Le paradoxe Vetements/Balenciaga
Demna Gvasalia annonce une nouvelle ère de la mode
- Entrevue: Suleman Anaya
- Photographie: Pierre-Ange Carlotti / Idea Books

Vetements a été fondée dans un appartement parisien avec un objectif simple: recentrer l’attention du milieu de la mode sur le vêtement. Demna Gvasalia, l’énigmatique instigateur de la marque, est né en 1981 à Soukhumi, une ville géorgienne connue pour son emplacement idyllique entre la mer Noire et le Caucase, mais aussi pour avoir durement souffert durant le conflit abkhazo-géorgien du début des années 90. Après avoir étudié la mode masculine à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, il s’installe à Paris en 2009 pour rejoindre l’équipe de Maison Maison Margiela, où il s’imprègne de la rigueur technique et de la méthodologie axée sur le produit établie par le fondateur de la maison. Il enchaîne sur un poste chez Louis Vuitton, qu’il quitte en 2014 pour se consacrer pleinement à Vetements.


La désormais célèbre présentation Printemps-Été 2016 de Vetements a eu lieu dans le décor désuet d’un restaurant chinois de Belleville. Immortalisée en coulisses par le photographe Pierre-Ange Carlotti pour la récente publication Vetements d’Idea Books, elle a fait défiler le streetwear revisité de la marque, et des robes dont la féminité détournée prenait des allures de tenue de motard. Avec son rythme enlevé, son esprit post-luxe, son casting singulier et de nombreuses célébrités dans l’assistance, la présentation est devenue le sujet de conversation de la semaine. Du moins jusqu’à ce qu’une grande maison parisienne annonce une nouvelle qui ferait couler encore plus d’encre.
Le showroom Vetements est un espace aux allures de hangar caché derrière une vitrine opaque du boulevard de Strasbourg, dans le 10e arrondissement. Les jours qui suivent la présentation P-E 2016 sont trépidants. Toute la presse, de Grace Coddington et Cathy Horyn aux jeunes rédacteurs londoniens, en plus d’une horde d’acheteurs, se déplacent pour admirer de plus près le dernier opus de la jeune marque. Une semaine plus tard, après le dernier rendez-vous, Gvasalia rassemble son équipe. Il y a du champagne, une euphorie calme dans l’air. Le chef de facto de Vetements veut partager une nouvelle importante avec le collectif avant que le reste du monde ne l’apprenne. La plupart de ses membres est déjà au courant. L’équipe s’en souvient comme d’un moment doux-amer et chargé d’émotion. Désormais, Gvasalia allait partager son temps entre l’atmosphère animée de l’atelier Vetements, non loin de là, et celle, beaucoup plus sage, d’un studio de la Rive gauche. Le lendemain matin, le groupe de luxe Kering annonce la nomination de Gvasalia au poste de directeur artistique de Balenciaga.
Suleman Anaya a recueilli les propos du cofondateur de Vetements Demna Gvasalia dans les jours entourant la présentation Printemps-Été 2016, avec entre autres sa première interview depuis l’annonce de sa nomination:
Suleman Anaya
Demna Gvasalia
Je dois dire d’emblée qu’à mon avis, vous avez organisé la meilleure fête que la Fashion Week parisienne ait connu depuis longtemps. Merci. On se serait presque cru à Berlin ou à Londres avec cette musique et cette atmosphère.
C’était le but – pouvoir s’imaginer être ailleurs qu’à Paris pendant quelques heures. Alors on a fait venir un DJ de Berlin, et tout le monde a adoré. J’ai même été surpris de voir les gens s’amuser aussi librement. À un moment, cinq des filles qu’on avait casté sur Instagram pour le défilé dansaient en cercle seins nus. C’était à la fois amusant, insouciant et très innocent.


Vous êtes la « coqueluche de Paris », pour utiliser une formule ringarde. Mais si les choses s’étaient passées autrement, vous seriez peut-être banquier à Düsseldorf à l’heure actuelle. Peu de gens connaissent votre lien avec l’Allemagne.
