@hoodmidcenturymodern ou quand le modernisme du milieu du siècle n’est pas exclusif aux quartiers huppés

L’archiviste instagrammeur qui défie la blancheur de la conservation du patrimoine.

  • Texte: Tiana Reid
  • Illustrations: Megan Tatem

Tout le monde s’accorde pour dire que l’embourgeoisement est une réalité: loyers en hausse, déplacement de la classe ouvrière, sédimentation des inégalités raciales, conformité architecturale. Mais Jerald Cooper, créateur de @hoodmidcenturymodern, n’a utilisé le mot «embourgeoisement» qu’une seule fois durant notre conversation, et pas sous l’angle habituel. Son projet, dont le point d’origine est un compte Instagram (comptant déjà plus de 25000 abonnés), ne se veut pas une analyse de l’embourgeoisement en tant que tel, mais y fait référence indirectement, parlant des débuts du phénomène pour les communautés noires. «On ne connaît rien de rien de notre propre quartier, dit-il. Je veux dire, de façon générale, personne ne sait rien sur ces quartiers. Personne ne sait qui s’y est installé à l’origine, quel était le rôle de ces quartiers, pourquoi certains les ont quittés, pourquoi d’autres y sont venus. Comment peut-on protéger quelque chose quand on n’en sait rien?»

Le vaste projet HOOD CENTURY devient donc un espace où étudier ce qui nous entoure, une étude sur la place que l’on occupe non pas dans le monde – cette lointaine chose englobante –, mais dans son propre quartier. La page Linktree du compte Instagram @hoodmidcenturymodern ressemble un peu à un plan de cours, comprenant notamment un lien vers un site web consacré à l’architecte noir Paul Revere Williams, un balado sur le rapport entre les bâtiments, la santé et le bonheur, un documentaire de Nowness sur Watts et une dissertation universitaire intitulée Progressive Architecture for the Negro Baptist Church. Il y a aussi de la musique – un lien vers une pièce blues de Little Milton, qui chante: «You know it hurts me so bad / To hear my baby say goodbye / That’s why I walked the backstreet / The backstreets and cry».

Avec @hoodmidcenturymodern, Cooper a créé un guide vers la prise de conscience, d’un point de vue multidimensionnel, de l’endroit où chacun se trouve. Au cours des dix dernières années, il a habité New York, Londres et Los Angeles, revendiquant les titres professionnels de gérant et de directeur de création. L’an dernier, toutefois, lors de l’exposition de Noah Davis à la galerie David Zwirner, il s’est rendu compte qu’il était désormais un artiste. Sur la «très jolie terrasse» de sa maison d’enfance à College Hill en Ohio, «Coop» et moi avons discuté de sociétés de conservation, du chemin de fer clandestin comme forme de design noir, de l’histoire littéraire noire de Cleveland et de la différence entre études et éducation.

Tiana Reid

Jerald Cooper

Comment ta façon de voir @hoodmidcenturymodern a-t-elle évolué depuis la création du compte?

Ouf, tout a changé. Tu vas trouver ça drôle, mais c’est mon tout premier… Comment on appelle ça? Un Friendsta ou quelque chose comme ça?

Finsta!

Je me suis dit: «Ouuh, je vais appeler ça Hood Century tout court. Je veux montrer ça à mes potes.» Parce que j’avais fait une mini étude de marché, si on veut, une fausse étude de marché sur mon compte Instagram ordinaire. Et j’ai pensé: «D’accord, maintenant je vais créer un autre compte appelé @hoodmidcenturymodern.» Ça sera juste un projet. Je vais probablement juste finir par épier les gens du quartier, tout en admirant son esthétique. Et puis j’ai commencé à voir que d’autres personnes comprenaient ce que je faisais: «Oh, ça c’est le style moderne du milieu du siècle. Okay, ça me plaît.»

C’est vers la fin janvier que j’ai vraiment commencé à me dire que ça pourrait devenir quelque chose d’important. Mais c’est seulement en mai que je me suis mis à entendre beaucoup de monde dire des choses comme: «Vieux, tu fais de la conservation.» Et je me suis dit: «Okay, ça pourrait être comme une nouvelle vague de sociétés de conservation.» Et puis un jour, j’étais avec mon équipe et j’ai dit: «On est une société de conservation.» Ce à quoi ils ont répondu: «Quoi!?» Et j’ai dit: «Ouais, par nos actions, on fait de la conservation en ce moment même.» Et c’est à ce moment-là que le déclic s’est fait.

Comment décrirais-tu ce qu’est une société de conservation du patrimoine à quelqu’un qui te dit: «Euh, qu’est-ce que c’est que ça?»

