Les 12 (nouvelles) étapes de la descente aux enfers d’un concepteur
L’artiste Michael DeForge actualise la célèbre liste de Milton Glaser en l’adaptant aux cauchemars contemporains.
- Texte: Michael DeForge
- Illustration: Michael DeForge

Tandis qu’il réalisait une version illustrée du Purgatoire de Dante, le regretté Milton Glaser a remarqué qu’il y avait une différence entre les âmes coincées en enfer et celles coincées au purgatoire. En enfer, les damnés ignoraient ce qui les avait conduits là. Au purgatoire, tous connaissaient les péchés à l’origine de leur peine. Et ceux-là avaient encore la possibilité de racheter leurs fautes par la pénitence, la contrition et l’expiation.
Milton Glaser a signé certaines des conceptions et des illustrations les plus emblématiques du siècle dernier. À titre de pédagogue et de personnalité publique, il est également devenu un ardent défenseur d’une éthique du design et n’a jamais reculé devant les questions épineuses concernant le commerce et la consommation; des questions qui refont régulièrement surface dans notre profession.
C’est dans cette optique qu’il a rédigé ses «12 étapes de la descente aux enfers d’un concepteur», une série de situations hypothétiques susceptibles de survenir au cours d’une carrière en dessin publicitaire, qu’il présentait à ses étudiants pour mettre en lumière les enjeux moraux propres au domaine:
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Concevoir un emballage de façon à ce qu’il paraisse plus gros sur les tablettes.
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Concevoir une publicité pour un film lent et ennuyeux de façon à le faire passer pour une comédie légère.
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Concevoir des armoiries pour un nouveau vignoble afin de donner l’impression que celui-ci existe depuis très longtemps.
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Concevoir la couverture d’un livre dont le contenu à caractère sexuel vous répugne personnellement.
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Concevoir, en utilisant de l’acier récupéré du World Trade Center, une médaille qui sera vendue comme souvenir du 11 septembre dans un but lucratif.
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Concevoir une campagne publicitaire pour une entreprise dont les pratiques d’embauches discriminatoires envers les minorités sont notoires.
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Concevoir un emballage ciblant les enfants pour des céréales qui ont une faible valeur nutritive et contiennent beaucoup de sucre.
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Concevoir une gamme de t-shirts pour un fabricant qui fait travailler des mineurs.
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Concevoir une offre pour un produit amaigrissant qui ne fonctionne pas.
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Concevoir une publicité pour un candidat politique dont le programme risque, selon vous, de nuire à la population générale.
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Concevoir une brochure pour un modèle de véhicule utilitaire sport qui capote fréquemment dans des situations d’urgence et a causé la mort de 150 personnes.
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Concevoir une publicité pour un produit dont l’usage fréquent risque d’entraîner la mort.
Depuis que Glaser a rédigé ces 12 étapes, le paysage de l’illustration et du design a énormément changé. La popularité des illustrateurs est montée en flèche dans les secteurs de la technologie et de l’immobilier. Alors que les plus importants bienfaiteurs de notre domaine sont désormais des industries dont les profits découlent principalement de systèmes de surveillance sauvages ou d’un embourgeoisement barbare, les questions touchant à la vérité derrière la publicité («Est-il acceptable de concevoir l’emballage d’une barre chocolatée trop amère à mon goût?») semblent beaucoup moins urgentes.
Les risques de complicité et de collusion sont d’autant plus complexes qu’on s’attend désormais des travailleurs créatifs qu’ils fassent la promotion de notre «marque» autant que de leur propre travail. Un collègue a récemment porté à mon attention des contrats de ses clients qui spécifient qu’une fois terminées, il a l’obligation de publier les illustrations commandées sur ses propres comptes de médias sociaux.
J’ai ici actualisé la liste de Glaser pour tenter de mieux refléter les façons dont l’illustration et le design sont couramment utilisés à mauvais escient de nos jours, au service d’industries encore plus viles et dépravées que jamais.