Ma famille a quitté la Géorgie ex-soviétique pour s’installer à Düsseldorf en 2000, et j’y ai habité pendant un an et demi. Une période brève mais importante, parce que c’est à ce moment-là que j’ai réalisé ce que je voulais faire. J’avais fait des études d’économie en Géorgie, parce que mes parents ne voyaient pas la mode comme une véritable profession qui me permettrait de gagner ma vie. J’avais donc une licence d’économie, et quand je suis arrivé en Allemagne, j’aurais dû me trouver un emploi dans une banque. Mais une fois sur place, j’ai décidé que je devais faire ce dont j’avais vraiment envie, et en 2002 j’ai commencé mes études à l’Académie royale d’Anvers.
Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance en Géorgie ?
Jusqu’à 1991, la Géorgie faisait partie de l’Union Soviétique: j’ai donc eu une enfance soviétique. J’ai été éduqué avec des idées stalinistes, léninistes et communistes, et coupé de toute véritable source d’information. Il n’y avait que deux magazines qui parlaient vaguement de mode, qui bien sûr n’avait rien à voir avec ce qui se passait à l’Ouest. Puis, l’Union Soviétique s’est effondrée, et la Géorgie s’est ouverte au monde. C’était comme une explosion. Tout à coup, on avait du Fanta et du Coca Cola, et Vogue. Il avait un afflux d’influences extérieures. On avait maintenant McDonald’s, et le truc le plus cool c’était de faire sa fête d’anniversaire dans un McDonald’s. Je me souviens d’y avoir fêté mon anniversaire, j’étais émerveillé. C’était l’équivalent d’aller chez Caviar Kaspia, ici à Paris. C’était tellement coloré, et les Happy Meals rendaient vraiment les gens heureux.
Pensez-vous que ce vide a influencé votre vision des choses ? Les collections Vetements semblent porter les traces d’une fascination pour l’iconographie de la liberté et du capitalisme, comme par exemple avec le t-shirt DHL qui a ouvert votre dernier défilé.
J’imagine que, dans une certaine mesure, cette formation culturelle en différé m’a influencé, parce que j’étais tellement avide de découvrir et de comprendre les choses que les jeunes de ma génération connaissaient déjà.
Je dirais que le côté sombre qu’on porte en chacun de nous est plus prononcé chez moi et contribue davantage à ma créativité. Je travaille mieux quand je suis de mauvaise humeur ou déprimé.
Quand avez-vous su que vous vouliez devenir créateur de mode ?
C’est ce que j’ai voulu faire d’aussi loin que je me souvienne. Petit, j’étais obsédé par les vêtements et je changeais constamment de tenue, juste parce que je voulais essayer un nouveau look. N’oublions pas que j’étais dans un pays soviétique où des millions d’enfants portaient les mêmes vêtements, alors mon répertoire était limité. Mais le manque de moyens stimule la créativité. J’adorais aussi observer les femmes de mon entourage, ce qu’elles portaient.
Qu’est ce que les femmes portaient en Géorgie dans les années 80 et 90 ?
La Géorgie est un pays très particulier, et les gens ont des goûts très différents de ceux qu’on prête d’ordinaire aux Russes. C’est très noir, très théâtral, un peu comme la Sicile mais plus extrême – avec beaucoup de maquillage et d’ornementation. Mais c’est aussi assez sombre. Ma grand-mère personnalisait tous ses vêtements, et elle le fait toujours. C’est la personne la plus excentrique que je connaisse. Elle a 75 ans et porte toujours des compensées.
Elle pense quoi de vos vêtements ?
Ils ne lui plaisent pas vraiment, parce que ce n’est pas son style. Elle n’aime que les vêtements auxquels elle apporte sa touche personnelle.
Vous attendiez-vous à ce que Vetements connaisse une telle croissance et une telle popularité en seulement trois saisons ?
Pas du tout. Je pensais qu’on ne s’adresserait qu’à un créneau spécifique du marché. Mais la marque a rapidement pris de l’envergure, ce qui est intéressant, parce que ça montre que notre travail touche un public assez large. Je doute que ça aurait été le cas il y a quinze ans.

