Takahiro Miyashita compose des lettres d’amour portables
Tiffany Godoy s'entretient avec le discret designer de TAKAHIROMIYASHITA The-Soloist.
- Entrevue: Tiffany Godoy
- Photographie: Alessandro Simonetti (portraits de Takahiro Miyashita)

Le Japonais est possiblement le dernier vrai designer qui subsiste. Et ça se sent particulièrement en mode masculine, ces derniers temps. Dans un océan de directeurs artistiques à la recherche de battage publicitaire incessant, Takahiro Miyashita s'exprime différemment, sans se fier à des motifs impertinents, à des collaborations avec des célébrités ou à la vitesse de propagation des médias sociaux. Son mode d'expression se fonde plutôt sur une mode sartoriale contemporaine - suffit de voir la doublure de ses blousons pour TAKAHIROMIYASHITATheSoloist, la griffe qu'il a fondée en 2010.

Si vous ne connaissez pas Miyashita, googlez-le illico. On a voué un véritable culte à NUMBER (N)INE, sa première griffe lancée en 1996 - légitime, si l'on considère que l'appellation était une référence aux Beatles et que la production de Miyashita repose sur l'obsession des références que lui fournissent ses deux amours jumelles : la musique et le cinéma. NUMBER (N)INE était énigmatique, le tatouage d'une larme coulant sur la joue de son discret concepteur, ses archives débordant d'armées revêtues d'une gamme de noir, la couleur fétiche de Miyashita.
Subitement, Miyashita ferme NUMBER (N)INE en 2009. Après un an d'absence, le designer ressuscite en 2010 avec TheSoloist. Sa palette s'est élargie, ses tissus se sont raffinés, les vibrations sont passées d'une morose chanson des Doors à quelque chose aux notes plus folk, plus féminines.
Depuis, Miyashita s'est engagé sur un long chemin sinueux qui l'a finalement ramené sur les podiums. En octobre 2017, TheSoloist amorce son premier défilé avec une collection printemps/été 2018 à la Amazon Fashion Week TOKYO - retour au bercail pour la plus récente vague de designers japonais au succès planétaire, dont Sacai, Undercover et Miyashita, tous présents. Puis, en janvier, le designer a défilé aux côtés Undercover en tant qu'invité spécial à Pitti Uomo, son passage s'intitulant disorder/order. Miyashita manquait aux podiums, et il semblerait que le sentiment était réciproque. "Je n'arrive jamais à traduire en mots ce que je désire, à communiquer verbalement", me confie-t-il. J'exprime mes sentiments par le biais des vêtements. Lors de mes présentations passées, je ne pense pas m'être exprimé pleinement. Selon moi, un défilé est le mode d'expression par excellence pour traduire ce que je ressens."
Miyashita est notoirement réservé, mais quand je l'ai rencontré à Paris - dans son atelier du Marais, pendant les défilés Homme, entouré de sa collection présentée au Pitti Uomo, sur fond musical de Cigarettes After Sex, l'un de ses nouveaux groupes préférés -, là, il s'est dévoilé.

Dans cette image: TAKAHIROMIYASHITA TheSoloist., Printemps 2018

Dans cette image: TAKAHIROMIYASHITA TheSoloist., Printemps 2018
Tiffany Godoy
Takahiro Miyashita
Comment as-tu découvert la mode quand tu étais jeune, Miyashita-san?
J'étais probablement le gamin qui aimait les vêtements davantage que n'importe lequel de ses amis ou quiconque se trouvait dans son entourage. Mais, en même temps, je n'arrive pas à croire que je suis devenu designer de mode. Je trouve qu'il n'est pas aisé de devenir designer, alors je n'arrive pas à croire que tout ça soit réel. Je pense que je n'en deviendrai jamais vraiment un. Je poursuis mon apprentissage.
Ça fait 15 ans et des poussières que je te connais, et lors de nos discussions j'ai toujours perçu ta passion, ton respect absolu pour les vêtements. Tu es originaire de Tokyo, n'est-ce pas?
Tokyo.
Comme gamin, quel était ton rapport avec la mode? Quel genre de vêtements te plaisaient?
Mon sens de la mode a été fortement influencé par la culture américaine. En fait, la musique venait d'Angleterre aussi, mais quand t'es gamin tu t'en fous que les Beatles soient américains ou britanniques. Tu t'imagines que tout arrive d'Amérique.
Portais-tu des morceaux vintages à cette époque? Je crois savoir qu'à Tokyo, c'est devenu populaire aux débuts des années 1980.
J'en portais, oui. Ma famille n'était pas si aisée, alors il fallait que je m'achète des fripes parfois. À partir de l'âge de 10 ans, j'allais faire du shopping quand bon me semblait, et m'achetais des vêtements qui me faisaient envie. Même une simple séance de lèche-vitrine était vraiment amusante. J'aimais tout ce qui entourait les fringues. La musique. Les films. Les acteurs du milieu. Les dessins. L'architecture. Tout. Tout ce qui touchait aux fringues. Par exemple, je regardais des films de Coppola, ce qui entraînait un désir d'acheter moult paires de jeans, ou de t-shirts, ou de bandanas.

