En février dernier, la cinquième collection de Sander Lak pour Sies Marjan révélait les affinités chromatiques du directeur artistique avec Douglas Sirk, le cinéaste dont le travail rime avec les mélodrames des années 1950 et le miracle saturé du Technicolor trichrome. «Je cherche à peindre avec un étrange pinceau», mentionne Sirk dans une entrevue de Film Comment, en 1978. Vingt ans plus tôt, François Truffaut soulignait le travail de Sirk et son utilisation «vive et franche» de la couleur, «vernie et laquée au point d’en faire hurler un peintre». Truffaut poursuivait: «Ce sont les couleurs de la civilisation du luxe, les couleurs industrielles qui nous rappellent que nous vivons à l’ère du plastique».

Vive. Franche. Étrange. Plastique. Les mêmes mots pourraient aussi bien décrire la vision de Lak, qui a fait défiler sur le podium des modèles, hommes et femmes, en une parade de matériaux luxuriants. Les designs de Lak, qui semblaient possédés par le contraste, donnaient à chaque morceau un éclat encore plus intense. Conflictuel. Le bleu qui saigne sur le rouge. La sophistication improbable d’un pli. Les propriétés émotives saisissantes d’un trench en cuir rose intestin.

Des tons métalliques scintillants de brun roux, acajou, arc-en-ciel et une robe rappelant la patine verte du cuivre oxydé étaient enveloppés de tulle noir ou portés en superposition sous des peaux de mouton menthe et merlot psychédéliques. Des nuances de violet, du pervenche au prune en passant par le pourpre, faisaient sentir leur étendue, quasi hypothétique. Et des teintes ternes, aussi – tout un spectre de couleurs oursin.

Tandis que le carrousel coloré de satin martelé et de crêpe de Chine se montrait irrésistiblement langoureux, flottant nonchalamment d’un bout à l’autre du podium, il y avait une tension. De petites tourmentes. Un sentiment d’anxiété symbolisé par les coupes cintrées et les plis signatures du designer. Des fronces et ces rosettes, qui traînent, ici et là. Ce que Lak appelle «la phonétique des vêtements». Des détails qui font qu’un pull de cachemire semble affirmé, sans être guindé ni hautain. Des pulls de cachemire ténébreux, tourmentés. Enchaînant les paroxysmes visuels, le défilé de la collection automne-hiver de Sies Marjan était pur mélodrame, non sans rappeler le teint bleuté de Lauren Bacall dans Written On the Wind, ou encore le visage chérubin de Jane Wyman – prismatique, interdit – dans All That Heaven Allows.

Les ressemblances entre, disons, la théorie de la couleur de Lak et l’univers vif de Douglas Sirk ne se limitent pas au septième art. La comparaison est beaucoup plus intuitive et profondément ancrée dans le premier amour du designer de 35 ans: les films. Jurassic Park, surtout. Dès un très jeune âge, Lak voulait devenir cinéaste et s’identifiait non seulement aux histoires et aux personnages à l’écran, mais aussi aux trames sonores, aux costumes, aux décors, bref, au spectacle dans son ensemble et à l’alchimie collaborative essentielle à une production. «Je ne pouvais pas échapper aux films. Ce garçon, dans Jurassic Park, c’était moi. J’étais Elliot, dans E.T. Ma chambre était remplie d’affiches de films, de livres de films, de produits dérivés de films», me dit-il un matin de mai, dans la salle d’exposition de Sies Marjan – un espace blanc comme neige, laqué, décoré de fourrure et de meubles aux structures chromées, au fond du studio de 930 mètres carrés situé sur la West 26th Street.

