Babak et Telfar vont au White Castle
Une conversation avec l’artiste et directeur artistique Babak Radboy à New York
- Entrevue: E.P. Licursi
- Images gracieusement fournies par: Babak Radboy

Pendant la Fashion Week new-yorkaise de l’automne dernier, l’Internet a soudainement été inondé de photos d’une after déjantée dans un White Castle à Times Square. Une scène surréaliste au point de paraître mythique. Des titres dance tournaient sur des platines posées sur le comptoir de l’enseigne fast-food. Artistes, stylistes et mannequins mélangeaient des cocktails avec la fontaine à sodas. Des employés vêtus d’uniformes White Castle dansaient devant les cuisines et distribuaient des burgers gratuits. L’événement était le résultat d’une improbable collaboration entre la marque indépendante new-yorkaise Telfar et White Castle, une chaîne régionale de restauration rapide connue pour sa popularité auprès des fumeurs de joints et pour sa valise en carton contenant trente hamburgers miniatures (la « Crave Case »). Pour Telfar, ce n’était qu’un nouvel épisode dans une longue série de happenings invraisemblables et subversifs. La marque a déjà transformé le New Museum de New York en boutique éphémère, et fait une marque de commerce du mot Simplexity™. Et l’année dernière, elle a commercialisé une minijupe unisexe. Le visionnaire à l’origine de plusieurs de ces projets est Babak Radboy.
Si le dialogue art-mode se destine à heurter un mur d’emojis et de collaborations entre marques, c’est sans doute Babak Radboy qui en tiendra le volant. Il est artiste déguisé en directeur artistique, ou encore directeur artistique déguisé en artiste. Son travail est une énigme, une dialectique et parfois une blague. Bidoun, un magazine dont il est directeur artistique, bouscule plusieurs a-priori occidentaux sur le Moyen-Orient. Il est le fondateur de la Shanzai Biennial, un projet artistique qui fait semblant d’être une marque de luxe qui fait semblant d’être une biennale. Et il a prêté ses services de direction artistique à des clients comme Bjarne Melgaard, Fatima Al-Qadiri et Kanye West.
E.P. Licursi et Babak Radboy se sont rencontrés à New York pour discuter d’esthétique corporative, de burgers et de la désuétude annoncée d’Instagram.

E.P. Licursi
Babak Radboy
Pour commencer, j’aimerais parler de la fête Telfar de l’année dernière, au White Castle. Qu’est-ce qui a rendu possible une telle synergie entre deux marques très différentes?
Je vais être très honnête. De tous les gens avec lesquels j’ai travaillé à New York – de George Clinton à Lawrence Weiner – je crois que Jamie Richardson, le vice-président de White Castle, est la personne la plus inspirée que j’aie jamais rencontrée. Au début, c’est moi qui manœuvrais pour qu’il accepte de sponsoriser une marque avant-gardiste, mais au final c’est lui qui a réussi à me faire faire du prosélytisme pour White Castle ! Il signe tous ses mails avec « Crave on! » (« Continue à être affamé ! »).
Et ça vous paraît sincère ?
C’est complètement sincère – et c’est efficace. En fait, il est devenu un commanditaire à long terme. La fête de la prochaine saison va être encore plus dingue que la dernière. Et je ne sais pas si je devrais vous en parler parce que c’est en cours de préparation, mais Telfar va dessiner les uniformes de White Castle pour son 95e anniversaire.
Ça va se passer l’année prochaine ?
Ça va se passer après le défilé.
« Je veux être comme Michael Kors, mais en faisant exprès. »
C’est vraiment incroyable.
C’est surréaliste. Et ça correspond parfaitement à l’esprit de Telfar.
En quoi? Comment décririez-vous l’esprit Telfar ?
L’un des aspects distinctifs de Telfar, et ce qui rend la marque difficile à comprendre pour le milieu de la mode, c’est que la seule composante manquante est le luxe. Telfar ne s’intéresse pas au luxe. Ça ne fait pas partie de son discours. Donc le thème n’est pas « streetwear + luxe »: ça, ça passe. On pourrait même faire « homme des cavernes + luxe » et ça passerait aussi. Mais si on retire le luxe de l’équation, c’est tout à coup très transgressif.
Ça me rappelle une citation de Telfar Clemens lui-même : « Je veux être comme Michael Kors, mais en faisant exprès. »
Pour un créateur de mode contemporain, Telfar conçoit ses vêtements d’une façon assez singulière. Par exemple, à chaque saison, New York Magazine nous demande une image d’inspiration pour représenter la collection. Mais il n’y a pas d’image d’inspiration, pas de Tumblr, on ne va pas dans les galeries. Ce n’est pas notre démarche. Aucune référence extérieure n’entre dans l’élaboration des collections. Tout part des matières et des gens qu’on voit dans la rue. Chez la plupart des marques, il y a beaucoup de copie. Ce n’est pas un secret. Elles copient des vêtements vintage.

