Sur mesure: les tailleurs iconiques du cinéma selon 8 écrivains
Pouvoir, charme et costume de circonstance
- Texte: Miriam Bale, Ashley Clark, A.S. Hamrah, Simran Hans, Manuela Lazic, Christina Newland, Ross Scarano, Olivia Whittick
- Illustration: Tobin Reid

Les costumes tailleurs emblématiques du cinéma effectuent un retour en force dans l’univers de la mode. Preuve en est, le costume Pagoda aux épaules rehaussées du créateur Pierre Cardin arboré par James Bond mourra bel et bien un autre jour, grâce à Balenciaga et au look porté par Marc Jacobs sur le tapis rouge. Les complets à double boutonnage amples, propices à la danse de Fred Astaire parsèment les défilés Gucci, tandis que les modèles à carreaux tirant leur teinte de gris, blanc spectral ou sable des costumes des films à suspense des années 1980 sont remis au goût du jour chez Acne Studios, Jacquemus et Lemaire. Durant la semaine de la mode de New York, des tailleurs à haute intensité dramatique font leur apparition chez Vaquera, Maryam Nassir Zadeh et Eckhaus Latta, chez qui on n’a pas résisté à l’envie de confectionner quelques pièces d’une somptueuse sobriété.
Tenue de pouvoir aperçue dans les scènes de tribunal, les films de gangsters américains de Martin Scorsese et l’œuvre de Michael Mann, le tailleur est un genre en lui-même. Pensons à Katherine Hepburn, Marlene Deitreich, Kim Novak et à la prestance de celles qui peuplent la catégorie foisonnante des Strong Female Lead. Quelle que soit l’époque, quel que soit l'événement où il figure, le costume tailleur dénote une maîtrise de soi, un niveau d’ambition et d’amour-propre enviables. Huit écrivains décrivent ci-dessous leurs itérations favorites de l’histoire du cinéma.

Le modèle (gauche) porte chemise , blazer Alexander Wang et pantalons . Le modèle (droite) porte chemise à boutons Maison Margiela, costume Maison Margiela, collier Maison Margiela, Maison Margiela et bottes Maison Margiela. Dans l'image du haut: polo Giorgio Armani, costume Giorgio Armani, blazer Helmut Lang et pantalon Helmut Lang.
Jackie Brown, 1997, Réal. Quentin Tarantino
Interprétée par Pam Grier, figure emblématique du courant Blaxploitation, l’héroïne qui donne son nom au film de Quentin Tarantino apparaît à l’écran de profil, se tenant sur un tapis roulant en marche dans l’aéroport de Los Angeles. Calme, confiante, circonspecte, elle est vêtue d’un costume d’hôtesse de l’air bleu marine, et la décence de sa tenue semble aller de pair avec son air de courtoisie professionnelle. Son uniforme est toutefois un «costume» à plus d’un titre : Jackie utilise son statut d’employée de compagnie aérienne mexicaine afin d’introduire clandestinement l’argent du trafiquant de drogue Ordell Robbie (Samuel L. Jackson) aux États-Unis.
Lorsqu’elle est démasquée par la police, l’alibi tombe mais le costume reste: Jackie tente d’aider les agents Ray Nicolette (Michael Keaton) et Mark Dargus (Michael Bowen) à capturer Ordell en prétextant une transaction dans un centre commercial. Depuis une cabine d’essayage, elle enfile un costume noir ajusté et une chemise blanche à col classique avant de faire discrètement glisser les billets vers la femme envoyée par Ordell.
Durant la scène précédant l’échange, Jackie aperçoit sa réflexion dans un miroir : le temps semble s’arrêter alors qu’elle contemple ce reflet aux traits honnêtes qui aurait pu être celui d’une femme ordinaire faisant les magasins – mais le moment est vite passé. Cette nouvelle tenue n’est encore qu’un costume qui lui confère l’apparence de la respectabilité. Jackie parvient à leurrer tout le monde et conserve une grande part de la somme tout en accusant Ordell d’avoir enfreint les termes de leur accord.
Lors de la scène finale du film, étant parvenue à berner aussi bien les autorités qu’Ordell. Jackie peut enfin être elle-même. Elle rend visite à Max Cherry (Robert Forster), seul homme voué à respecter son indépendance. En sa présence, elle avait été prompte à retirer les habits qui la réduisaient à ses choix professionnels. Vêtue d’un simple peignoir, elle lui avait fait écouter ses albums préférés. Radiante dans un jean, un haut blanc et un blouson surdimensionné immaculé, elle l’embrasse en lui faisant ses adieux avant son départ pour l'Espagne. Malgré son aplomb, le tailleur noir s’était avéré trop contraignant dans la lutte de celle qui n’avait cherché à être ni une hors-la-loi, ni une honnête citoyenne mais une femme libre.