«J’ai fait des films avec des amis qui n’ont jamais aimé ça autant que moi, parce que je suis perfectionniste. Pour moi, c’était un vrai tournage, mais pour mes potes, c’était juste un autre passe-temps entre le foot et la télé. Je voulais gagner un Oscar. Ce n’était pas un jeu. Après une heure ou deux, ils me disaient: “Ouais, Sander, ça ne fonctionnera pas”. Mais moi, j’étais jeune et je me demandais: Qui est Laura Dern? Dans quoi d’autre joue-t-elle? C’est quoi, Blue Velvet

L’attrait qu’exerce le cinéma sur Lak n’a jamais faibli. Sa fixation reste inébranlable, mais il tient à préciser qu’il n’a aucun intérêt pour la réalisation de films de mode. «Selon moi, le cinéma est une façon merveilleuse de s’évader. Je ne veux pas qu’il y ait cette lourdeur, ce poids que porte la mode parce que c’est ma profession. Mais je lis sur le cinéma chaque jour. Je connais tous les chiffres du box-office. Une des choses que je préfère regarder, c’est les tables rondes de Hollywood Reporter. Elles sont incroyables, je suis fou de ça. Les scénaristes, les acteurs, c’est super, mais j’ai un faible pour les discussions de producteurs, parce que ce sont les héros méconnus; leur travail est invisible». Je demande à Lak s’il a un épisode favori, et il me répond sans hésiter: «Celui avec Oprah Winfrey, Julia Roberts et Lupita Nyong’o. Je dois l’avoir vu cent fois. Je l’adooore. Quand je n’ai rien à regarder, c’est ce que je fais jouer».

Né au Brunei le 23 juin 1983 de parents hollandais, Lak a déménagé souvent, parce que son père, Sies, était ingénieur pour Shell. «Ma mère, Marjan, a décidé de suivre mon père quand il a commencé à travailler pour Shell. Elle était lassée de la Hollande et mon père n’a jamais vraiment aimé l’endroit non plus, ils ont donc accepté facilement. Ils sont allés en Norvège et en Oman, avant d’atterrir au Brunei». La famille dont Lak est l’enfant du milieu a ensuite déménagé en Malaisie, puis dans la forêt tropicale du Gabon, en Afrique centrale. «On emballait nos affaires, on partait, et on arrivait dans une nouvelle maison qui devenait la nôtre, ramassant des souvenirs au passage, me raconte-t-il. Mes parents étaient comme ça. Je n’ai jamais eu le mal du pays».

À la mort de son père, Lak avait 10 ans et vivait avec sa famille à Aberdeen, en Écosse. Sa mère a décidé de retourner en Hollande, où elle s’est remariée peu de temps après. «On était un peu comme la tribu Brady», dit Lak à propos de sa famille recomposée.

Même si l’amour du cinéma est venu en premier, celui de la mode est arrivé bien vite. «J’étais ce jeune qui allait à la boutique Prada sans avoir l’argent, raconte-t-il. J’espérais que le vendeur ne remarquerait rien et ne me dirait pas de foutre le camp. Je sais ce que c’est d’économiser pour quelque chose qui nous obsède et de ne pas avoir de quoi manger pendant un mois. J’ai vécu ça plusieurs fois. Pour moi c’est ça, la mode. Et je trouve ça merveilleux».

Après avoir étudié à Londres avec Louise Wilson, au Central Saint Martins, Lak a travaillé à New York (Marc Jacobs), à Paris (Balmain) et à Anvers (cinq ans avec Dries Van Noten) avant d’être approché en 2015 par Joey Laurenti, aujourd’hui directeur général de Sies Marjan. Trois ans (et une victoire du prix Emerging Talent du CFDA) plus tard, l’entreprise – qui compte Beyoncé, Zoë Kravitz, Bria Vinaite, Céline Dion, Isabella Rossellini et Bella Hadid comme admiratrices – est composée de 34 employés, dont 15 travaillent à l’atelier. Selon Lak, un esprit collaboratif et introspectif règne au studio, mais toujours au service d’une vision commune, à laquelle contribue certainement un penchant aigu, empreint de vulnérabilité, pour la couleur et la composition.

