vedette Jay-Z lui-même, dans toutes sortes de contextes. On voyait par exemple Jay-Z à l’opéra, en après-ski, en safari ou dans un club. Le concept pourrait être résumé par la signature qui accompagnait les premières pubs : « It’s not where you’re from, it’s what you roc. » (L’important n’est pas d’où vous venez, mais ce que vous portez.) Plus tard, les annonces de Sean John mirent en scène le designer dans des hélicoptères et des penthouses, ou encore s’adressant directement à la caméra en pointant du doigt le spectateur. Dans l’une des campagnes de Sean John Kids, son fils avait pris sa place au bout d’une grande table de réunion – une façon d’illustrer le pouvoir de cette génération élevée dans la ouate et dont les marques sport américaines comme Ralph Lauren avaient fait leurs choux gras. Russel Simmons fut toutefois celui qui aborda ces changements de paradigme de la façon la plus explicite, avec des slogans comme « Classic American Flava » (Grand classique américain) et « The New American Dream » (Le nouveau rêve américain). Une réinterprétation dont la signification profonde n’échappera point à sa cible. Dans un article datant de 1994 traitant de l’ouverture d’une boutique Phat Farm dans le quartier SoHo, une jeune fille de 17 ans originaire du Bronx, Melissa Gruenler, résumait cette proposition en quelques mots : « Ils essaient de donner au hip-hop un air classique. »
La mode a toujours comporté une part de fantaisie, ou du moins, misé sur notre conscience tacite du fait que nos fantasmes peuvent momentanément devenir des réalités – à condition d’avoir le look de l’emploi. « Faire comme si, en attendant de pouvoir faire comme ça » est l’un des grands crédos fondateurs de l’industrie et de l’Amérique tout entière. Nous choisissons notre vestiaire en fonction de la ligue dans laquelle nous voulons jouer. Nous adoptons une attitude de star en espérant ultimement briller au firmament de la célébrité. Nous créons des vêtements qui nous permettrons de nous approprier un nouveau créneau de marché. Diddy, Dash, Jay-Z et maintenant Kanye ont fabriqué leurs propres constellations. Ils ne cherchaient pas à avoir le monopole de la jeunesse ou à avoir l’air cool (deux obsessions fréquemment rencontrées chez les modeurs). Ils voulaient tout simplement prendre la place qui leur avait été refusée. Au fil de sa carrière – que ce soit avec sa musique, ses designs ou ses discours – et bien qu’il ait lui-même été occulté à ses heures, Kanye a contribué au démantèlement granulaire d’un double standard qui glorifie les produits de la culture noire, mais qui récompense rarement ses artisans. En 2013, lors d’une apparition à l’émission Jimmy Kimmel Live!, Kanye a décrit la préoccupante pénurie de designers masculins noirs sur les passerelles des grands défilés parisiens. Diddy l’a secondé dans une entrevue accordée au journal Washington Post en 2016, dressant un parallèle entre la quête de Kanye et la sienne, unies par un même désir d’être entendus. Or, le milieu de la mode continue de plagier la culture noire sans jamais mentionner ses références.


Ces marques ont redéfini l’uniforme du pouvoir en troquant le complet-cravate contre un survêtement de velours chatoyant.
Dans cette même entrevue, Diddy – qui mentionnait s’être inspiré de Ralph Lauren et de Tom Ford par le passé – se remémorait un message qu’il avait reçu de Kanye : « Regarde! T’es partout sur mon mood board! » Alors que la dernière cuvée de designers défriche Tumblr à la recherche d’inspirations pour leur prochaine collection, l’héritage de Diddy et Jay-Z se perpétue à travers les nouveaux canons de la mode. Il suffit d’ouvrir l’œil (même à moitié) pour percevoir leur empreinte aux quatre coins du monde, alors que des jeunes de partout redécouvrent et se réapproprient leur style avec un enthousiasme chaque fois renouvelé. Les Diddy et les Jay d’hier sont devenus les Kanye d’aujourd’hui.


Nous adoptons une attitude de star en espérant ultimement briller au firmament de la célébrité.

- Texte: Kevin Pires