Tes collections entièrement conçues en noir, ou tes collections thématiques, comme celle consacrée à Kurt Cobain -, elles m'ont fait réaliser à quel point tu es rigoureux et discipliné quand tu focalises, te concentres sur un aspect.
Le noir est l'une des couleurs les plus imprévisibles. Elle peut s'apparenter au bleu, au vert, et même au rouge. Elle peut ressembler à toutes les couleurs. Elle renferme toutes les couleurs. Je pense que c'est la plus effrayante. Et elle ne se porte pas facilement. Mais encore là, parce que je suis au fait de la difficulté, j'y pense sans cesse, surtout ces temps-ci. En quelque sorte, je veux trouver un moyen d'exprimer la couleur noire qui se distingue de l'approche des autres.
C'est exactement ainsi que je te vois. C'est comme si tu composais une lettre d'amour en noir.
J'ai essayé d'en écrire une, mais je n'y suis pas encore tout à fait arrivé.
Les gens ont peut-être trouvé que ta collection à Pitti Uomo était un tantinet apocalyptique, ou un peu sombre. Mais ton interprétation était diamétralement à l'opposé - non pas une fin, mais bien un début.
Bien, en fait, il existe plusieurs significations à lire entre les lignes. Mais mon regard n'était pas vraiment tourné vers le passé quand j'ai conçu cette collection. J'étais uniquement tourné vers l'avenir. Je crois que le côté sombre, ou le côté mélancolique, souligne davantage mes problèmes intérieurs.
Estimes-tu que grâce à la mode tu peux te cacher derrière une image ou un personnage?
Ce mécanisme de défense a pu se déclencher lors de certaines des dernières collections - je me cachais, ou cachais ma vie. Mais, cette fois, je me sentais davantage comme un survivant, avançant à pas assurés ou progressant. Toutefois, je sais qu'elle a encore l'air sombre. Mais la noirceur peut être remplie de beauté.

Dans cette image: TAKAHIROMIYASHITA TheSoloist., Automne 2018

Dans cette image: TAKAHIROMIYASHITA TheSoloist., Automne 2018
Cependant, tu as trouvé le moyen d'infuser un peu de couleur, n'est-ce pas?
Ouais. L'orange - je l'ai trouvée en détruisant un sac de couchage. La marque Sol fabrique un sac de couchage d'urgence, alors je m'en suis inspiré pour exprimer une évacuation d'urgence de la réalité. Je ressens souvent une certaine frustration face à l'état actuel de la mode. Cela me rappelle les vêtements de survie servant à avancer malgré la difficulté de la situation.
La musique et le cinéma occupent une grande place dans ta vie. Les références ponctuent tes collections, et ton Instagram. D'une certaine manière, on dirait que tu conçois des costumes pour les accompagner.
Selon moi, la musique et le cinéma sont les plus importantes sources dans lesquelles je puise pour confectionner mes vêtements. Je ne suis ni réalisateur ni compositeur, mais je me sers beaucoup de leurs arts.
Tu regardes beaucoup de films, tels que Moi, Tonya, et Pentagon Papers- des succès commerciaux autant que des œuvres très pointues, artistiques. Je me dis toujours : "Ah, tu regardes ça, aussi?!" - surprise par ce qui retient ton attention.
La dernière chose que je veux, c'est bien de cataloguer les choses. Je ne veux pas m'étiqueter indépendant ou grands studios. Je veux appartenir à tous les groupes. Ainsi, je ne veux jamais être obligé de me prononcer sur un truc avant de l'avoir vu ou entendu.