Qu’est-ce qui a changé alors ? Le sentiment général semble indiquer que Vetements comble une sorte de vide, une lacune qui ne concerne pas que les vêtements mais aussi le fonctionnement de l’industrie.
Quelle est cette lacune ? C’est une question que je me suis posée, parce que c’est important pour nous aussi de comprendre. Je pense que la réponse relève de l’authenticité. On s’efforce de travailler avec des éléments authentiques qui touchent plusieurs personnes différentes. On offre des choses auxquelles les gens peuvent s’identifier, mais qu’ils ne peuvent pas forcément trouver ailleurs. Il y a aussi des références à la rue et aux sous-cultures qui m’ont influencé, et les gens avec qui je travaille, qui sont tous plus jeunes que moi.
Vetements propose des idées nouvelles, mais témoigne aussi d’une filiation manifeste. Quelles sont vos principales influences créatives ?
Sur le plan esthétique, Vetements est étroitement liée à Martin Margiela, la maison qui m’a en quelque sorte décerné un diplôme de master. Après mes études, rien ne m’a influencé davantage que Margiela – le style, la façon de traiter les vêtements, de les aimer, de les découper et d’en faire quelque chose de nouveau. C’est une démarche que j’ai en grande partie adoptée.
Il y a une obscurité sous-jacente dans vos collections, avec des références récurrentes à la notion de sécurité et des allusions au danger. D’où cela vient-il ?
C’est clairement présent, même si tout le monde ne le perçoit pas. Pour ma part, je dirais que le côté sombre qu’on porte en chacun de nous est plus prononcé chez moi et contribue davantage à ma créativité. Je travaille mieux quand je suis de mauvaise humeur ou déprimé. Quand je suis heureux, je n’ai pas vraiment envie de créer. Et je crois que beaucoup de mes collaborateurs me ressemblent. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne s’amuse jamais, on a beaucoup de plaisir à travailler. Mais la musique qu’on écoute en travaillant, elle, n’est pas joyeuse du tout.
Êtes-vous personnellement intéressé par les uniformes et les vêtements de protection ?
J’ai une petite collection personnelle de vrais uniformes et vêtements de police, et je porte un de mes t-shirts « Sécurité » à tous les jours, j’en ai à peu près quinze. Je ne sais pas à quoi c’est lié. Je suppose que ça vient de certaines notions de protection profondément ancrées en moi, ou d’un besoin subconscient de sécurité. J’admire beaucoup les gens dont le travail est de protéger les autres. Pendant quelque temps, j’ai acheté compulsivement des uniformes de police et de sécurité sur des sites spécialisés, qu’on peut trouver en cherchant un peu. C’est plus facile en Allemagne qu’en France. J’ai acheté toutes ces pièces pour moi-même, et elles étaient dans mon studio pendant qu’on dessinait la dernière collection. C’est pour cela qu’on a aimé l’idée de retravailler certaines d’entre elles. Elles dégagent une certaine autorité, une force qui me fascine, particulièrement sur une femme. Mais il n’y a pas de message. La saison dernière, certaines personnes ont cru que c’était un commentaire sur l’attentat contre Charlie Hebdo, mais ce n’est pas du tout le cas.
On ne veut pas contribuer à faire de la mode quelque chose de glamour, d’inaccessible ou d’ultra-exclusif.
Portez-vous parfois des uniformes de sécurité ou de police en public ?
Oui, ça m’arrive parfois. Un jour, une femme m’a pris pour un vrai policier. Cette ambiguïté m’a plu.
Donc c’est plutôt une question d’ambiguïté, et un certain jeu de pouvoir, que l’expression d’un profond pessimisme qu’on retrouve chez la clique Vetements?
