S’imaginer les hommes avec Lynne Tillman
Plein feux sur le nouveau roman de la critique d’art, qui aborde le genre dans un monde visuellement chargé
- Entrevue: Whitney Mallett
- Photographie: Heather Sten

« Voici une photo – elle documente quelque chose, mais l’image, elle, fait autre chose » affirme Lynne Tillman, blottie sur la banquette du restaurant français Lucien, dans le Lower East Side new-yorkais. Derrière l’écrivaine, le mur est couvert des photos encadrées de toutes les vedettes qui ont visité l’endroit, de Joan Didion à Ryan Gosling. L’image que ces personnalités connues renvoient dans ces clichés au naturel, bien souvent avec leurs chapeaux enfoncés bien bas jusqu’à couvrir leurs sourcils, donne une impression de familiarité étonnante. À la frontière du méconnaissable — est-ce bien Bono ou l’oncle de votre cousin germain ? —, ces photos illustrent exactement ce que Tillman tente d’exprimer : la différence entre photo et image. C’est là une des idées centrales de son plus récent livre, Men and Apparitions, qui livre les mémoires fictives d’un universitaire de 38 ans ayant voué sa vie à étudier des photos de famille.
En cet après-midi, Tillman est le portrait tout craché d’une intellectuelle du centre-ville, avec son veston bleu nuit et ses lunettes à monture épaisse qui encadrent des yeux d’un noir profond et constamment animés d’une étincelle curieuse. Nous ne sommes qu’à quelques coins de rue de l’appartement à loyer contrôlé qu’elle partage avec le musicien Richard Nash, et également de l’endroit où, dans les années 1970, elle a assisté à sa première prestation de la poète Kathy Acker. Pendant des décennies, Tillman a été une figure connue de la scène artistique du Lower East Side. Elle est l’auteure de 15 livres et chroniqueuse pour le magazine d’art contemporain Frieze. Elle est également récipiendaire d’une bourse Guggenheim et a été deux fois finaliste pour un National Book Award, tant pour ses fictions que pour son travail de critique. Pour peu que vous vous rendiez à suffisamment de lectures publiques et de lancements, vous la croiserez certainement au centre-ville. En outre, il est difficile de ne pas la reconnaître, avec sa tignasse frisée et sa silhouette filiforme.

« Depuis toujours, les gens disent que nous vivons dans une surabondance d’images » me raconte Tillman, en référence au point de départ de son nouveau roman. « Je me suis demandée : “comment raconter cette histoire ?” » Ezekiel Hooper Stark, un anthropologue spécialisé en culture visuelle, est donc le personnage qu’elle a inventé pour traduire notre ère graphiquement saturée en un récit méditatif. « Les gens pensent que la vérité vraie se trouve dans les ouvrages non romanesques et ne croient plus qu’une œuvre de fiction puisse dire la vérité. Ça m’attriste beaucoup. L’imagination est on ne peut plus importante. » Grâce à ce personnage obsédé par toutes sortes de photos — celles de ses proches défunts, celles des grandes stars, celles d’inconnus trouvées par hasard — et hanté par un trouble de l’attachement, Tillman capte les notions que nous nous inventons, submergés dans cette mer de visuels éphémères. Son roman s’intéresse particulièrement à l’image que les jeunes hommes se font d’eux-mêmes. « Les mecs sont très conscients de l’image qu’ils créent et projettent, affirme-t-elle. Du moins, les mecs que je connais le sont. »


Pour une interviewée, Tillman pose étonnamment beaucoup de questions. Elle veut savoir ce que j’ai pensé de son Ezekiel, qu’elle surnomme amoureusement Zeke, et de la façon dont il parle de photographie. Elle est amusée lorsque je lui réponds que j’ai trouvé son ethnographe – qui me rappelle Tristram Shandy à bien des égards – ridicule à plusieurs reprises, surtout quand il tente d’être sérieux. « Parfois, il l’est véritablement, admet Tillman. Je riais beaucoup en l’écrivant. Mon écriture est guidée par la voix des personnages. Je voulais que sa voix, un mélange de sérieux, d’humour, d’autodérision et d’un peu de fierté ou d’arrogance, résonne même lorsqu’il parle d’anthropologie ou de photographie. »
Les méditations de Zeke passent du coq-à-l’âne : d’une réflexion sur les Kardashian (Kim et Robert), on en arrive aux souvenirs d’enfance de M. Peter, la mante religieuse qu’il a adoptée, pour finalement aboutir à la biographie de Clover Hooper Adams, un photographe du 19e siècle et ami de Henry James, dont Tillman fait un cousin distant de Zeke. Lire le roman de Tillman, c’est entendre la voix de Zeke dans sa propre tête :
« Juge Judy attire les gens en quête d’humiliation. »
« L’industrie florissante de l’ascendance. Les racines, ça nous connaît. »
« Tu déconnes. »
« M’en parle pas. »