Manuela Lazic est une rédactrice française vivant à Londres dont les écrits portent principalement sur le cinéma. Ses textes ont notamment été publiés dans le magazine Little White Lies, sur The Ringer, BFI et Sight & Sound.

Modèle (gauche et droite) porte polo Bottega Veneta, blazer Bottega Veneta et pantalon Bottega Veneta. Modèle (centre) porte veste Lemaire et jean Lemaire.
Paris, Texas, 1984, Réal. Wim Wenders
Lorsque nous apercevons Travis (Harry Dean Stanton), ce vagabond confus est dans un état de désordre mental et vestimentaire complet: égaré en plein désert texan, il est vêtu d’un tailleur maculé trois fois trop grand pour lui, d’une casquette rouge miteuse et de chaussures usées jusqu’à la corde. Son frère Walt ne tarde pas à lui porter secours et l’accueille dans la maison épurée de la vallée de San Fernando où il habite avec sa femme Anne et Hunter, un garçon de 8 ans élevé par le couple depuis plusieurs années et fils abandonné par Travis.
La première tentative de Travis pour renouer avec son fils est un désastre. Portant une simple chemise brune assortie à un jean bleu, il attend Hunter à la sortie des classes mais ce dernier le rejette. Durant une scène bouleversante, le clan se rassemble pour regarder des films 8mm représentant des moments en famille – Hunter constate alors que cet homme bizarre et fragile a déjà été un père joyeux et aimant – Travis se résout à faire mieux.
Avec l’aide de la femme de ménage Carmelita, Travis fouille dans la garde-robe de Walt à la recherche d’une tenue qui lui donnera l’air d’un vrai père, un «père riche.» Il choisit d’abord un élégant gilet gris pâle. Un changement de prise de vue soudain et abrupt s’ouvre sur un aperçu en contre-plongée montrant Travis devant les grilles de l’école. Le gilet est agencé à un blouson à boutonnage unique en coton souple, à une chemise rose pâle, une cravate brun foncé à motif et un fedora transformé par Travis en hybride amusant entre un sombrero et un chapeau bob. À des années lumières de l’état dans lequel il se trouvait au début du film, Travis incarne désormais la dignité et la classe, avec une touche d'humour irrésistible. Hunter approuve et, marchant du côté opposé de la rue, imite la démarche de son père alors que tous deux rentrent à la maison.
Fin mélange d’une émouvante légèreté et d’une brutalité émotionnelle saisissante, la scène du tailleur remet en perspective le vieux dicton «l’habit ne fait pas le moine». Le père biologique d’Hunter n’est devenu son père qu’en empruntant le costume de son propre frère, lui-même ayant assumé avec dévouement le rôle de figure paternelle durant la moitié de la vie du garçon. Quelques scènes plus tard, Travis et Hunter – et le film lui-même – abandonnent un Walt et une Anne consternés afin de partir en quête d’une nouvelle aventure.
Ashley Clark est responsable principal de la programmation du cinéma de répertoire et des films spécialisés à la Brooklyn Academy of Music, écrivain et journaliste.

Le modèle porte chemise à boutons Tiger of Sweden, costume Boss et cravate Boss.
The Long Goodbye, 1973, Réal. Robert Altman
Longtemps, tous les tailleurs à l’écran étaient gris. D’un gris parfois pâle, parfois foncé, voire bleuté à l’occasion, ils n’en restaient pas moins gris. Avec l’arrivée du film en couleur, les tailleurs noirs avaient perdu la cote auprès des cinéastes hollywoodiens. Le cinéma criminel demeurait quant à lui tourné en noir et blanc parce qu’il se déroulait la nuit en milieu urbain, peuplé d’ombres sont étirées ou striées, et qu’il coûtait moins cher à réaliser. Ce choix conférait aux films du genre un caractère brut et une couche de réalisme supplémentaire, le noir et blanc étant le propre du documentaire.
