Sans détour avec Mowalola Ogunlesi
La designer anglo-nigérienne crée des vêtements pour le monde dans lequel elle veut vivre
- Entrevue: Durga Chew-Bose
- Photographie: Roxy Lee

Mowalola Ogunlesi coupe dans le cuir, et c’est parfait comme ça. Plus tôt ce mois-ci, la designer londonienne née au Nigeria a fait son entrée à la London Fasion Week, en prenant part au défilé de Fashion East – l’initiative avant-gardiste à but non lucratif qui favorise l’émergence de nouveaux talents. Elle a offert un voyage kaléidoscopique aux proportions littéralement minimalistes (à effet maximaliste): des jupes de cuir ajustées et minuscules, des hauts découpés, des vestes écourtées, des bottes hautes. Des créations qui reconnaissent la sexualité du string et de l’os pelviens – d’une courbe, d’un mamelon, d’une glissière, du pantalon de cuir à taille basse, d’un trench (porté avec presque rien en dessous). Chaque pièce était lustrée, suggestive, comme une sorte d’hallucination de cuir. La palette était percutante, presque accélérée: turquoise, vert vif, jaune et bleu PVC, rouge (pyrétique et terreux). Même le concept d’une chemise blanche classique est pensé par Ogunlesi de manière à respecter le refus de sa marque éponyme de faire des créations qui sont trop simples, trop classiques. Une chemise blanche Mowalola s’ouvre dans le vent, tenant simplement par un nœud – ou est découpée, comme une bavette. Joueurs. Des vêtements pour ne jamais avoir l’air de s’ennuyer. Une façon de choquer, les années 80, la nuit; le cuir qui sangle ou montre le corps a cette connotation combative.
Nous avons rencontré Ogunlesi un mois avant son défilé, dans son studio puis dans son appartement à Dalston, et discuté avec la designer de troisième génération (qui compte Skepta et Kanye comme adeptes et qui a abandonné la maîtrise à la Central Saint Martins après une année) de créations qui s’inspirent de la tension, du danger, de Fela Kuti et de Nine Inch Nails.
Durga Chew-Bose
Mowalola Ogunlesi
Votre famille travaillait dans le milieu de la mode, non?
Ma grand-mère a lancé une marque de vêtements pour femme dans les années 80, au Nigeria, pour laquelle ma mère travaillait. Elles étaient toutes les deux designers. Mon père fait des vêtements pour hommes, des habits traditionnels nigériens. Les vêtements occupent vraiment une place importante à la maison. Plus jeune, je ne connaissais pas grand-chose en matière de saisons, de designers et tout ça, parce qu’en étant au Nigeria, j’étais plutôt coupée du reste du monde. Je n’avais pas le Wi-Fi, je voyais ce que je voyais à la télé, c’est tout. Mes parents m’ont permis d’aller en Angleterre pour voir ce qui se faisait de bien, parce qu’au Nigéria, ils ne voient pas la mode comme une chose sur laquelle on devrait dépenser de l’argent, comme pour les études ou se perfectionner.
C’est toujours vrai?
Avec des gens comme moi et d’autres Nigériens que je connais qui ont du succès dans cette industrie, ça donne une autre perspective à nos parents, ça leur permet de voir ce que ça peut être s’ils laissent leurs enfants explorer. Nous avons besoin de ça au Nigéria, parce qu’ils craignent vraiment que leurs enfants n’aient pas de succès. L’argent est le moteur de la société. Avoir des enfants qui font des trucs créatifs transforme leur monde. Je suis vraiment heureuse d’appartenir à cette industrie créative et de mon parcours. Je réfléchis constamment à ce à quoi j’aimerais que le monde ressemble et à ce que j’essaie de faire dans ce monde avec mon travail.



As-tu toujours voulu travailler en mode?
Je ne savais pas ce que je voulais étudier quand j’étais au collège. J’ai d’abord voulu être chirurgienne plastique.
C’est intéressant.
Quand je finissais mon GCSE, je regardais beaucoup Nip/Tuck. J’étais comme, c’est tellement passionnant, ça semble être la chose la plus excitante à faire, découper des gens. Quand je suis entrée à la Central Saint Martins pour le corpus de base, je n’ai pas choisi la mode, en fait. J’ai choisi le textile. Et puis j’ai poursuivi en mode du textile.
Et comment c’était à la CSM?
Ce n’était pas de la formation pratique. C’est ce que tu en fais, d’une certaine façon. Si tu veux quelque chose, tu dois le prendre. Tu dois pousser pour l’avoir. Là-bas, j’ai tellement évolué comme individu. Je suis arrivée à un point où je savais ce que j’aimais et ce que je voulais. J’ai réalisé que je ne voulais pas travailler pour quelqu’un, que je voulais explorer ma propre vision. J’ai commencé la maîtrise en 2017 et puis j’ai abandonné [en 2018]. Ils ne comprenaient pas ce que j’essayais de faire.
Comment ça?
Ils sont juste un peu dépassés. Il n’y a pas beaucoup de variété en ce qui concerne l’enseignement. Tout le monde est blanc, britannique. Ou, comme, blanc européen. Il n’y a pas vraiment de gens de couleur qui nous enseignent. Mais j’ai eu cette professeure, Reba, qui enseignait les cultural studies. Reba Maybury. Elle était incroyable. Elle est écrivaine, elle pratique aussi le BDSM, mais, en fait, elle nous a fait nous interroger sur des questions qu’on ne s’était jamais vraiment posées. Je sais ce que j’aime, mais je ne m’étais jamais vraiment demandé pourquoi j’aime ce que j’aime. Elle m’a aidée à me montrer moins complaisante.

