Journal d’un
acheteur compulsif

Clignez des yeux et vous le raterez, cliquez et vous l’aurez: Jonah Weiner poétise la vente au détail.

  • Texte: Jonah Weiner

Un matin en juillet dernier, j’ai découvert un blouson en molleton à 990$ et en quelques secondes, je suis passé à deux doigts de l’acheter. Le blouson était ridicule et splendide: beige et pelucheux, tissé en laine de yak et en une variété rare de coton à fibres longues qui est, comme je l’ai appris plus tard, utilisée pour les serviettes de bain haut de gamme. Il était décoré de panneaux semi-circulaires à la hauteur de la poitrine d’une couleur riche et glaiseuse produite par le kakishibu, un colorant naturel fait à partir de jus de kaki fermenté. Le blouson était d’origine japonaise, évidemment, et je l’ai vu pour la première fois sur mon téléphone, évidemment.

Si vous avez le même modèle de téléphone que moi, le vôtre a aussi trois boutons – des boutons physiques qui réagissent à la pression, avec des fentes que nos doigts gras et les saletés dans nos poches encrassent inévitablement. Chaque bouton a une fonction primaire et prosaïque: le premier sert à monter le volume; le deuxième, à le baisser; le troisième bouton, quant à lui, est utilisé pour interrompre l’affichage. Toutefois, quand un objet désirable apparaît à l’écran de l’appareil, ses boutons se reconfigurent en outils de capture. Serrez simultanément les premier et troisième boutons pour prendre un cliché de ce que vous désirez ou, plus précisément, une image de son image. Appuyez rapidement sur le troisième bouton deux fois et vous quitterez le monde virtuel en versant un vrai montant d’argent à quelqu’un qui vous enverra ce que vous pensiez vouloir. L’érotisme du concept du paiement numérique est un sujet maudit, mais il importe de mentionner que malgré la fétichisation de l’absence de friction littérale et figurée sur l’ensemble d’Internet, les entreprises en technologies reconnaissent qu’un peu de résistance tactile suffit pour indiquer à notre cerveau, en passant par le bout de nos doigts, que nous avons agi impulsivement.

Face au blouson en yak, j’ai d’abord opté pour la saisie de l’«image de son image», que j’ai publiée dans mes Stories. Je me suis dit que le partager me donnerait l’impression de le posséder. Sans succès. J’écris une infolettre sur des objets beaux et rares et, encore dans l’espoir d’étouffer mon désir, j’y ai exalté le blouson en yak. Mais il m’est resté à l’esprit, comme le font typiquement les choses ridicules et splendides. Au lieu d’être dissipée, mon envie de posséder ce blouson s’est lentement transformée en rapport de tension, comme une fronde que l’on tire et tire avant de la relâcher soudainement. À la fin octobre, j’ai reçu un chèque de paie que je n’attendais pas et après avoir ouvert l’enveloppe, j’ai pris mon téléphone, retrouvé le blouson et appuyé violemment sur le troisième bouton deux fois. J’ai envoyé 990$ de la Californie à Okayama en une série de manœuvres si rapide et fluide que le chèque n’a jamais quitté mon autre main.

Que devient l’achat impulsif en 2021? Cette question s’applique à tous les types de magasinage: que deviennent les achats de dernière minute à la caisse du supermarché quand toutes nos provisions sont commandées en ligne? Ce sujet est particulièrement intéressant dans le contexte vestimentaire, où les achats spontanés peuvent prendre une forme irraisonnable et grotesquement dispendieuse que les «aliments dernière minute» n’égaleront jamais. Au cours des dernières années, les collections en édition limitée sont devenues une partie intégrante de l’industrie de la mode, rendant nos achats plus spontanés que jamais. Ces lancements créent non seulement une rareté artificielle, mais aussi des conditions d’achat frénétiques propices à faire dépenser sans réfléchir les cervelles d’oiseau: «Vous n’avez qu’un tout petit laps de temps pour vous procurer cette chose extrêmement rare… y arriverez-vous?»

Les achats non prémédités nécessitent de l’argent ou du crédit, ce qui a fait en sorte que plus jeune, je ne pouvais pas m’en permettre d’une manière ou d’une autre. Mes parents, qui gagnaient très peu d’argent en tant que «créatifs à la pige», comme on les appellerait aujourd’hui, rejetaient mes plaidoyers d’adolescent pour des Air Jordan et des blousons Starter de façon si ferme et définitive que j’ai vite arrêté de les solliciter.

Ils m’accordaient tout de même une petite allocation, et je me souviens avoir économisé pendant plusieurs semaines en 1993 pour m’acheter un t-shirt Stüssy que j’avais repéré en solde dans une boutique de skate pour 12$. Cette acquisition longuement planifiée forme un contraste avec le premier achat impulsif de ma vie adulte; dans ma jeune vingtaine, je touchais un salaire à temps plein pour la première fois et je pouvais enfin me procurer les choses qu’ont m’avait refusées quand j’étais enfant. Cette mentalité de rétribution ou de remplacement semble commune chez les gens qui ont grandi sous l’influence d’une société de consommation sans avoir les moyens pour y participer. Un jour, après le travail, je me suis rendu à une fête dans une boutique de Manhattan maintenant défunte appelée Nom de Guerre où l’alcool était gratuit, un incitatif classique à l’achat irréfléchi. Je suis parti avec un blouson A.P.C. en tissu anti-déchirures brun clair doté d’une des premières étiquettes Rue de Fleurus pour un peu plus que 100$ en vente ferme. Je me suis réveillé en panique à deux heures du matin en pensant à mon extravagance d’ivrogne. Le lendemain matin, j’ai observé le blouson avec méfiance, puis pondu une liste mentale de raisons pour lesquelles j’avais bien fait de l’acheter.