Dans le film noir de Fritz Lang The Big Heat (1953), Glenn Ford traque le meurtrier de sa femme dans le complet qu’il avait porté aux funérailles; mais c’est dans Johnny Guitar, film western en couleur réalisé l’année suivante par Nicholas Ray, que le costume noir revendique sa teinte de jais au moyen de l’éclatant procédé de colorisation Trucolor des studios Republic Pictures spécialisés dans la production de films de série B. Dans Johnny Guitar une foule quittant des obsèques adopte une formation en V et marche en direction de Joan Crawford et de son saloon. Menée par une Mercedes McCambridge déchaînée, cette horde de citoyens tout de noir vêtus s’avance vers Crawford (et vers nous) telle une volée de corbeaux. Ce voile ténébreux a la puissance menaçante des oiseaux du film The Birds.
Dans les années 1960, le tailleur noir atteint un apex cinématographique en devenant l’habit des tueurs à gages interprétés par Lee Marvin dans The Killers et Point Blank. Le caractère avant-gardiste de ce long métrage avait d’ailleurs pavé la voie à The Long Goodbye (1973) de Robert Altman. Le rôle du détective Philip Marlowe était joué par Elliot Gould dans cette adaptation du roman de Raymond Chandel destiné non plus au public de l’ombrageuse décennie des années 1940, mais au Nouvel Hollywood, au Los Angeles brûlant sous le soleil de plomb des années 1970. Le Marlowe campé par Gould dans The Long Goodbye se situe aux antipodes de celui tenu par Humphrey Bogart dans The Big Sleep (1946). Le personnage de Gould a des airs de chien battu, traîne des pieds et marmonne, fumant cigarette sur cigarette dans son costume noir même lorsqu’il se baigne à Malibu ou mange à contrecœur un abricot séché. Dormant près d’un cendrier sans enlever son pantalon ni sa chemise, il enfile son blouson et sa cravate pour aller acheter de la nourriture pour chat à 3h du matin.
Un auteur nanti insiste pour que Marlowe retire cette «cravate de chez JC Penney». Marlowe refuse. Il fait de même lorsqu’un gangster insiste pour que ses propres hommes de main ainsi que le détective se dénudent afin de dévoiler leur âme. Érigée en toile de fond par Altman, la nudité fait partout contraste avec le costume noir de Marlowe. Ses voisins sont des hippies s’adonnant à la fabrication de bougies trempées et pratiquant le yoga seins nus sur le palier. Si gangsters et hippies associent la nudité à la vérité, c’est pourtant la réticence de Marlowe et son refus de changer (de vêtements) qui le conduisent à l’antagoniste, un homme en costume blanc qui explique au détective que c’est parce qu’il désire connaître la vérité, parce qu’il s’en préoccupe, qu’il est un raté. Plus tôt dans le film, cet homme avait engagé Marlowe comme chauffeur. Cette profession où le costume noir est de mise effectuera un retour au sein de l’œuvre d’Altman exactement vingt ans plus tard, dans le Los Angeles de Short Cuts. Lors de la confrontation finale entre Marlowe et cet homme, le détective arrive dans ce qu’il appelle son «charriot doré», une immense Cadillac en piteux état dotée de portes de rechange noires, au volant de laquelle se trouve un policier corrompu. La vengeance et la mode ont ceci de commun qu’avec l’une comme avec l’autre, on récolte ce que l’on sème.
A. S. Hamrah est critique de cinéma pour le magazine n+1. Un recueil de ses écrits, The Earth Dies Streaming: Film Writing, 2002–2018, est récemment paru.

Le modèle (gauche) porte blazer Totême et pantalon Totême. Le modèle (droite) porte col roulé Richard Quinn, blazer Richard Quinn et pantalon Richard Quinn.
Vertigo, 1958, Réal. Alfred Hitchcock
«Je ne veux qu’un simple costume gris» lance le personnage de Scottie joué par Jimmy Stewart, depuis la chaise longue de la cabine d’essayage de grand magasin où il est juché. Une cabine d’essayage du rayon des femmes dans laquelle se trouve aussi Judy, interprétée par Kim Novak. Une mannequin virevolte et parade, arborant d’un tailleur cintré tendance à un col Claudine festonné. Il plaît à Judy. Pour Scottie, ça ne convient pas. «Judy, tout ce que je veux, c’est que tu sois jolie», implore-t-il. «Judy, fais ça pour moi».
Vertigo est un film où jolie signifie désirable, et où ce qui est désirable est discret. Taillé dans une laine rigide, le costume convoité par Scottie se compose d’un blouson structuré et d’une jupe fuseau dotée d’un pli plat central unique et d’une modeste fente qui lui confère une allure conservatrice. Conçu par la créatrice Edith Head, le blouson est rehaussé d’un col à revers cranté acéré, de poignets à revers et de cinq boutons; on le porte d’ailleurs toujours boutonné. À la demande d’Hitchcock, il tire sa teinte du gris brumeux propre au brouillard du port de San Francisco. En 2016, il est mis aux enchères par Bonhams NYC et acheté dans une vente privée pour la somme de 28 750$.