Je pense que c’est un peu des deux. On a par exemple fait ce trench avec un imprimé « Polizei » fluorescent. Je trouve que ce trench fait peur. C’est un vêtement qui fait peur, et l’homme ou la femme qui le porte fait peur. Il est long, et fait référence à des éléments que j’associe personnellement à l’Allemagne, comme le groupe Rammstein, et qui évoquent tous une notion de pouvoir et de peur qui m’intéresse. Je trouve le mot Polizei assez intimidant en lui-même, et je pense que ça me fascine. Ça éveille quelque chose, mais je ne suis pas certain d’être prêt à comprendre de quoi il s’agit.
Une diversité de points de vue semble être importante pour Vetements. Combien de nationalités le collectif compte-t-il ?
On a des gens de Syrie, du Brésil, d’Italie, de Roumanie et de Russie, entre autres, et aussi bien sûr des Français et des Belges. C’est comme les Nations Unies en miniature. Ce qui est formidable, parce que tout le monde a un point de vue différent sur une même référence culturelle. Ce qui est gothique pour moi n’est pas forcément gothique pour quelqu’un qui vient de Finlande, par exemple. Ça donne lieu à des séances de brainstorming très intéressantes quand on prépare une collection, pendant lesquelles on essaie de trouver un terrain d’entente tout en conservant une partie de nos différents points de vue.
Qu’est-ce qui fédère les membres de Vetements ?
On est tous très différents. Ce qui nous rapproche, c’est ce en quoi on croit et ce qu’on a construit ensemble depuis le début, en travaillant très dur. Pendant les périodes les plus chargées, la plupart des membres de l’équipe dort à peu près trois heures par nuit. On partage aussi de très fermes convictions quant à l’industrie, à ce qu’on veut éviter. On ne veut pas contribuer à faire de la mode quelque chose de glamour, d’inaccessible ou d’ultra-exclusif.
Vous acceptez tout de même la réalité commerciale de la mode.
Oh, oui. D’abord et avant tout, Vetements est une entreprise. C’est sa raison d’être. Ce n’est pas un projet conceptuel ou artistique. On est entièrement orientés sur le produit, et on le dit ouvertement.

Le processus de création de la marque est-il aussi singulier que son attitude ?
Oui, principalement parce qu’on a une approche égalitaire du travail. Et aussi parce qu’on ne travaille jamais à partir d’une thématique saisonnière. On entame plutôt la saison en définissant le type de vêtement qui nous intéresse. Est-ce les jupes, les pantalons, les vestes, un caban, un blouson ? Puis, on détermine comment on va intégrer chacun de ces éléments à la structure et au style de Vetements, ce qui implique de les retravailler pour créer une certaine attitude et une silhouette intéressante. Il y a aussi des pièces conceptuelles à chaque saison, comme un sweat à capuche réversible qui, une fois porté à l’envers, devient notre version d’un pull d’université. Et on fait souvent référence à des symboles visuels de la vie de tous les jours, comme les logos de marques.
Comme vous refusez d’expliquer vos collections en détail, que pensez-vous de la façon dont les autres les interprètent ?
Notre position est simple: on dit « Voici notre produit. Voici les vêtements que nous proposons ». C’est intéressant de voir comment différentes personnes perçoivent notre travail et tentent d’y trouver des concepts qui n’y sont pas. Les gens apportent leurs points de vue personnels et leurs préférences, et il y a des différences générationnelles. Les plus jeunes réagissent souvent à nos produits en disant simplement « il me le faut, je veux le porter », tandis que les plus âgés ont tendance à leur porter un regard plus critique, à les analyser.
Souhaitez-vous habiller des personnes moins sensibles à la mode ? Malgré sa philosophie égalitaire, Vetements reste trop radicale pour le consommateur « normal ».
Je ne pense pas qu’on peut plaire à ceux qui ne s’intéressent pas à la mode. On est très axés sur le produit, mais on évolue aussi dans un contexte mode. Ça ne fait aucun doute. Mais en même temps, on ne s’adresse pas uniquement aux rédactrices de mode. On s’adresse à un client final, que ce soit une rédactrice de mode ou une fille au Texas qui aime notre style. Parfois c’est une célébrité, et c’est bien aussi. Plusieurs célébrités ont porté nos vêtements. Elles ont dû aller les acheter en boutique comme tout le monde.
