La sélection littéraire de Sarah Nicole Prickett
En prévision de l’automne (et des temps plus obscurs), pensez conspiration, fausse blonde, Don DeLillo et Danzy Senna
- Texte: Sarah Nicole Prickett
- Photographie: Thomas McCarty
- Stylisme: Romany Williams

Ici, dans la quatrième édition de la série sélection littéraire, Sarah Nicole Prickett, auteure, éditrice et relectrice, recommande huit livres chéris. Du nombre: des mémoires, un Didion, une brève, captivante réhabilitation de la beauté.
Le photographe Thomas McCarty illustre les recommandations de Prickett. Shooting mis en style par Romany Williams, tenu au Centre canadien d’architecture.

Le modèle porte manteau Pushbutton. Image précédente : manteau Acne Studios, leggings Max Mara, boucles d'oreilles Marni, foulard Loewe et chaussures à talons hauts Bottega Veneta.
Libra de Don DeLillo
Au fond, je suis sûre que Don DeLillo sait qui a tué John F. Kennedy, Jr. et qu’il a écrit un roman là-dessus pour faire comme s’il essayait de deviner, en faisant de simples suggestions, en retournant les cartes l’air de rien. Il y a la façon dont il parle de «surprise» et, à l’opposé, la façon dont il parle de l’«histoire». Sa façon, aussi, de parler de «secrets», sauf quand il révèle un secret. Le roman a été inventé à cette seule fin, non? Le Dit du Genji n’a rien à voir avec la fiction, et tout à voir avec l’écoute. Personne n’écrit intentionnellement de la fiction. Un jour, à une fête, un homme qui était à la fois une connaissance de DeLillo et un menteur m’a confié qu’il était convaincu, du moins c’est ce qu’il disait, que la femme de DeLillo avait fait partie de la C.I.A., mais ça ne m’a pas intéressée autant que de découvrir, quand j’ai googlé «femme de DeLillo», que celle-ci porte le même nom – Barbara Bennett – qu’une chanteuse de la Nouvelle-Orléans qui connaissait Clay Bertrand – de son vrai nom Clay Shaw – avec qui il lui arrivait de prendre un verre au même bar où, un jour, elle a vu Oswald. Que ce soit cette coïncidence qui m’ait fascinée et non pas la rumeur susmentionnée explique sans doute que j’aie lu Libra trois fois. Il y a toujours un autre niveau. Comme dit Joy Williams: «Pour moi, Don DeLillo est un avant-gardiste. Personne n’a encore saisi ce qu’il fait.» Le gouvernement y compris…

Le modèle porte t-shirt Totême, veste sans manches Lemaire, jeans Lemaire et boucles d'oreilles Lemaire.
The Changeling de Joy Williams
Quand je vois une femme enceinte et heureuse, j’ai toujours l’impression de voir une fille qui monte les escaliers dans un film d’horreur. Évidemment, j’adore The Changeling, sorte de fable moderniste et ménagère où une mère pour qui un enfant suffit plus qu’assez se retrouve sur une île au milieu d’innombrables enfants... et ne peut s’enfuir. Pearl est jeune, elle est veuve et exceptionnellement vulnérable, elle a une connexion particulière avec le ciel et elle a toujours froid. À ses yeux, les enfants se comportent comme des ivrognes. Elle est bien placée pour le savoir. L’intrigue ressemble à un tarot qu’on aurait tiré, hiératique et trompeusement arbitraire, et souvent, quand elle répond aux questions, elle fait regretter au lecteur sa curiosité. C’est un roman diabolique, et très réaliste. Comme dit Don DeLillo: «Parmi les voix américaines, celle de Joy Williams en est une essentielle, qui nous offre une nouvelle manière d’entendre la langue vivante de notre époque, ses fausses notes, son humour grinçant – qui constitue un courant souterrain étrange, sauvage et vigoureux que nous méprenons parfois pour l’ordinaire.»

Le modèle porte robe courte Pleats Please Issey Miyake, blazer Maison Margiela, pantalon The Row et boucles d'oreilles Faris.

Le modèle porte robe courte Pleats Please Issey Miyake et blazer Maison Margiela.
Star de Yukio Mishima
«Faut lire Hemingway debout, Basho en marchant, Proust dans un bain, Cervantès à l’hôpital, Simenon dans le train (Canadian Pacific), Dante au paradis, Dosto[yevsky] en enfer, Miller dans un bar enfumé avec hot dogs, frites et coke... Je lisais Mishima avec une bouteille de vin bon marché au pied du lit, complètement épuisé, et une fille à côté, sous la douche», écrit Dany Laferrière, le très drôle auteur montréalais, dans son roman publié en 1985 Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Je présume qu’il lisait Confession d’un masque. Je préfère Star, une œuvre plus féminine, plus flamboyante, plus fine – c’est un court roman – et franchement humoristique. Les vraies stars n’arrivent jamais, pense Rikio, jeune acteur en vue et double de Yukio, qui décide de ne pas assister à sa propre fête, donnée pour ses vingt-quatre ans, qui se tient chez lui. Se présenter, c’est pour les acteurs de deuxième ordre en manque d’attention. Égotisme, masochisme, sentiment de ne pas être humain, goût pour l’ersatz, fascination pour les lames, collants blancs, «incapacité» d’aimer les femmes et suicide comme dernière (ou première) preuve valide de l’existence, voilà les thèmes déployés par l’auteur, qui les mixe à une intuition nouvelle du potentiel destructeur de la célébrité qui donne à l’œuvre nisus toward superstardom moins l’apparence d’un retournement que celle d’une volonté de mourir qui va en croissant. Il faudrait faire lire Star à ceux et celles qui ont besoin du regard des autres. Personnellement, je l’ai accompagné d’un vin pâle et perlant, et terminé avant ma troisième coupe, mais quand je me suis levée, j’avais la tête qui tournait.