Scottie avait vu ce costume sur une autre auparavant. Une mystérieuse femme à la chevelure d’un blond blanc nommée Madeleine et décédée depuis, pour laquelle il avait développé une obsession. Assorti à des escarpins noirs et à des gants en cuir lavande, agrémentant une silhouette pulpeuse parée d’une étole en fourrure, ce costume «simple» lui avait paru sophistiqué. Le chignon soigneusement torsadé de Madeleine et l’éclat blanc du col roulé dépassant sous son blouson suggéraient pourtant une certaine retenue, eux aussi.
C’est ainsi que Scottie désire cette femme (à savoir Judy): recouverte. De plus en plus désirable lorsqu’elle laisse place à l’imagination. D’autant plus désirée lorsqu’elle ressemble à Madeleine.
Il est notoire que Novak détestait ce costume. Le gris la désavantageait, la coupe restreignait trop ses mouvements. Elle n’aimait pas non plus les escarpins noirs («Je ne porte pas de chaussures noires», a-t-elle dit un jour). Je me représente Novak, feignant d’être à l’aise dans sa tenue en interprétant une Judy tout aussi inconfortable, elle-même déguisée en Madeleine.
«Je ne l’aime pas», gémit Judy en désignant le costume. «Nous allons le prendre», dit Scottie à l’employé du magasin.
Une fois son habituel rouge à lèvres rouge estompé et ses cheveux auburn fraîchement teints d’un blond blanc, Judy pénètre dans un hôtel vêtue du tailleur gris en question. Mais il y a quelque chose qui cloche. Malgré tout, elle est restée la même. Scottie lui demande de relever ses cheveux pour en faire un chignon lisse. Elle disparaît dans la salle de bain et en ressort quelques instants plus tard, pâle en comparaison de la femme fantasmée par son amant.
Simran Hans est une rédactrice et critique de cinéma pour The Observer vivant à Londres.

Modelè (haut) porte t-shirt, blazer Issey Miyake Men et pantalon Issey Miyake Men. Modèle (bas) porte polo Giorgio Armani, costume Giorgio Armani et chaussures Prada.
American Gigolo, 1980, Réal. Paul Schrader
Souffrir d’un mal-être spirituel n’a jamais été aussi chic que dans American Gigolo, le long métrage de Paul Schrader appartenant au genre du nouveau film noir dans lequel un gigolo superficiel est accusé à tort d’avoir commis un meurtre. Si son interprétation du personnage de Julian Kayle a valu à Richard Geere le statut de sex symbol et fait de lui une véritable vedette de cinéma, c’est sans doute, en partie du moins, grâce aux tailleurs conçus pour le film par Giorgio Armani. Le vaste éventail de costumes à revers étroits habilement confectionnés se décline dans des teintes de brun roux, gris charbon ou bleu barbeau.
Le réalisateur Paul Schrader nous bombarde d’images dépeignant le mode de vie excessif de Julian; des tiroirs de sa garde-robe débordant de cravates en soie, à son appartement de luxe au sol recouvert d’un tapis duveteux, en passant par la beauté des traits de son visage sublime aux lèvres pulpeuses. Lors d'une scène où on l’aperçoit en train de s’habiller, il s’affaire à agencer divers blousons et chemises placés sur son lit. La caméra remonte sur le torse bronzé de Gere tandis qu’il se trémousse en tentant de trouver l’accord parfait entre chemise et cravate, chantant des airs provenant d’une chaîne audio hors de prix. Il tergiverse, semble se décider et revient sur son choix; depuis Gatsby, aucun autre homme n’avait accordé autant d’attention à une chemise.
Finalement, il tranche en faveur d’un costume Armani d’une couleur se situant entre le taupe et un vert sauge délicat. Ses chaussures en cuir sont parfaitement assorties à ses chaussettes. Sa cravate en laine est d’un gris tourterelle complémentaire. Julian s’est façonné à la perfection jusque dans les moindres détails, de son corps légèrement musclé à ses épaules larges et élégantes, en passant par ses costumes italiens cintrés à la taille. Dans ce long métrage articulé autour de la question de la richesse, Julian lui-même a le statut de produit de luxe. Cet homme ajustant sa cravate mince devant la glace se vend à des vieilles âgées et fortunées de Beverly Hills; il est une marchandise haut de gamme.