Le simple fait qu’on tienne compte de ma candidature chez Balenciaga montre une ouverture à une approche différente.
Face à une croissance rapide et à la pression commerciale, comment Vetements peut-elle rester aussi authentique et radicale qu’elle le souhaite ?
Je crois que l’important est de savoir quand arrêter la croissance. Je ferai tout ce que je peux pour la contrôler. On a déjà commencé à être encore plus sélectifs sur notre distribution, en limitant et sélectionnant soigneusement les points de vente les plus pertinents pour nous. Ce n’est pas le genre de marque qui se doit d’être partout. Et si quelqu’un souhaite investir dans Vetements, on refusera toute offre susceptible de cannibaliser la marque. On a déjà reçu une offre importante, et on a dit non. On mettra tout en œuvre pour que Vetements reste libre de toute ingérence extérieure, parce que ce serait le début de la fin.
Vous avez quitté Vuitton, où vous aviez tous les moyens imaginables à votre disposition, pour vous concentrer sur Vetements. Qu’est-ce qui a justifié ce risque à vos yeux ?
Tout ces moyens m’importaient peu. C’était bien sûr fascinant de voir le fonctionnement d’une structure aussi énorme. Mais en même temps, je me demandais sans cesse « tous ces efforts sont-ils vraiment nécessaires pour faire un produit intéressant ? » Je pense que la réponse est non. Pour moi, ce qui compte vraiment, c’est les vêtements. Et je pense que quand on conçoit une collection dont la moitié n’est pas destinée à la vente, c’est mauvais signe. C’est une vieille façon de penser avec laquelle je ne suis pas du tout d’accord: donner un grand spectacle, faire rêver les gens, tout ça dans l’espoir que quelques personnes viennent en magasin acheter une chemise de base. Chez Vetements, notre vision de la mode est diamétralement opposée à cela.
D’une certaine manière, l’existence de Vetements découle directement de votre attitude critique vis-à-vis du fonctionnement du système. Selon vous, qu’est ce qui ne va pas au sein de l’industrie de la mode ?
En gros, toutes ces grandes marques de luxe essaient d’être comme Zara, ce qui est absurde et impossible. Ce qu’on perd de vue dans une telle démarche, c’est qu’il faut du temps pour bien faire les choses. Il faut avoir assez de recul pour déterminer si quelqu’un a vraiment envie de cette énième robe, où si celle-ci est produite uniquement parce qu’un gestionnaire pense qu’elle doit être en magasin, alors qu’elle finira sur le portant des soldes, ou à l’incinérateur. Cette pression est l’un des nombreux aspects que l’on souhaitait remettre en question en lançant Vetements. Il y a aussi le cycle de production où tout doit être immédiatement disponible, parce qu’on veut les choses tout de suite et on ne peut pas attendre six mois. Ou cette idée que les gens achèteront tout ce qui se retrouve sur Instagram.


Pensez-vous que ça va changer ?
C’est une ère complètement nouvelle. L’industrie elle-même est très vieux jeu, et elle est gouvernée par de grandes entreprises archaïques avec des structures de gestion archaïques. C’est très difficile de changer le mode de fonctionnement de ces entreprises, parce qu’elles sont trop grandes. Et le changement implique des coûts élevés que tout le monde n’est pas prêt à assumer.
Qu'est-ce qui vous est venu à l'esprit pendant la période qui a précédé l’annonce de votre nomination chez Balenciaga ?
C’est bien sûr une grande chance. Je crois que c’est l’une des rares maisons où l’on peut vraiment innover et faire les choses autrement. Quand ils ont pris contact avec moi cet été, je me suis toutefois posé deux questions. D’abord, je me suis demandé si ce n’était pas trop « corporate », et si je serais en mesure de protéger Vetements, qui doit rester à l’abri de toute influence « corporate ». C’est une marque indépendante et elle le restera toujours. Puis, je me suis demandé si je pouvais raconter une histoire différente de celle qu’on raconte avec Vetements, et si oui est-ce qu’elle m’intéresse ? J’ai attendu de pouvoir confirmer ces deux choses en moi-même avant d’accepter le poste. J’ai pu concilier les deux marques en me les représentant comme deux histoires différentes et indépendantes, mais qui ont un point commun – moi.