À Shanghai, je suis allé dans un des ces grands centres commerciaux où on vend presque uniquement des « copies ». Et ces produits paraissent tellement chargés de sens, bien plus que tout autre article vestimentaire. Parce qu’on se rend compte que notre vision du monde et notre système économique sont liés à de petites décisions – de propriété intellectuelle, ou tout simplement de style et de design.
En effet; si on prend un vêtement Raf Simons, par exemple, ce vêtement est le produit d’un créateur-héros et de sa démarche presonnelle, de son atelier, et de ce qu’il a pu voir dans les galeries. Et ça se limite à peu près à ça. Mais si on prend un sweat-shirt qui vient de Chine, c’est un processus de création qui englobe en quelque sorte notre époque toute entière.
Intéressant.
L’intérêt de produire en Chine, c’est que ça devient possible de réellement travailler sur un vêtement.

Vous pouvez vous permettre de le modifier.
Par exemple, si on décide de faire un changement sur un vêtement en fin d’après-midi, on peut voir le résultat le soir même. Alors qu’à New York, il faudrait le donner à quelqu’un, et il reviendrait quatre jours plus tard accompagné d’une facture de 700$ pour la modification d’une seule couture.
La production et les conditions de travail en Chine sont très critiquées.
Je pense que toute cette controverse autour du « Made in China » n’est que pure propagande. Et le fait que la presse y adhère est déplorable. Heureusement, les Chinois n’en ont rien à foutre. Je pense qu’ils sont un modèle pour le reste du monde.
C’est en quelque sorte une nouvelle étape dans la propagande simpliste de la guerre froide. Ce qui est marrant, c’est que plusieurs manufacturiers chinois deviennent plus chers, et des entreprises comme Nike n’ont même plus les moyens de produire en Chine.
Eh bien, c’est parce que l’usine est devenue plus grande que Nike.
« Les rebelles d’hier forment la classe créative d’aujourd’hui. »
Comment s’est déroulée votre collaboration avec une entreprise de la taille de White Castle ?
Ça a commencé de façon tout à fait normale, en cherchant des commanditaires. Et quand on accepte l’argent d’un commanditaire, on n’a pas peur de l’assumer. La notion de compromis fait partie intégrante de notre marque. Il y a quelques saisons, on a imprimé ces t-shirts « Get the Look » sur lesquels on a placé des logos d’entreprises qui ne nous donnent même pas d’argent. On voulait montrer le plus de commanditaires possible, pour documenter ce qui conditionne la créativité.
Donc votre message, c’est que l’idée reçue selon laquelle la création artistique tombe du ciel est complètement fausse.
Et à cela s’ajoute le fait que ces collaborations sont souvent très désagréables. J’ai déjà été choqué par le comportement de certains clients. On vit à une époque où, quand travaille à cette jonction entre l’art et le commerce, les agents peuvent envoyer des textos en argot à deux heures du matin. Et ils paient en retard, ils sont impolis, ils sont bizarres, et même drogués. Carrément drogués ! Et c’est les artistes qui doivent se lever tôt et les relancer pour qu’on leur envoie leur contrat.