Josef Albers, Helen Frankenthaler, Sheila Hicks, Jim Henson: voilà les artistes qui viennent à l’esprit lorsqu’on est chez Sies Marjan, dans cette abondance incroyable de choses, de rouleaux de tissu, de bibliothèques hautes comme les murs. Facile de tomber sous l’influence des influences de Lak. Je me suis surprise à me demander si la bouteille de Gatorade Iceberg sur son bureau en faisait partie – la fraîcheur du liquide turquoise est si proche de certains designs laminés, holographiques de Lak. À côté de sa bouteille de Gatorade reposaient un jouet Mon petit poney rose, un tube d’hydratant Clinique, un exemplaire de The Sun and Her Flowers de Rupi Kaur, des surligneurs mauves, de la gomme à mâcher à la menthe, et le livre sur l’exposition de Sharon Hayes, There’s So Much I Want To Say To You.

Ce qui prend forme au studio Sies Marjan, c’est l’harmonie naturelle des instincts et des talents, et la promesse de singularité. «On est tous là, ensemble dans cette disco silencieuse, à faire chacun sa petite affaire. C’est la seule façon, vraiment, dit-il. Il y a des limites à ce que je peux faire. Je ne sais pas coudre. Je ne peux absolument pas faire de patrons. Je ne peux pas bâtir de décors. Mais je suis entouré des bonnes personnes – la crème de la crème –, qui croient aux mêmes choses que moi et me remettent en question parce qu’elles veulent qu’on atteigne l’excellence, ce qui fait que je me retrouve exactement comme un réalisateur de films. Et au bout du compte, le résultat, c’est la première».

Une qualité évidente rappelant un soir de première émane des designs de Lak. Les vêtements sortent, en grand, comme un soir de lancement: les matériaux captent et reflètent la lumière, ils sont flamboyants, ils brillent, brûlent comme des météores entrant dans l’atmosphère. Et il y a du mouvement. Une profonde compréhension du mouvement qui, encore là, est née de la cinéphilie de Lak. Ses designs imitent le flou, la coïncidence, le mystère d’une photographie de film. «Quand on regarde un vêtement, on réfléchit toujours à la façon dont il bouge. Je ne pense pas seulement au défilé, dit-il. Je pense au quotidien, à la vie. De quoi il a l’air dans votre placard, quand vous le décrochez, quand vous l’enfilez, et enfin quand vous l’offrez à votre fille. Comment bouge-t-il, comment s’adapte-t-il au monde? Qui est cette femme? Avec quoi d’autre le porte-t-elle? Et puis, va-t-elle au supermarché? A-t-elle une aventure? »

C’est le type d’histoires que Lak se raconte. Des trames narratives qui animent ses vêtements et qui, comme sa relation avec la couleur, donnent l’impression d’être dévoilées, révélées. Il assure que son utilisation tenace de la couleur, dont certaines teintes plus bizarres, repose sur la recherche de la beauté, de l’espoir. «Ça n’a pas besoin d’être soit un morceau Comme des Garçons, soit un pantalon de yoga. Pas besoin de choisir. Il y a quelque chose de libérateur dans le fait de porter de la couleur. Ça change votre visage, ça peut même vous rendre de bonne humeur».

Lak, qui dort dix heures par nuit, a choisi son appartement pour sa proximité au studio et son potentiel de sommeil supplémentaire. Il se décrit comme quelqu’un qui ne carbure pas au stress. Même les vêtements qu’il porte le matin de notre rencontre – de son cru, bien sûr – sont mous comme un pyjama. De la soie lavande qui, sur Lak, évoque Le petit prince de Saint-Exupéry. «Je ne suis pas le genre de personne qui doit vivre une rupture ou une situation horrible pour créer sa meilleure collection. Si j’ai bien dormi, je suis efficace. Je sais ce que je veux, et je garde le cap. Tout prend forme. Il y a tellement d’horreur dans ce monde. J’aime ce que je fais, c’est pour ça que je le fais. Et je veux aimer aimer ce que je fais. Je ne veux pas d’amour-haine. Et puis, on fait juste des vêtements».

Durga Chew-Bose est rédactrice principale chez SSENSE.

  • Texte: Durga Chew-Bose
  • Photographie: Marcelo Gomes