Le modèle porte débardeur Helmut Lang, manteau Acne Studios, lunettes de soleil Chloé et boucles d'oreilles Sophie Buhai.
Democracy de Joan Didion
_ Democracy_ est un roman de Joan Didion. Qu’on se le tienne pour dit.

Le modèle porte chemise à boutons Dries Van Noten, manteau Martine Rose, pantalon Lemaire, sac messager Loewe et chaussettes Wolford.

Le modèle porte chemise à boutons Dries Van Noten et manteau Martine Rose.
Where Did You Sleep Last Night? de Danzy Senna
J’ai mis la main sur ce récit généalogique de Danzy Senna parce que j’en avais marre d’acheter et de racheter – à cinquante dollars – un certain recueil des romans de sa mère, des romans tellement hors du commun, en fait, que mes amis les plus différents étaient pareillement susceptibles de les trouver extraordinaires et de ne jamais me remettre le recueil en question. Peut-être que j’avais besoin d’un autre point de vue, et on peut compter sur les écrits fielleux d’enfants nés de parents marginaux pour leur tendance à la déconstruction. Cela dit, j’ai vite compris que Senna, avec un sous-titre comme «Une histoire personnelle», proposait quelque chose d’assumé, loin du mythe des origines, qui s’apparente à une reconstitution, comme font les détectives, de scènes familiales. La première phrase est parfaitement cristallisée : «En 1975, ma mère quittait mon père pour la dernière fois.» Ce n’est pas nécessaire de savoir d’entrée de jeu que la mère est Fanny Howe et que le père est Carl Senna pour s’intéresser à ce qui suivra, une minutieuse enquête sur un mystère véridique, ie. non pas pourquoi deux poètes ont divorcé, mais bien comment, au départ, un Noir de l’Alabama portant le nom d’un boxeur mexicain s’est trouvé à marier une fille aux yeux et au sang bleus du Massachusetts. (Attention: l’assassinat d’un certain Kennedy y a à voir.) «Ensemble, ils allaient snober l’histoire qui les divisait et créer chez nous une utopie anhistorique», réfléchit Senna, en examinant une photo de mariage, Carl en veste Nehru, Fanny en robe courte lamée or. «Quand leur mariage a drastiquement pris fin – quand l’histoire les a rattrapés, pourrait-on dire – pour eux et pour ceux qui en ont été témoins, il a dû s’agir de l’échec d’une promesse beaucoup plus grande que leurs simples vœux de mariage».
Quant aux états d’âme contradictoires de Senna, ils sont tus ou donnés, discrètement, à décoder. On parle ici d’une romancière, dotée d’une drôle d’objectivité ironique, une voix de laquelle tout écho des parents a été effacé. Ma scène favorite se déroule à la bibliothèque du centre-ville de Los Angeles. Sur une table près d’une fenêtre, sont empilés des livres à propos des Howe, des Quincy, des DeWolfe – à propos d’une histoire maternelle aussi riche que l’histoire paternelle est pauvre. Les stores sont ouverts. Senna regarde des itinérants, dehors. C’est une scène qu’elle pourrait avoir choisie, ou non, pour son air désolé. «J’ai vu une femme aussi maigre que Karen Carpenter, écrit Senna, s’agenouiller et déféquer en plein jour, dans une fontaine vide.»

Le modèle porte chemisier Lemaire, cargos Balenciaga, bague All Blues et chaussures plates Prada.
On Beauty and Being Just d'Elaine Scarry
Un jour, je suis tombée sur un tweet qui demandait s’il existe des blondes de génie, une question visiblement motivée par l’envie de dire n’importe quelle niaiserie sur les «blanches». Oui. Il y a Jacqueline Rose. Il y a aussi Joan Didion, même si elle était plutôt châtaine. Et il y a Elaine Scarry, la plus blonde de toutes, radicalement brillante.