Zeke est né d’un texte commandé par le conservateur Ralph Rugoff pour le catalogue d’une exposition de photos intitulée « Shoot the Family ». Ce n’est pas la première fois que Tillman adopte la voix à la première personne d’un protagoniste masculin. « Horace, dans Cast in Doubt, était un homme très différent », explique-t-elle à propos du protagoniste-écrivain de son roman de 1992. « C’était un homme gai de 65 ans. » Elle semble un peu ennuyée lorsque je l’interroge sur le fait qu’une femme auteure prenne la voix masculine : « Le “je”, comme vous le savez, prend plusieurs formes. » Son projet, toutefois, est très sexo-spécifique.
La plus grande partie de Men and Apparitions est réservée aux mémoires de cet Ezekiel fictif, et les 60 dernières pages présentent Men in Quote, son dernier article scientifique basé sur un sondage que Tillman a réellement mené auprès de 30 hommes de 25 à 40 ans. « Mon personnage, Ezekiel Hooper Stark, se voit comme une étude de cas vivante, note Tillman. C’est un anthropologue culturel qui s’étudie lui-même et qui plus tard étudie d’autres hommes de son âge. » L’idée de Tillman, de se concentrer sur cette population de jeunes hommes, vient de ses propres observations auprès de ses amis pétris de doutes. « Le dénominateur commun chez les jeunes hommes nés sous le signe du féminisme, c’est la confusion. Le paysage a changé et ils ont l’impression de marcher sur des œufs. »


C’est une conversation que nous n’avons pas assez souvent. Lorsqu’on parle de féminisme, c’est généralement pour parler des femmes. Tillman s’intéresse aux deux camps, après avoir étudié comment les récits sur le genre se sont transformés au cours des dernières décennies, en particulier la manière dont la circulation des images a encouragé ces changements. Lorsqu’elle était plus jeune, Tillman a travaillé avec l’artiste Carolee Schneemann, renommée pour ses explorations du genre, de l’imagerie et de l’autoreprésentation. Dans sa série photographique Eye Body de 1963, par exemple, Schneemann s’est mise à interroger l’héritage du nu féminin en devenant à la fois l’image et la fabricatrice d’images. Ce faisant, elle a inspiré d’autres artistes comme Hannah Wilke, Cindy Sherman et Adrian Piper, qui ont aussi expérimenté avec l’autoreprésentation. « La percée s’est faite dans les années 1970, » déclare Tillman, suggérant qu’il s’agit du premier moment dans l’histoire où le monde des arts a commencé à prendre au sérieux les artistes féminines qui s’appropriaient la photographie. Il s’agissait en effet d’un médium beaucoup plus récent à l’époque, qui était encore à l’étape de faire ses preuves comme « art » véritable. Dans cette conjoncture, l’impact que les femmes artistes ont eu sur ce médium émergent a été reconnu.

« C’est une conversation que nous n’avons pas assez souvent. Lorsqu’on parle de féminisme, c’est généralement pour parler des femmes. »
Malgré cette reconnaissance, les femmes artistes, autrefois comme aujourd’hui, sont confrontées à des préjugés systémiques. Dans un éditorial récent publié dans Frieze, Tillman a retracé le phénomène par lequel des femmes artistes plus vieilles sont soudainement « découvertes », son sarcasme transpirant des guillemets apposés à ce mot. « Elles présentent leurs œuvres depuis fort longtemps, écrit-elle, mais disons qu’elles n’avaient jamais été remarquées ou ne s’étaient pas attiré beaucoup d’estime. » Les récits que l’on appose aux femmes, bien sûr, sont intrinsèquement liés à ceux que l’on appose aux hommes. La masculinité doit être remaniée en fonction des préjugés qui déterminent comment les femmes sont vouées à disparaître. Le roman de Tillman offre de l’espoir quant à ce remaniement. Les vrais hommes qu’elle sonde en fin de roman voient d’un œil critique les notions de masculinité qui leur ont été inculquées, mais c’est par sa prose que Tillman démontre clairement qu’aucune image n’est statique.
Tout au long du roman, les descriptions photographiques de Tillman pullulent. En traduisant les photos en mots, elle illustre comment l’image occupe un statut liminal, entre fait et fiction, souvenir et projection, récit et apparition. Et cette langue — truffée de poésie et d’humour — est la seule capable de capturer et d’inspirer ces complexités tout à la fois. Cette générosité narrative semble cruciale dans la restructuration de notre image collective des jeunes hommes.
Avant de nous asseoir pour parler du roman, Tillman s’est fait photographier. Alors qu’elle posait devant le restaurant, un jeune homme est sorti par la porte menant à l’appartement du dessus. C’était le fils de Lucien, le propriétaire, qui se rendait au sous-sol pour travailler. Il a pris la pose avec Tillman pour cette photo qui serait affichée avec les autres, sur le mur. Ils allaient de pair, tous deux vêtus de bleu marine, et je les ai tout de suite imaginés, radieux, en compagnie des centaines d’autres.


- Entrevue: Whitney Mallett
- Photographie: Heather Sten
- Coiffure et maquillage: Rachael Ghorbani Using CHANEL Palette Essentielle