L’espace d’un instant, notre état d’abandon nous aspire dans un vide de raison que nous essayons de remplir avec des justifications post hoc. Nous agissons comme s’il n’y avait pas de futur jusqu’à ce que le poids du futur nous écrase d’un coup. Il se trouve que j’ai toujours ce blouson A.P.C. (et le t-shirt Stüssy aussi!), ce qui prouve qu’à long terme, même un achat impulsif motivé par l’alcool et accompagné d’une terreur nocturne n’entraîne pas forcément les regrets que nous associons aux comportements spontanés et peut en fait survivre à tous nos achats «judicieux».

«Vous n’avez qu’un tout petit laps de temps pour vous procurer cette chose extrêmement rare… y arriverez-vous?»

Cette dépense arrosée témoigne également d’une influence qui se fait rare de nos jours: la pression sociale du monde réel. J’étais à une fête, entouré de gens qui paraissaient cool et encouragé par un ami qui m’a dit que le blouson était génial, un mélange intoxicant puissant, à l’écart du bar ouvert. J’ai effectué mes prochains achats impulsifs alors que j’étais totalement sobre, sous le regard de commis aux ventes qui paraissaient cool, eux aussi, et dont les visages ennuyés ou ouvertement dédaigneux avaient quelque chose de séduisant. Cet aspect de l’achat m’a donné l’impression d’agir de manière non seulement irresponsable, mais aussi illicite: je trahissais les valeurs fondamentales que mes parents bohèmes s’étaient efforcés de m’inculquer.

Bien entendu, il n’y a pas de commis pour nous observer quand nous faisons défiler les flux de nos médias sociaux ou les pages de commerces en ligne. Pas de camarades à nos côtés pour nous convaincre de passer à l’acte. Une catégorie entière d’éléments incitateurs s’avère presque inapplicable aujourd’hui. Bien qu’on pourrait affirmer que les médias sociaux donnent lieu à un autre regard intense, un énorme panoptique numérique dans lequel nous achetons des vêtements pour gagner l’estime imaginaire d’amis absents et d’étrangers, j’ai toujours trouvé que ce regard allait dans les deux directions. À présent, on peut voir d’autres gens inintéressants poser avec les pièces qu’on aurait autrement convoitées, de manière à très aimablement éteindre notre désir.

Cette atmosphère d’abondance numérique a favorisé la montée des lancements en édition limitée. Dans le contexte des sorties de produits qu’on peut rater en clignant des yeux, l’attrait intrinsèque d’un vêtement a une valeur moindre dans le calcul global: oui, c’est encore important qu’un t-shirt soit cool, mais le fait qu’il soit en rupture de stock en moins de six minutes crée une distorsion en ce qui concerne sa vraie «coolitude». Le même effet se produit lorsqu’une personne nous dit qu’elle a un secret. On devient immédiatement désespéré de l’apprendre, comme si notre vie n’était pas complète sans lui. Le contenu en soi du secret prend alors une importance secondaire en comparaison à sa forme affriolante.

Mais on ne peut se prêter au jeu que quelques fois avant qu’il perde son lustre pavlovien. Il en va de même pour un éventail de mèmes-à-porter nés sur Internet, comme les t-shirts Big Dogs (une vieille marque à laquelle Instagram a donné un nouveau souffle), les Chunky Dunkys ou les Crocs KFC. Devant un tel objet de curiosité, l’option «image de son image» suffit amplement pour satisfaire l’envie d’acheter – envoyez une capture d’écran à vos proches et vivez un buzz de dopamine plus pur que celui offert par l’objet lui-même.

Voilà peut-être pourquoi le blouson en yak a déjoué ma défense. Sa rareté n’était pas artificielle, mais plutôt le fruit de matériaux uniques qui demandaient d’être touchés (laine de yak?) et vus (colorant au kaki?) en personne. Une capture d’écran n’aurait jamais tenu la route. Alors que j’écrivais cet essai, j’ai été interrompu par un texto d’un ami dont j’admire le style me disant qu’il songeait à s’acheter un blouson en yak depuis qu’il l’avait vu dans mon infolettre et s’enquérant de ma taille. Ce moment m’a rempli d’une fierté honteuse et passagère: j’étais inquiet de lui avoir transmis ma manie à partir de mon coin du panoptique, même si son enthousiasme m’a rassuré quant à mon propre jugement.

Jusqu’à maintenant, le temps et l’usage m’ont aussi rassuré. Depuis l’arrivée du blouson japonais, je l’ai porté tous les jours, peut-être pour me justifier son prix ou parce qu’il fait office d’enveloppe protectrice de haute précision à un moment où le confort physique est plus prisé que jamais. Je l’enfile aussitôt que je me lève, avant de sortir dans ma cour pour nourrir un chat errant avec lequel j’essaie de me lier d’amitié; je le porte pour aller en randonnée et faire mes emplettes; je le garde sur moi jusqu’au moment de préparer le souper. D’après ces données probantes, c’était un achat impulsif des plus sages. Du moins, c’est ce que je me dis à deux heures du matin.

Jonah Weiner écrit une infolettre intitulée Blackbird Spyplane.

  • Texte: Jonah Weiner
  • Traduction: Liliane Daoust
  • Date: 8 janvier 2021