Dans cette image: TAKAHIROMIYASHITA TheSoloist., Automne 2018
Toutes ces choses participent à la culture. Et ça me fait réaliser la façon dont tu perçois le monde -, selon le mouvement artistique superflat et les yeux écarquillés.
Pour moi, ça n'a pas d'importance que tu sois un homme ou une femme, ça n'a pas d'importance que tu sois très connu ou pas du tout. Si tu fais quelque chose de cool et/ou de beau, rien à cirer de savoir qui tu es.
Tu as eu NUMBER (N)INE jusqu'en 2009. Encore aujourd'hui, ces collections sont toujours si pertinentes. Tes héros du moment, la collection Alx Rose en 2006 et...
Je peux bien le dire maintenant, mais la collection d'Axl Rose devait être celle de Stephen Sprouse. J'étais un grand fan de Stephen Sprouse, et je savais qu'il avait bossé avec Alx Rose et l'avait influencé, tout comme il a même influencé Blondie. À l'époque, tout le monde scandait : "Axl Rose! Axl Rose!" Alors, je me suis dit : "D'acc, allons-y avec lui". [Rires] J'entame toujours une collection avec une certaine idée, mais étant donné que je ne fournis jamais d'explications sur la signification de mes collections, parfois ce que les gens en disent peut être totalement faux.
Alors, tu réalises que des gens, comme moi, ont tout faux et tu ne dissipes jamais le malentendu!
La mode est ainsi, pourtant. Je trouve très intéressant de voir ce que les gens ressentent. Je n'ai pas le droit de leur dire quoi dire ou quoi faire. Si je le faisais, ça serait vraiment rasoir.

Dans cette image: TAKAHIROMIYASHITA TheSoloist., Printemps 2018

Dans cette image: TAKAHIROMIYASHITA TheSoloist., Printemps 2018
D'après toi, qu'est-ce qui distingue le plus tes créations actuelles de celles de tes débuts?
Je n'arrive pas vraiment à savoir où j'en suis tant que je n'ai pas franchi l'étape suivante. La seule chose que je peux affirmer, c'est que lorsque je concevais NUMBER (N)INE, je détestais qu'on me dise que les vêtements étaient "tellement NUMBER (N)INE", car je sentais un besoin de satisfaire les attentes des autres. Je veux apprendre, changer constamment et me servir de nouvelles et diverses approches, chaque fois. Je ne veux pas refaire sans cesse les mêmes trucs.
Puisque tu désires poursuivre ton parcours mode en te servant de nouveaux et différents moyens, as-tu une idée précise en tête?
La seule chose que je désirais véritablement accomplir… -, je devrais probablement me taire. [Rires]
Mais non, dis!
Les vêtements masculins traditionnels se ressemblent tous. Un blazer bleu marine porté sur un pantalon gris, etc. Pourquoi les gens se contenteraient-ils d'un seul type de vêtements pour homme? Je vise ce que Jun d'Undercover et moi avons fait: variété et aperçu plus large. Les vêtements doivent être colorés, et véhiculer des rêves. Je veux élargir le champ de vision des acteurs de l'industrie de la mode. Et je veux faire chuter les murs - comme celui de Berlin. Tu sais, il existe toujours des gens qui cherchent à ériger un mur. Je ne devrais pas trop m'étendre là-dessus, mais je veux simplement faire tomber toutes les barrières inutiles. Je confectionne des vêtements pour homme, mais j'aimerais également voir les femmes les porter. Je ne fais pas de distinction entre les sexes. Je souhaite que ces dangereuses discriminations disparaissent. C'est ce genre de messages que je désire transmettre par le biais des vêtements.

Tiffany Godoy est rédactrice en chef pour The Reality Show Pre-sents (à paraître). Elle est collaboratrice chez Vogue Runway, a déjà été créatrice de contenu chez Cartier, Valentino, et à animé la baladodiffusion 3.55 de Chanel.
- Entrevue: Tiffany Godoy
- Photographie: Alessandro Simonetti (portraits de Takahiro Miyashita)
- Images gracieusement fournies par: TAKAHIROMIYASHITA TheSoloist