Est-ce que cette différence entre les deux marques vous stimule ?
Je trouve cela rafraîchissant. Chez Balenciaga, je peux travailler sur des choses que je ne pourrais pas faire avec Vetements, des produits de luxe vraiment nouveaux. Malgré nos prix élevés, Vetements n’est pas une marque de luxe et ne le sera jamais. On ne réfléchit pas en termes de raffinement ou d’élégance chez Vetements. Ces mots sont l’antithèse de ce qui nous définit. Mais chez Balenciaga, ces notions sont indispensables, et j’ai la possibilité de les redéfinir.
Ce qui m’intéresse, c’est de repenser le système au complet.
À votre avis, qu’est-ce qui vous a permis de vous démarquer auprès de Kering, la maison mère de Balenciaga ?
Je crois que c’est lié à notre démarche chez Vetements, à l’importance du prêt-à-porter. Nos vêtements sont assez commerciaux et portables, ce qui a peut-être trouvé écho chez eux. Pour plusieurs maisons, les ventes de prêt-à-porter sont devenues très faibles par rapport aux accessoires, et je pense que c’est problématique. Ma priorité est toujours le vêtement.
Est-ce que le vocabulaire formel épuré des débuts de Balenciaga vous intéresse ?
Ce n’est pas ma façon de penser. Je ne travaille pas en me disant « tiens, j’aime le manteau cocon, j’ai envie de le retravailler ». Je n’établis pas ce genre de lien avec mes préférences créatives personnelles. J’ai plutôt vu une affinité dans la façon d’envisager le vêtement, la façon de le porter, l’effet qu’il produit sur nous. Je lis beaucoup sur la méthode de travail de Cristóbal Balenciaga. J’ai été marqué par une histoire au sujet d’une cliente – une dame riche, âgée, à la posture voûtée – dont la physionomie s’est complètement transformée quand elle a enfilé les vêtements qui avaient été faits pour elle. Tout à coup, elle s’est redressée, sa silhouette a été rajeunie. Quand j’ai lu ce passage, je me suis dit « Bien sûr ! Voilà l’intérêt de faire des vêtements. » Ça dépend davantage d’un travail de coupe que de l’idée qu’on se fait de la mode.
Cependant, quand on examine le patrimoine créatif de la marque, il y a certainement certains aspects qui vous intéressent plus que d’autres. Pensez-vous par exemple à développer des tissus et de nouvelles formes, comme l’a fait Ghesquière, ou à quelque chose de complètement différent ?
Je suis moins attiré par l’innovation en termes de développement textile. Une matière authentique, qui n’est pas forcément nouvelle ou high-tech, est plus inspirante à mes yeux. L’innovation doit surtout porter sur la méthode de travail, le processus de développement d’une collection, et aussi sur les produits. C’est à ce niveau que je veux analyser la mode. C’est ce sur quoi je veux travailler, et aussi ce qui doit changer selon moi. Par exemple, a-t-on vraiment besoin de dix t-shirts manches longues dans une collection ? Il faut vraiment se poser la question. Parce qu’il y a tellement de vêtements. C’est insensé d’en produire davantage, à moins qu’ils aient une vraie raison d’être.

Mais n’est-il pas irréaliste de penser que vous aurez assez de latitude pour mettre en œuvre ce type de changement ? Vous avez déjà quitté une grande maison parce que vous étiez frustré par son fonctionnement et n’aviez aucun espoir que ça change.