Y a-t-il un «pourquoi» qui a été plus révélateur pour toi? Comme un passe-partout?
Ouais, juste, dans quel monde je veux vivre. Qu’est-ce que je veux voir? C’était la chose la plus importante. On fait des créations pour façonner le monde à notre image. Comment veux-tu changer le monde avec tes vêtements? Qu’est-ce que tu essaies de dire? Derrière chacune de mes créations il y a un objectif. Je n’arriverai peut-être pas à en parler, j’aime autant le faire.
Comment tes vêtements sont-ils reçus, selon toi? Sent-on ton intention? Est-ce que c’est important pour toi?
Absolument. Je pense que les gens comprennent pourquoi je fais ce que je fais. C’est drôle parce que quand je parlais de ma collection à mes tantes nigériennes, je leur disais que je voulais mettre de la dentelle sur les mecs. Elles étaient comme «Quoi? Qu’est-ce que tu veux dire? Ça sera bizarre, les hommes ne portent pas de dentelle». J’essayais de leur expliquer que les constructions de genre n’ont pas à avoir de limites vestimentaires – les gens peuvent porter ce qu’ils veulent. Elles n’essayaient pas de comprendre… Mais quand elles ont vu la collection, elles ont dit: «Wow, on adore ça! On comprend. On aime la façon dont tu habilles les hommes». Si j’arrive à changer la conception de ces gens-là, c’est peut-être la façon de changer les choses, plutôt que d’avoir la même conversation, encore et encore.
Peux-tu me parler un peu de Fashion East?
Quand j’étais à la maîtrise, je savais que je ne voulais pas faire de défiler avec la CSM. Je n’aimais pas leur plateforme. C’était juste trop étroit pour moi. J’avais besoin d’être avec des gens qui me comprennent, qui sont plus sur la même longueur d’onde que moi. J’ai donc abandonné et j’ai appliqué au Fashion East. J’ai rencontré Lulu [Kennedy]. Elle est tellement énergique. [Fashion East] aide vraiment pour plein de choses. C’est très formateur. Je suis avec tous ces gens que je ne paie même pas et qui font tellement pour moi. Sans Fashion East, il n’y aurait probablement pas tous ces nouveaux designers que nous avons ici à Londres. C’est vraiment important d’avoir ce soutien, parce que les marques comme Burberry et Celine sont devenues vraiment ennuyantes, à mon avis. Elles ne m’enthousiasment pas du tout. Les seules personnes qui m’enthousiasment sont Asai, Charlotte Knowles, elles viennent toutes de Fashion East. C’est là que ça se passe.


Parle-moi du type de mentorat que tu as reçu chez Fashion East.
Avoir sa propre marque, c’est génial, mais ce n’est pas aussi lucratif qu’on imagine. On perd beaucoup d’argent. Ils sont vraiment bons pour t’aider à comprendre certains aspects commerciaux et ce dont tu as besoin pour te stabiliser. Ce qu’on n’apprend pas à l’école de mode, et qu’on devrait apprendre. Et pas seulement l’entreprise, mais se promouvoir en tant que marque ou personne.
Es-tu bonne pour te promouvoir?
C’est ce que j’aime faire. [Rires] C’est ce que j’aime, parce que c’est la chose la plus interactive. C’est amusant. Faire la collection est intéressant, la mode est intéressante, mais je veux faire un film ou un livre de photos hallucinant. J’ai constamment des idées pour après, j’ai vraiment hâte d’être rendue là. C’est la première fois que je fais une vraie saison.
Es-tu nerveuse?
Non.
As-tu déjà été nerveuse par rapport à ton travail?
Je l’étais, on début de mon BA. Quand on a fait le projet avec Loewe, j’étais trop nerveuse pour partager mes idées. Je n’aurais jamais pu faire ça avant. Ma collection m’a donné de l’assurance. Je sais de quoi je suis capable, je connais ma valeur. Ça me fait plaisir de parler de moi et de dire ce que je pense. Je n’ai plus peur.