J’aime bien me moquer. Je suis un oiseau moqueur. Je suis obsédé par l’ingéniosité, la vivacité d’esprit, l’humour et l’intellect que ça implique. Prends l’oiseau moqueur, cet enfoiré doit être au bon endroit au bon moment. J’aime toujours trouver des systèmes qui ont vraiment l’air géniaux, puis y ajouter notre petite touche: le hip-hop, l’Afro-Américain, l’identité noire, l’Amérique urbaine. Je les mets à notre sauce. Je les imite, en un sens, mais en faisant mieux.

On a manifestement besoin de représentation en matière de conservation. Rien d’autre. On a juste besoin de gens qui ont ça à cœur et qui sont capables de dire: «Peu importe, on l’achète.»

Société de conservation du patrimoine. Juste dire ce foutu nom, ça endort. Conservation du patrimoine, ça fait rigide. Quand j’y pense, ça fait «blanc». Ça semble lointain, même. Pratiquement inatteignable. Qui sont ces gens qui jugent que ces maisons, ces structures, ont une pertinence historique, qu’elles valent la peine d’être conservées? Ça me semblait à des lieues de moi, et ce, dans ma propre ville.

L’église de mon enfance a dû s’engager dans une sale bataille interminable à l’échelle locale pour sa conservation, et on a perdu. J’ai brillé par mon absence. En vérité, je me promenais au gré du vent, je profitais de la vie, je n’étais qu’un observateur silencieux. Ce n’est pas pour cette raison en particulier que j’ai créé le projet, mais ça explique en partie pourquoi je suis maintenant à l’aise de dire que notre culture a besoin que quelqu’un se batte pour sa préservation. On a manifestement besoin de représentation en matière de conservation. Rien d’autre. On a juste besoin de gens qui ont ça à cœur et qui sont capables de dire: «Peu importe, on l’achète.»

Qu’est-ce que ça te fait de voir le quartier de ton enfance, College Hill, à travers la lorgnette de Hood Mid-century Modern?

Tu vas te dire que c’est hors sujet, mais Cincinnati, en Ohio, était la frontière pour les Afro-Américains en quête de liberté via le chemin de fer clandestin à l’époque de l’esclavage. Tu me suis?

Oui.

Les Noirs arrivaient ici, réclamant leur liberté. Et College Hill est le symbole de ce que j’appelle la première ascension. C’était la première grosse côte à monter pour les esclaves en fuite. Ils empruntaient le chemin de fer clandestin, et à College Hill, c’était la première fois qu’ils devaient aller vers le haut. J’ai récemment découvert, surtout en explorant les maisons du coin, qu’il y a entre quatre et six refuges du chemin de fer clandestin dans mon quartier. Je peux m’y rendre à pied.

Je ne sais pas si tu as remarqué, mais la promotion du chemin de fer clandestin, son image de marque, son marketing, est vraiment nulle. C’est quoi? Ce n’est pas clair. La plupart des gens pensent simplement que c’est un chemin de fer souterrain. Mais maintenant, les gens remarquent les refuges. Les gens comprennent que les esclaves en fuite se déplaçaient à pied. On sait qu’ils s’orientaient avec les étoiles. Il y a tant à dire. Les abolitionnistes! Je pense qu’on n’en parle pas assez. C’était des Blancs qui tentaient de nous aider, contrairement à l’Église presbytérienne en particulier qui nous donnait vraiment du fil à retordre, bien plus que toute autre Église. J’en apprends plus sur tout ça depuis peu, ma sœur, et c’est génial. Personne n’a jamais mis en lumière le rapport unique qu’on a avec le design en raison des difficultés que nous avons traversées, tout spécialement sur le chemin de fer clandestin. On cherchait seulement, uniquement, exclusivement des maisons. L’architecture y jouait un rôle. On cherchait des refuges. Mais chaque refuge prenait une forme différente. Donc il fallait que quelqu’un nous ait dit quelque chose, ou il fallait regarder une courtepointe, ou au moins avoir un vague souvenir d’un détail de la construction. Tu sais, quand tu as la photo d’un endroit? Peut-être même que tu vois la photo d’un endroit dans ta tête. Une image mentale d’un endroit que quelqu’un t’a décrit, disons. Eh bien, sais-tu ce que ça fait – sur le plan psychologique, j’imagine – d’avoir cette image gravée dans ta mémoire? C’est tellement pénible. Et le revers de ça, c’est que si tu l’oublies, tu risques d’y laisser ta peau.

Sur le compte Instagram, les légendes des publications jouent plusieurs rôles différents. Parfois, elles présentent un architecte. Parfois, elles expriment plutôt un sentiment. Dans tous les cas, elles laissent entrevoir une curiosité qui, selon moi, interpelle les gens. Quel est ton processus mental pour associer mots et images?