Mais je n’avais pas de pouvoir alors. Ce n’était pas moi qui prenais les décisions. Le simple fait qu’on tienne compte de ma candidature chez Balenciaga montre une ouverture à une approche différente. Je suis bien sûr conscient qu’il y a des limites. C’est une grande machine au fonctionnement spécifique, et il faut en tenir compte. Ce qui m’intéresse, c’est de repenser le système au complet. C’est une chose que je ne pouvais pas faire avec Vetements, parce qu’une petite marque indépendante doit utiliser le système comme un outil. On n’est pas en mesure d’y changer quoi que ce soit. Le défi le plus intéressant est de faire partie du système et de le repenser de l’intérieur en trouvant de nouvelles façons de faire. On veut bien entendu donner des frissons à l’auditoire en présentant une nouvelle silhouette à tous les six mois. Mais c’est tout aussi important de se demander pourquoi et comment faire les choses.
Que pensez-vous des réseaux sociaux ?
Ils sont importants, mais c’est difficile de les utiliser correctement. Honnêtement, je trouve pitoyable qu’une marque se préoccupe du nombre de « likes » qu’elle reçoit et courtise désepérément les abonnés. À mon avis, quand Instagram devient un simple catalogue commercial – qui dit « Achetez-moi ! » « Achetez-moi ! » – c’est plus nuisible que bénéfique pour la marque. Ça dévalorise son identité. Ou de publier une photo d’une « It girl » qui pose avec son sac à main. C’est tout simplement vulgaire et potentiellement dangereux. Il faut utiliser ces nouveaux canaux de manière visuellement innovante et intelligente.
Sans vous mettre de pression, ce serait intéressant de relire cette interview dans, disons, trois ans, et de l’utiliser pour évaluer à quel point vous avez su rester fidèle à vous-même et à vos idéaux.
Pour moi, le défi est de réagir aux réalités susceptibles de nuire à ma vision, et aussi de me protéger moralement. Il faut rester en contact avec la vie réelle. Je ne pourrais pas survivre sans une vie en dehors de la mode. C’est ce qui nourrit ma créativité et m’aide à face face aux choses dans cette industrie. Le plus difficile est de trouver le temps, c’est pourquoi je vais insister pour me réserver cet espace, pour être libre les week-ends.
Pour être honnête, je crois que la mode est secondaire.
Que ferez-vous de ces week-ends ?
Aller au cinéma et voir mes amis. Mais j’aime m’asseoir sur mon canapé, commander une pizza, et regarder des documentaires ou procrastiner sur YouTube. Ça peut paraître bête, mais c’est important.
Avec tout l’émoi qu’a suscité votre nomination chez Balenciaga, je ne pense pas qu’on vous a demandé à quel point vous avez l’intention de séparer ce poste de votre rôle chez Vetements, dans lequel vous restez pleinement impliqué. Qu’est-ce que Vetements signifie pour vous ?
C’est très personnel. Vetements est d’une grande importance pour moi. J’ai lancé le projet en prenant beaucoup de risques, et de façon très intuitive. D’une certaine manière, c’est comme si j’étais amoureux de cette marque. Et quand on est amoureux de quelqu’un, on ne s’imagine pas arrêter de l’aimer un jour. À mes yeux, l’idée que tout ça pourrait s’arrêter – maintenant – est inconcevable. Une chose est sûre, c’est que je ne décevrai jamais les gens qui aiment Vetements en ne m’y impliquant plus assez.
Pour terminer, en quoi Demna Gvasalia croit-il ?
Que l’intuition prime sur la logique. Mon instinct a guidé plusieurs décisions importantes, qui ont porté fruit jusqu’à maintenant. En toute logique, je n’aurais pas quitté un poste stable et bien rémunéré dans une grande marque de luxe pour lancer une petite marque avec un budget restreint et à partir de zéro. C’était un risque, et beaucoup en ont douté à l’époque. Mais quant à moi je n’avais pas le choix, je devais le faire. Je crois en l’intégrité. Je ne compremettrais jamais la crédibilité d’une collection, par exemple, pour tenir compte de ce qu’on pourrait penser de nos opinions, ou pour diffuser un message hypocrite et premier degré par souci de conformisme. Et puis, pour être honnête, je crois que la mode est secondaire.
- Entrevue: Suleman Anaya
- Photographie: Pierre-Ange Carlotti / Idea Books