Le fait d’aller de moins en moins souvent au Nigeria a-t-il un impact sur tes créations ou pas?
Je serai Nigérienne pour la vie. Question recherche – recherche mode – ça va changer. Je ne pense pas que je m’intéresserai toujours à ce que portent les Nigériens. Mes idées fluctuent. Ma voix est toujours là, mais mes inspirations et mon focus peuvent varier. Je vais dans toutes les directions. C’est comme mes goûts musicaux.
Travailles-tu en écoutant de la musique?
Ouais. Mais je viens de briser mes haut-parleurs, donc je souffre maintenant. J’ai fait trop de fêtes. J’ai les haut-parleurs de mon ordinateur, mais c’est pas pareil. Dès que je me réveille, la musique joue. Ça met l’ambiance. Pour ma première collection, j’écoutais de la musique psychédélique africaine. Mais avec cette collection, j’écoute beaucoup de rock et de musique électronique des années 80. «Closer» de Nine Inch Nails. Je peux écouter ça, encore et encore. Et «Smack My Bitch Up» de Prodigy. L’état d’esprit de ces chansons est exactement là où je suis avec cette collection. «Nightcall» de Kavinsky, aussi. Dans cette collection, j’aborde l’idée d’être dévoilé, d’être dangereux. C’est agressif, et c’est provocant.
Que veux-tu dire violent?
C’est agressif. L’effet, l’énergie, c’est l’état d’esprit dans lequel je suis constamment. Je suis révoltée, mais ça ne me consume jamais. La colère me pousse à faire plus de ce que je veux faire. En mode, tout peut te mettre en colère. Avec des gens qui veulent tes techniques ou tes idées. Mais j’en ai vraiment rien à foutre. Ma vision ne peut être reproduite. Ils n’ont pas ma tête. Ils ne savent pas ce que je veux, ce à quoi je pense. Je ne me laisse pas prendre à ce jeu.
Quelle est l’une des meilleures réactions à tes créations?
C’est une question gênante! Ceux qui les portent ont tous le même type d’expérience personnelle. Ils se sentent solides. Même les modèles masculins, quand je leur ai demandé de porter le string, ils étaient comme, ho là, non, je pense pas. Mais une fois habillés, ils se sont tous mis à se prendre en photo, ils vivaient tout un monde de fantaisies.

Y a-t-il un designer dont la carrière t’inspire?
Grace Wales Bonner. J’ai travaillé pour elle quand j’étais à la CSM, pendant environ 3 ans, comme stagiaire. Je faisais la recherche. J’essaie toujours de travailler pour les gens desquels je veux apprendre, plutôt que pour une grosse entreprise. Elle m’a appris que créer une collection est plus que créer des vêtements, c’est une histoire entière. J’ai beaucoup appris d’elle, mais je le mets en pratique à ma manière. Avec elle, c’est comme des poèmes et de la littérature, avec moi, plus de la musique et des artistes, ceux qui me stimulent le plus sont Fela Kuti, Parliament, Prince, Andre 3000, Jimi Hendrix.
Je peux tous les imaginer porter tes créations.
Et moi donc! J’attends le jour où je pourrai faire une séance photo avec Andre 3000. Ce serait une collaboration de rêve.
Quand tu parles de quelqu’un qui porte tes créations, tu appelles ça une collaboration.
Oui! C’en est une! Si quelqu’un est vraiment inspirant pour moi, ça devient un mariage. Je ne collaborerai plus avec des gens qui ne m’inspirent pas.
Qu’est-ce que ça te fait de voir des gens qui ne t’inspirent pas porter tes créations?
Ça m’indiffère. Quand je travaille avec quelqu’un et que c’est une vraie collaboration, ça me rend heureuse. Parfois les stylistes ne font pas ce que je veux avec mes vêtements.
Leur esthétique n’est pas mon esthétique. Mais quand je travaille avec des musiciens ou avec des gens extravagants, ça me rend encore plus heureuse. J’ai l’impression qu’on crée vraiment quelque chose de nouveau. C’est hyper important d’avoir le contrôle sur la façon dont ton histoire est racontée. J’ai appris de Grace, tu dois être vraiment sélectif. C’est ton art, c’est ton bébé, il faut pas juste le donner. C’est spécial. Tout n’a pas à être pour tout le monde.
Durga Chew-Bose est rédactrice en chef déléguée chez SSENSE.
- Entrevue: Durga Chew-Bose
- Photographie: Roxy Lee
- Coiffure et maquillage: Daniel Sallstrom
- Photographie: Tomas Turpie (Runway)