En filigrane d’American Gigolo se lit un malaise profond et un matérialisme vide. Le tour de force de Schrader – sans compter qu’il ait fait appel à Armani – consiste à avoir donné à ces biens matériels un attrait n’ayant d’égal que leur vacuité.
Christina Newland écrit sur le cinéma, la culture pop et la boxe pour Sight & Sound, VICE et Hazlitt, entre autres.

Le modèle porte blazer JOSEPH et pantalon JOSEPH.
Morocco, 1930, Réal. Josef von Sternberg
Le premier film dans lequel joue Marlene Dietrich après s’être installée à Hollywood en 1930 s’intitule Morocco. La magnifique Dietrich avait déjà fait grande impression aux patrons du studio dans The Blue Angel, film allemand de Josef Von Sternberg où elle personnifiait la séduisante chanteuse Lola Lola. Lorsque la nouvelle star entre en scène dans son premier numéro de cabaret et qu’on constate qu’en plus d’avoir les jambes recouvertes, elle est entièrement vêtue d’un tailleur pour homme, son choix de tenue relève de la provocation.
Campant le rôle d’Amy Jolly, Dietrich achète un aller simple et atteint le Maroc en bateau, fuyant quelque tragédie inconnue du spectateur. Sa lassitude laisse bientôt place à la nonchalance et on l’aperçoit dans les coulisses d’une boîte de nuit, ajustant son nœud papillon et faisant bomber son chapeau haut-de-forme. Cette blonde habillée en drag titube lentement sous les railleries de la foule, qui la laissent indifférente. S’approchant d’une table, elle saisit un gardénia blanc coincé derrière l’oreille d’une femme et hume profondément la fleur avant d'embrasser la femme. Elle jette ensuite le gardénia en direction de Gary Cooper, grand et élancé.
La charge érotique de la scène tient à une androgynie pure, à une fluctuation constante du pouvoir et des rôles. Elle annonce l’inévitabilité d’un rapprochement charnel mais également, de la tragédie qui en résultera. Bien que les expériences de vie du vaillant légionnaire Brown joué par Cooper et celles d’Amy Jolly fassent d’eux des égaux, lui n’en demeurera pas moins cantonné à son statut d’homme rustre et elle, à celui de femme déchue.
C’est à ce déséquilibre, à ce double standard que Dietrich fait allusion dans son autobiographie lorsqu’elle aborde les raisons qui l’ont incitée plus tard à faire du smoking le look emblématique de sa carrière de chanteuse. (Il s’agissait d’une influence directe du Smoking d’Yves Saint Laurent). Dietrich reconnaît l’apport de personnalités comme Vesta Tilly et Ella Shield, célébrités des music-hall britanniques où elles arboraient le costume pour homme. «Si j’ai souvent porté la queue-de-pie, c’est aussi parce que les meilleures chansons sont écrites pour les hommes».
Miriam Bale est responsable de la programmation cinéma et rédactrice vivant en Californie.

Le modèle porte blazer Helmut Lang et pantalon Helmut Lang.
Scarface, 1983, Réal. Brian De Palma
«Qu’est-ce qu’il a de plus que moi?», demande Tony Montana (Al Pacino) à son ami marielito Manny Ribera tandis qu’il regarde un couple entrer dans le chic restaurant Little Havana depuis un stand de sandwiches cubains sur le côté opposé de la rue.
«Eh bien… d’abord il est très beau gosse, ça aide. Non mais vise un peu comme il est sapé. C’est la classe, le flouse, la pêche. Et ça c’est la coke mon vieux, quand je te dis que ça paie la drogue».
À peine un instant plus tard, Tony s’est initié au monde de la yayo [la cocaïne]. Il impressionne son nouveau patron et fait rapidement incursion dans le monde des voitures, des cocktails et des boîtes de nuit, délaissant les chemises à motif tropical de l’immigrant cubain sans envergure au profit des costumes ajustés d’un joueur high-roller de Miami.
Même s’il accumule les tailleurs, lorsque Tony doit miser gros, il porte invariablement son costume blanc couleur de sable, de cocaïne et du stuc décoloré d’Ocean Drive. Chaussures à talons en cordovan coquille d’œuf et chemise à col à revers cranté d’un rouge soutenu complètent cette image du succès américain très années 1980.