La pochette de l'album Brute de Fatima Al Qadiri, avec une sculpture de Josh Kline et la direction artistique de Babak Radboy.
Wow.
Ceci dit, notre collaboration avec White Castle a été différente dès le début. Je pense que c’est complètement inédit. Prenons la fête, par exemple. Cette fête semblait impossible, parce qu’elle n’avait aucun sens! Les gens faisaient des cocktails avec la fontaine à sodas. Les employés dansaient sur la piste de danse, et faisaient clignoter les lumières pour imiter des stroboscopes.
Et tout ça dans un White Castle !
Oui. À Times Square. C’était complètement dingue.
Et les employés ont complètement joué le jeu.
Tout le monde s’est amusé. Personne ne s’est fait mal.
Beaucoup de gens envisageront probablement cette collaboration d’un point de vue ironique, ce qui selon moi est typique de notre façon d’interpréter les choses aujourd’hui.
Permettez-moi de raconter quelque chose au sujet de White Castle. Pendant notre dernier rendez-vous, ils m’ont parlé d’une femme atteinte d’un cancer dans une ville de la côte Est – j’oublie laquelle. Elle était sous chimio et très malade, et sa sœur lui rendait visite à l’hôpital avec des vêtements de rechange, pour qu’elles puissent sortir en cachette et aller manger au White Castle. Et ce sont les meilleurs moments qu’elle a vécus avant de mourir. Alors sa sœur a écrit à l’entreprise pour demander une urne White Castle pour ses cendres.
Quoi?
Donc ils vont faire une urne White Castle. Leur motivation est parfaitement sincère – mais en même temps ils savent très bien que la presse va se moquer d’eux – c’est surréaliste. Ils sont tout à fait conscients de ce paradoxe du sincère et du surréaliste. C’est très nuancé. C’est profond. Mais c’est une histoire vraie ! Ils ont la même attitude envers la Saint-Valentin dans les restaurants White Castle. Le presse en parle comme si c’était une blague, mais en fait des dizaines de milliers de personnes réservent leurs places.
« Pour moi, Instagram est une plate-forme obsolète. »
Pensez-vous que les marques sont de plus en plus ouvertes à la critique, à la direction artistique, et à faire preuve d’humour quant à leur produit ?
La critique a toujours été une marchandise. Les rebelles d’hier forment la classe créative d’aujourd’hui.
Donc vous n’y voyez rien de nouveau.
Ça va et ça vient. En fait, je crois qu’on régresse en ce moment. La publicité est surtout une discipline archaïque. Elle n’a plus le même pouvoir qu’autrefois en matière de diffusion et d’environnement, et tout l’aspect lié au médias sociaux crée des façons très rétrogrades de s’adresser au public.
Donc elle régresse à cause d’Internet ?
Oui, et des réseaux sociaux. Pour moi, Instagram est une plate-forme obsolète. Même si elle existe encore pendant dix ans, elle me paraît déjà dépassée. Je pense qu’on est aujourd’hui sous la rubrique du post-contemporain. Notre perception de l’ancien et du nouveau correspond de moins en moins à une temporalité linéaire. Est-ce qu’une photo de Diane Arbus est vieille ? Aussi, si Snapchat vaut neuf milliards de dollars, combien vaut un Mondrian ?

