Plonger dans le bassin mémétique

Un regard scientifique sur l’épidémie nostalgique

    En 1976, le biologiste évolutionniste Richard Dawkins a changé notre façon de voir la culture, les tendances, et les photos de chats. Dans son livre Le Gène égoïste, il propose le terme de « mème »: « une idée, un comportement ou un style qui se propage d’un individu à l’autre au sein d’une culture ». Un mot qu’il a imaginé comme un parallèle de « gène » – une unité d’évolution pour les idées. Dawkins cherchait à prouver que les phénomènes culturels se diffusent et se reproduisent de la même façon que les êtres vivants, par une sorte de loi de la jungle conceptuelle.

    Revenons à aujourd’hui: dans les deux dernières heures, vous avez probablement vu passer au moins quinze mèmes sur votre fil d’actualité. Ces clichés issus de la culture populaire, retouchés avec Photoshop et partagés, commentés et modifiés jusqu’à ce qu’ils se propagent comme un virus, sont un parfait exemple d’idées qui s’auto-reproduisent. Mais le climat médiatique dans lequel ils prospèrent reflète un changement profond dans notre façon de consommer les images, la culture et l’information. Peu d’industries ont ressenti l’impact de ces conditions d’hyperconnexion autant que celle que Dawkins a utilisée la première pour illustrer sa théorie: la mode.

    Est-ce qu’une tendance peut devenir virale de la même façon qu’un mème? Selon le biologiste, tout ce qui est créé et transmis par une société peut évoluer: une chanson, un outil, une religion, une danse, un style vestimentaire.

    La visibilité d’un article est garante de sa survie.

    Afin de permettre cette évolution, trois conditions doivent être en place. La première est la variation: apporter quelque chose de nouveau à un ensemble d’éléments existants. Pensons à une créatrice qui se spécialise dans les jeans étroits, puis imaginons qu’elle lance tout à coup un modèle à jambes larges. La deuxième est la réplication: la possibilité de faire des copies de cet ensemble d’éléments. Le jean large s’écoule très rapidement: la saison suivante, la créatrice le propose donc à nouveau, et ajoute d’autres modèles larges à sa collection, que ses détaillants achètent en plus grande quantité. La troisième est la survie différentielle: certains exemples survivent parce qu’ils sont plus performants que leurs concurrents. Deux saisons après le lancement de son premier jean large, la créatrice est reconnue pour son modèle-culte. D’autres marques ont adopté la tendance, les pantalons larges sont omniprésents dans les éditoriaux magazine et les « tenues du jour » sur Instagram, et le jean étroit est en voie de disparition.

    Si ce phénomène vous semble familier, c’est parce qu’il est un exemple classique du fonctionnement de la mémétique. Chaque marque a un ADN, et chaque collection représente une nouvelle génération qui exprimera ses caractéristiques à travers le prisme des tendances en cours. Les variations réussies se vendent; les mauvaises ne se vendent pas. « Copier par la communication » est la formule utilisée par Dawkins pour décrire le fait qu’un mème doit être reproduit afin de survivre à son créateur et de perdurer. Elle décrit le modèle des défilés à Paris ou à New York qui sont ensuite imités, mais explique tout aussi bien l’influence qu’ont les médias sociaux sur la diffusion des tendances et des idées.

    Aujourd’hui, un flux constant d’images publicitaires, de billets sponsorisés et de contenu de marque, venant de créateurs, de publications, de détaillants et de stars des réseaux sociaux se disputant les clics, crée une « chambre d’échos » dans laquelle les images séduisent et l’attention est une monnaie d’échange. Être témoin de l’essor, de la chute, du contrecoup et de la progression d’une tendance à travers le cycle de l’opinion publique est un évènement en soi. Nous le voyons se dérouler petit à petit en faisant défiler les écrans de nos téléphones, notre subconscient enregistrant des indices sur les prochaines tendances à adopter. Une accumulation de « J’aime » se traduit en chiffre d’affaires, et la visibilité d’un article est garante de sa survie.

    Alors pourquoi, dans un environnement d’une telle rapidité et réactivité, ancré dans l’instant présent et en quête constante de nouveauté, semble-t-il que de nombreuses tendances font référence au passé? Prenez par exemple Saint Laurent qui recense les sous-genres musicaux, du punk années 80 de la saison dernière au rock psychédélique sixties du Printemps-Été 2015. Ou encore les emprunts aux années 70 de Phoebe Philo, Claire Waight Keller, et Stella McCartney, peut-être assorties d’un haut court, d’un pantalon de survêtement ou de claquettes extraits des années 90. Pourquoi toujours revenir aux signifiants du passé?

    Peut-être parce que la nostalgie a le bénéfice du recul. Elle nous offre un vestiaire de best-sellers: que des modèles qui ont connu du succès. Ou elle est peut-être une réaction à notre désir intarissable de nouveauté. Toujours plus d’images d’« inspiration » défilant sur nos écrans actualisés en continu, plus de tendances proposées par chaque collection et précollection, plus de marques répondant à l’impératif d’une diffusion constante et généralisée. La mode nostalgique peut être un moyen de marquer un temps d’arrêt pour apprécier le caractère intemporel de certains styles, tellement marquants qu’on en parle encore aujourd’hui. Avec la possibilité de puiser dans une archive de temps forts à l’échelle de l’Internet, et la pression de créer des produits vendeurs saison après saison, comment reprocher aux créateurs de se tourner vers des modèles qui ont fait leurs preuves?

    Vous vous souvenez des Birkenstocks?

    Les vraies innovations sont souvent choquantes. Les propositions qui suscitent les meilleures réactions sont habituellement celles que l’on comprend instantanément, mais auxquelles on n’aurait jamais pensé. Un clin d’œil au passé peut être la meilleure façon d’y parvenir: on fait appel à nos souvenirs de mode. « Tiens, vous vous souvenez des Birkenstocks? » « Isabel Marant, Raf Simons, et Pharrell ont tous fait des Stan Smith! » On a reconnu la référence, se sent dans le coup. On aime, on partage, on ajoute au panier. Un succès mémétique.

    Mais rien ne peut devenir viral en comptant uniquement sur la familiarité. On ne partage pas une image de Jane Birkin sur Tumblr parce qu’on idéalise le passé, mais bien pour les mêmes raisons qu’on partage une photo de Kim Kardashian: parce qu’elle nous paraît pertinente maintenant. L’atmosphère culturelle du moment la fait revivre.

    Si nous apprécions les propositions de créateurs comme J.W. Anderson ou Rei Kawakubo pour leur intrépide originalité, les emprunts au passé ont la même fonction que l’attention aux détails de la coupe d’un vêtement: des raffinements subtils qui empêchent les références de tomber dans le costume. Les marques historiques restent pertinentes en apportant juste ce qu’il faut de nouveauté à un style emblématique, et non en se contentant de rééditer des modèles existants. Elles doivent répondre aux attentes de la clientèle – une veste, un sac classique, une attitude, une image – mais c’est l’aptitude d’un créateur à apposer sa touche personnelle aux codes d’une maison, et d’ainsi les rendre incontournables à l’heure actuelle, qui permet à une marque d’avancer.

    L’une des fonctions de la mémétique est la mémoire collective: la capacité d’une société de transmettre une idée à la génération suivante sans avoir à la réinventer à chaque fois. Quand les tendances et les sous-cultures sont en mutation permanente, et adaptées aux besoins de leurs prochains adoptants, la nostalgie est un outil actif et non une attitude passéiste. Elle devient une lutte pour la survie dans le moment présent: une réponse en constante évolution à ce que l’avenir nous réserve, et au potentiel d’une idée.