Tu sais ce que c’est. Les bâtiments sont une telle source de fascination. Tu regardes un bâtiment et quelque chose se passe. Et ce quelque chose, il se peut que tu aies envie de le communiquer à d’autres. C’est comme ça que je le vois. Je ne dirai pas que j’ai toujours écrit, mais Nikki Giovanni, elle, est du coin. Elle a grandi ici. Tu vois ce que je veux dire? Toni Morrison vient du même État que moi. Langston Hughes a fait ses études secondaires à Cleveland. Bref, je suis entouré de nombreux écrivains. Et je ne prends pas à la légère le fait que si je veux enseigner, que si je veux que d’autres me comprennent et à mon tour les comprendre, il faut qu’on ait des choses en commun.

Je veux que les gens ressentent quelque chose. Même lors d’une interaction banale, je veux être capable d’être complètement moi-même, de m’incarner moi-même, parce que je suis fier de qui je suis. Donc j’adore m’inclure dans la conversation. C’est comme, pourquoi s’en exclure? Moi, j’étais une vraie bête des légendes sur AOL, j’étais vraiment excellent. Sur Instagram, c’est un peu la continuation de ça.

Les gens t’envoient-ils des photos?

Les gens m’envoient des photos, je vais voir leurs photos. Si tu me donnes ton nom d’utilisateur, toi et moi, on va interagir. Et après, je vais aller voir les photos de tes amis. Je vais chercher dans tous les recoins. Tous mes amis me disent qu’ils ne savent pas comment reconnaître ces bâtiments. Ils me disent des trucs comme: «Hé, j’aimerais t’envoyer des photos, mais je ne sais pas quoi regarder.» L’un de mes potes m’a dit récemment: «Vieux, ça fait un moment que j’étudie ta page et je me sens maintenant assez confiant pour aller dans mes photos et t’envoyer des exemples de style moderne du milieu du siècle.» Et j’étais vraiment fier. Donc c’est un apprentissage qui a quelque chose de spécial. Quand on parle de l’école noire et de certaines des autres méthodes qu’on va commencer à concevoir, il faut d’abord comprendre quel type d’éducation fonctionne pour nous.

Tu es allé à une école Montessori. Quelle en a été ton expérience? Que penses-tu des méthodes d’éducation alternatives?

Montessori m’a tout appris. Montessori, c’est comme une religion pour moi, tu vois ce que je veux dire? C’est un système de croyances. Il a fallu beaucoup de courage à ma mère, j’imagine, pour essayer ça. Parce que Cincinnati a été la première ville du pays à offrir la méthode Montessori dans l’ensemble de son réseau scolaire public. Avant ça, c’était davantage associé à la maternelle. D’Italie, Maria Montessori a importé sa pédagogie aux États-Unis. Mon frère et moi, on a été des cobayes de la méthode Montessori, en quelque sorte. Tout ça, grâce à une mère venant d’un quartier défavorisé, qui a voulu que ses enfants fréquentent un autre genre d’école pour rehausser leur qualité de vie. À l’école Montessori, on nous a appris très tôt à méditer. Quand on apprend à l’aide d’une méthode alternative, ça ouvre les possibilités par la suite. Peler une orange, par exemple. Il y a tellement de façons de le faire. Pour vrai. Ça couvrait beaucoup de choses, et ça m’a vraiment aidé à imaginer le monde tel qu’il est.

Selon toi, quelles sont les images des quartiers défavorisés les plus répandues dans l’esprit des Américains et dans la culture américaine? Lorsque je parcours @hoodmidcenturymodern, ce que je découvre est inattendu, mais aussi familier, parce que c’est ce que je vois autour de moi. Ça crée un drôle de paradoxe.

C’est très paradoxal. Je pense que la démarche en soi comporte de toute évidence plus d’un niveau. Le modernisme du milieu du siècle dans des quartiers pauvres. Les quartiers défavorisés ne sont pas que désordre et saleté. Quand on y grandit, on associe ces endroits à leur aspect négligé. Mais poser ensuite un regard critique sur un élément de design, l’ironie qui en ressort, ça, c’est différent.

Beyoncé utilise cette esthétique dans beaucoup de ses spectacles sur scène, où elle se sert d’éléments associés aux quartiers défavorisés – Houston, Fourth Ward, tout ça. Beaucoup de gens voient cette esthétique fréquemment sans avoir l’occasion de l’étudier. Mais c’est aussi la façon dont on voit le monde. Par exemple, comment verrait-on le Guggenheim? Pour nous, il pourrait être rose, avec des rayures sur le dessus. C’est comme ça qu’on le verrait dans notre imagination. C’est là où je veux aller. J’aime passer d’une réalité à une autre, habiter plusieurs réalités en même temps.

Tiana Reid est autrice et doctorante à l’Université Columbia. Elle vit à New York.

  • Texte: Tiana Reid
  • Illustrations: Megan Tatem
  • Traduction: Camille Desrochers
  • Date: 23 octobre 2020