Œuvre de Jerry Lafaro – le dessinateur publicitaire à l'origine des campagnes « Joe Camel » pour les cigarettes Camel dans les années 90 – commandée par Babak Radboy pour Bjarne Melgaard.
Intéressant.
Je deviens de plus en plus traditionnel. Si quelque chose ne marche pas, ça ne marche pas. Le nombre de personnes qui y croient m’importe peu.
Et vous placez Instagram dans cette catégorie ?
Je pense que les marques sont perdantes. Je pense que tout le monde est perdant. C’est une question d’intégrité journalistique, vraiment. Par exemple, la critique d’une émission de télé peut être bourrée de citations comme « Incroyable ! Exceptionnel ! », mais après si on regarde les sources c’est des trucs du genre gnagnagna.com. Ça importe peu de savoir qui a écrit la critique. Ça n’importe même plus que le journaliste sache écrire ! J’ai lu des critiques de défilés Telfar d’une stupidité incroyable.
Je pense que ça se recoupe avec le débat dans le domaine du journalisme au sujet de la démarcation ambiguë entre le contenu sponsorisé et le journalisme pur. Et je me demande si ces dichotomies artificielles existent aussi quant à l’art versus la direction artistique – où à la publicité versus l’art pour l’art.
Je pense avoir été longtemps tourmenté par cette question, particulièrement quand j’étais chez Bidoun. J’ai lu beaucoup de postmarxistes italiens, j’ai beaucoup réfléchi et j’ai fait le choix très conscient de me diriger vers la direction artistique. C’est presque arrivé du jour au lendemain.

Babak Radboy pour Bjarne Melgaard. Photo: Jason Nocito.
Sur votre site Web, vous affirmez d’emblée que vous êtes un artiste qui utilise la direction artistique comme support.
C’est ce que je fais. À mes yeux, c’est une distinction artificielle. Derrière l’authenticité, il y a l’aspect commercial. Je ne reproche pas aux artistes d’être artistes la plupart du temps, mais j’ai parfois un sentiment de supériorité. Parce que les aspects les plus élémentaires de la vie d’artiste sont tellement absurdes. Et je l’ai constaté à tous les niveaux. J’ai vu ce qu’est la vie d’un artiste reconnu. Et il est absurde de penser qu’ils ne font aucun compromis. C’est une blague.
Une blague que certains achètent.
C’est comme une énorme combine de blanchiment d’argent, non ? Un artiste peut faire une installation absolument incroyable, et la seule chose qui se vend sont ses tableaux. Le reste finit littéralement à la poubelle. Ce que je fais, c’est en quelque sorte d’accepter que la violence du capitalisme ne sera pas guérie par la culture.
Qu’est-ce qui vous intéresse en ce moment dans la culture en général – dans le monde de l’art, de la mode ?
Pour une raison quelconque, je ne suis pas un observateur passionné de mon environnement culturel. Je ne suis allé au MoMA que deux fois, pour des dîners. Je suis enthousiaste quant aux projets sur lesquels je travaille pour la Biennale de Berlin. Je pense qu’ils représentent en quelque sorte la culmination de la pratique que j’ai entamée avec la Shanzai Biennal.

Une chèvre porte des fausses bottes UGG sur la couverture du numéro 28 de Bidoun. Photo: Boru O'Brien O'Connell

Série de Roe Etheridge pour W Magazine avec une collection de sportswear pour la cinéaste Catherine Breillat par Babak Radboy et Bjarne Melgaard.
Comment ?
Au début, c’était vraiment excitant de berner la presse avec une chose qui n’existe pas vraiment, mais cet aspect m’impressionne de moins en moins parce que j’ai l’impression que les choses « réelles » n’existent pas vraiment non plus. Prenons par exemple la culture des startup: il y a tout ce capital de risque, mais personne ne semble vraiment se demander si le produit va être lancé un jour, ou s’il va être rentable. Que des produits fantôme. Donc cette facade que j’ai construite comme une stratégie avant-gardiste est devenue une norme absolue dans notre économie.
Oui, comme avec cette panique à propos de la dette chinoise.
Moins d’un pour cent du capital est mis en circulation dans la main-d’œuvre humaine. On parie que demain il y en aura beaucoup plus. Mais la vérité, c’est que demain, il y en aura beaucoup moins. Mais je crois en l’idée de prendre ce risque indéfiniment. Cette idée s’appelle le communisme.
- Entrevue: E.P. Licursi
- Images gracieusement fournies par: Babak Radboy