Le modèle porte manteau Acne Studios, leggings Max Mara, boucles d'oreilles Marni et foulard Loewe.
Women in Dark Times de Jacqueline Rose
Rose a publié son Gesamtkunstwerk sur les femmes contre l’histoire pendant l’été 2015, en pleine vague d’émancipation féminine, alors que personne ne soupçonnait ce qui était sur le point d’arriver. Peut-être Rose s’en doutait-elle. (Soulignons que le mot «Hillary» n’apparaît nulle part dans son livre.) Depuis, nous avons assisté à la problématisation généralisée de la masculinité, qui semble inhérente au pouvoir, de même qu’à une déferlante de vengeance des abusés comme des désabusés. L’ampleur du phénomène tient, en partie, au fait que le vent semble réellement avoir tourné et que les fondements (j’imagine que je veux dire «discours libéraux») manquent souvent de profondeur. Mais en parallèle, nous connaissons un ressac brutal. La misogynie, tellement hideuse qu’elle trouve le moyen de revenir dans l’air du temps, est de nouveau cool; elle séduit les esprits assujettis aux modes, les gens qui s’emmerdent ou qui se croient à contre-courant, alors que pendant ce temps, même les filles les plus communes s’inquiètent des droits des femmes. Sauf que les droits des femmes n’ont encore rien de «commun» (dans son sens fort). Comme l’a dit un romancier populaire dans ses mémoires, intitulées en hommage au manifeste d’Hitler: Les périodes sombres n’ont jamais été aussi sombres.
Trois porteuses de vérité, des femmes parties trop tôt, se partagent la tête d’affiche du livre de Rose : Rosa Luxemburg, révolutionnaire juive et polonaise, Charlotte Salomon, peintre juive et allemande, et Marilyn Monroe, actrice accomplie et artiste géniale. Cette dernière représente une sorte de cas limite de la représentation des femmes. Profondément solidaire de la classe ouvrière, Monroe refusait d’être la propriété des studios, parce qu’elle considérait appartenir au peuple – peut-être même plus qu’à elle-même. L’argent, elle en voulait assez pour empêcher ceux qui en ont trop de contrôler sa destinée, sachant mieux que quiconque que l’attention est une monnaie sans valeur. En contrepartie du manque de respect, c’est du temps qu’elle prenait : «C’est parce que Laurence Olivier avait insulté [Monroe] en lui disant de se contenter d’avoir l’air sexy que, de son propre aveu, elle avait commencé à arriver en retard», écrit Rose.

Le modèle porte cardigan Prada, leggings Totême, chaussures à talons hauts Balenciaga et bague All Blues.
Talk Stories de Jamaica Kincaid
Kincaid se la jouait fausse blonde avec des sourcils en trompe-l’œil et l’improbable accoutrement d’une garçonne de six pieds quand, à l’âge de vingt-six ans, elle s’est mise à incarner le New York du New Yorker. «C’est une époque de ma vie où je m’intéressais tout particulièrement à la frivolité», confie-t-elle dans une entrevue accordée en 2013 à propos de sa célébrité de la fin des années 1970, époque où les auteurs branchés avaient comme jamais la cote. «J’étais un personnage, en quelque sorte. Je passais des heures à m’habiller, puis je me rendais aux bureaux du New Yorker et je traînais là avec mes amis Ian Frazier et George Trow. Puis, nous sortions prendre un verre. Mais tout ça n’était qu’une façade.» Elle ajoute : «Pour montrer à quel point j’étais frivole: j’étais choriste pour une trans qui s’appelait Holly Woodlawn – une égérie d’Andy Warhol. Je voulais être choriste. Pas chanteuse, par contre, parce que je ne savais vraiment pas chanter.»
Plus tard, Kincaid allait écrire des romans dont on a souvent salué le lyrisme, mais à la base, elle faisait tout simplement partie des Lou Reed, des Siouxsie Sioux, des Billie Holiday, des gens qui, sans rien faire, ont tellement de voix qu’ils n’ont pas vraiment besoin de chanter. Ses articles pour Talk of the Town n’étaient pas signés (ça marchait comme ça), mais c’était tout comme, parce que peu importe le sujet – un concours de beauté, l’industrie des événements disco, la vie d’une douzaine de gens, du maire au gars du stationnement, par une belle journée d’automne à Manhattan – il n’y a jamais eu (il n’y a toujours pas) de confusion possible. De la légèreté sans relent de vanité, c’est-à-dire un des effets les plus fragiles et insaisissables de l’écriture hors fiction, caractérise les paragraphes qu’elle cisèle. Kincaid est douée pour la liberté et pour cette raison, on lui fait confiance. «Tiens-toi avec les gens les plus cool.» C’est le conseil que lui aurait donné son père, et qu’elle donne au lecteur, sans préciser qui sont ces gens et ce qui les rend cool, dans un compte rendu des festivités du 4 juillet qui est une des choses les plus attendrissantes que l’on puisse lire sur l’Amérique. Quand quelqu’un me demande une suggestion de lecture, si je ne connais pas ses goûts particuliers ou si je n’ai pas envie de me creuser la tête, c’est Kincaid que je recommande.
Sarah Nicole Prickett est une auteure canadienne.
- Texte: Sarah Nicole Prickett
- Photographie: Thomas McCarty
- Stylisme: Romany Williams
- Assistant photographe: Devon Corman
- Assistant styliste: Kimberley Bulliman
- Coiffure et maquillage: Carole Méthot
- Modèle: Hunter / Elite Toronto
- Production: Alexandra Zbikowski
- Assistance à la production: Yza Nouiga
- Traduction: Isabelle Lamarre
- Lieu: Canadian Centre for Architecture
- Date: 20 septembre 2019