Ainsi vêtu de rouge et de blanc, Tony négocie, s’empêtre dans la cocaïne et le sang. Durant un séjour en Bolivie, un accord conclu inopinément avec un trafiquant de drogue lui rapporte 18 millions de dollars. Au bord d’une piscine, il tente de convaincre Elvira (Michelle Pfeiffer), la superbe femme de son patron, de l’épouser. Dans la deuxième moitié du film, les costumes de Tony s’assombrissent au fur et à mesure que son rêve tourne au vinaigre, qu’il s’enfonce dans la dépendance à la drogue et perd le contrôle. Le costume noir à rayures craie de la célèbre scène finale n’est en fait que l’inversion corrompue du modèle blanc à fines rayures noires des beaux jours.
«Dans ce pays, tu dois d’abord gagner de l’argent», dit Tony à Manny en lui expliquant comment draguer les femmes. «Quand tu as de l’argent, tu as du pouvoir. Quand tu as du pouvoir, tu peux avoir des femmes». Et éventuellement, un costume.
Olivia Whittick est rédactrice principale chez SSENSE.

Le modèle porte chemise à boutons Comme des Garçons Homme Deux, blazer Comme des Garçons Homme Deux, pantalon Comme des Garçons Homme Deux, cravate Comme des Garçons Homme Deux et baskets Converse.
In the Mood for Love, 2000, Réal. Wong Kar-wai
Tony Leung Chui-wai est beau lorsqu’il est trempé. Ainsi qu'il l'avoue lui-même cet interprète masculin de renommée internationale a grandi au sein d’une famille monoparentale de Hong Kong; enfant renfermé, il est stigmatisé par le divorce de ses parents, chose inhabituelle pour l’époque. Dans In the Mood for Love, récit d’adultère finement calibré réalisé par Wong Kar-wai, l’acteur jouant le rôle de Mr. Chow est surpris par la pluie à deux occasions. La première vous en met plein la vue, le recours au ralenti accentuant la sensualité des scènes où les protagonistes partent chercher des plats de nouilles; la deuxième vous brise le cœur.
Si les qipaos moulants à motifs variés portés par Maggie Cheung Man-yuk permettent à la passion de s’immiscer dans ce chef-d’œuvre d’une grande retenue, ainsi que l’a soutenu le critique cinématographique Li Cheuk-to, les tenues d’apparat de Leung – les costumes noirs et gris savamment taillés qui font la renommée d’Hong Kong, la pince à cravate en or, les clés retenues par une fine chaîne rattachée à un passant de ceinture, immédiatement à droite de la boucle – ne sont qu’une façade donnant l’illusion d’un ordre immuable.
Le complet de Mr. Chow n’est jamais aussi beau que lorsque la pluie qui tombe à l’extérieur du restaurant de nouilles souterrain le macule à peine, lui conférant une teinte plus foncée. Le bout de la cigarette de Mr. Chow est alors le point le plus lumineux à l’écran. Vers la fin de l’histoire, le protagoniste repère Mrs. Chan qui s’est mise à l’abri d’un orage soudain dans une ruelle à proximité de l’immeuble où ils habitent. Il la fixe, espérant; elle ne lui rend pas son regard. Même vulnérable et exposé, détrempé dans son blouson et sa chemise – imaginez le mince tissu blanc rendu transparent qui lui colle à la peau – la seule préoccupation de Mr. Chow est de prendre soin de Mrs. Chan. Son confort personnel est désormais cause perdue.
À la suite de leur rencontre, lors de son déménagement mouvementé dans cet immeuble à logements étroit, Mr. Chow dit à Mrs. Chan, «Je te laisserai tranquille». Telles des tuiles de mahjong dispersées, les possessions matérielles des deux couples sont interverties par les déménageurs, sorte de préfiguration mélancolique du rapport d’adultère à venir. Le costume gris soigné que porte Mr. Chow est à la mesure de l’homme droit qu’il s’efforce d’être; s’exprimant avec politesse, il semble puiser dans un registre figé de phrases énoncées machinalement. Parfois je me dis que «Je te laisserai tranquille» devrait être le principe fondamental de toute histoire d’amour révolue – il s’agit peut-être de la seule promesse qui vaille la peine d’être tenue.
Ross Scarano est un auteur et rédacteur vivant à Brooklyn.
- Texte: Miriam Bale, Ashley Clark, A.S. Hamrah, Simran Hans, Manuela Lazic, Christina Newland, Ross Scarano, Olivia Whittick
- Illustration: Tobin Reid
- Traduction: Marie Champoux
- Date: 24 septembre 2019