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Dessiner l’illustration principale pour un article dont le contenu ne vous pose aucun problème, mais qui sera publié dans une revue dirigée par un comité de rédaction qui prend régulièrement des positions politiques avec laquelle vous êtes en désaccord.
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Publier sur vos comptes de médias sociaux une publicité payée pour une tablette graphique que vous n’utilisez pas vous-même et que vous ne trouvez pas particulièrement pratique.
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Concevoir un emballage pour un produit en plastique à usage unique.
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Concevoir les personnages d’un jeu vidéo qui mise sur les microtransactions pour profiter des enfants et de leurs parents.
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Concevoir un encart «publicitaire» pour un journal en le déguisant de façon à ce que les lecteurs croient qu’il s’agit d’un article au premier coup d’œil.
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Concevoir un t-shirt pour une entreprise qui a volé les créations d’autres designers par le passé.
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Travailler pour une entreprise basée sur l’économie à la demande qui a recours à des pratiques d’embauche prédatrices.
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Réaliser l’illustration promotionnelle d’une compagnie en montrant une diversité raciale qui ne représente aucunement la réalité de la direction ni les pratiques d’embauche de celle-ci.
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Travailler pour une entreprise qui contribue à la détérioration du climat, avec le mandat de la faire paraître plus verte ou écoresponsable.
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Fournir des illustrations à une entreprise de médias sociaux qui fait de la surveillance de masse et enfreint les lois sur la vie privée.
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Peindre une murale pour une entreprise immobilière qui contribue à la gentrification des quartiers ouvriers marginalisés.
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Concevoir des messages d’intérêt public pour le service de police d’une ville de façon à le faire paraître moins militarisé et doté d’un fort esprit communautaire.
Certains ont tenté de définir les récentes tendances graphiques associées aux entreprises de technologie: couleurs à la fois vives et ternes, formes ludiques, silhouettes indéfinissables de style «Playmobil» en train de jardiner, de manger sur une terrasse, de rire, de jouer dans un parc. Lorsque Sidewalk Labs, une filiale de Google, a annoncé qu’elle construirait sa «ville intelligente» sur le bord de l’eau à Toronto, la murale qui ornait ses bureaux montrait un groupe de personnages sans visage et d’origines variées, faisant la file en attendant avec enthousiasme de pouvoir passer la porte.
Quel était le message ici? Peut-être voulait-on évoquer les 100 000 personnes et plus qui figurent sur la liste d’attente des logements subventionnés de la ville de Toronto, ou bien les quelque 9 000 Torontois actuellement sans logement.
En mai 2020, Sidewalk Labs a annoncé qu’elle retirait son projet, reculant devant les nombreuses préoccupations relatives à l’augmentation du prix des logements, à la surveillance](https://www.theguardian.com/cities/2019/jun/06/toronto-smart-city-google-project-privacy-concerns), à la vie privée, à la transparence et à la responsabilisation.
Je peux difficilement imaginer qu’il existe un seul artiste au monde, en ce moment, qui n’ait pas subi la pression d’un loyer en hausse, ou qui ne se soit pas vu forcé, faute de moyens, de quitter un espace artistique autrefois bâti expressément pour servir la communauté. J’arrive tout aussi mal à imaginer un travailleur à la pige qui n’ait pas été entraîné dans cette spirale dégradante caractérisée par le nivellement par le bas que l’économie à la demande en pleine croissance favorise et exploite. Lorsqu’on nous demande de dessiner un visage familier et sympathique sur l’embourgeoisement, le contrôle policier, la précarité d’emploi ou la destruction écologique, on nous demande de fournir les artifices qui entraîneront éventuellement notre propre perte.

En nous interrogeant sur le rôle que nous jouons dans ces systèmes fondés sur le capitalisme et la violence, il nous est toutefois possible de déterminer notre pouvoir d’action. Quel genre de résistance pouvons-nous offrir? Comment pouvons-nous être solidaires? Glaser a admis avoir accepté certaines des situations figurant sur sa liste à différents moments de sa carrière, et je reconnais avoir fait la même chose, que ce soit avec sa liste ou la mienne.
Glaser n’a aucunement créé cette liste dans l’intention de blâmer qui que ce soit. Les limites que s’impose un artiste sont forcément appelées à changer en fonction de la situation financière de ce dernier et de la conjoncture politique. Moi, qui travaille dans le domaine de l’illustration depuis plus de dix ans, ne suis pas tant frappé par l’attitude des artistes face à ces situations, mais plutôt par le fait qu’on se donne rarement la peine de soulever les enjeux moraux qu’elles renferment.
La tromperie et la manipulation ne font pas seulement partie de notre travail, elles sont les armes les plus puissantes que nous ayons à notre disposition – et les plus utilisées. Les travailleurs créatifs doivent prendre conscience du pouvoir qu’ils exercent. Les illustrateurs et les concepteurs doivent se montrer lucides par rapport aux répercussions concrètes de leur travail sur le monde qui nous entoure. Si les âmes coincées en enfer sont celles qui refusent de reconnaître leurs péchés, n’allons pas prétendre que notre art et notre travail ne sont pas intimement liés aux luttes politiques. Il nous faut entrer dans la bataille les yeux grands ouverts. Quiconque détourne le regard le fait à ses propres risques et périls.

Michael DeForge est un auteur et illustrateur qui vit à Toronto. Ses romans graphiques ont été publiés par Drawn and Quarterly et Koyama Press. Vous trouverez des exemples de son travail sur le site michael-deforge.com.
- Texte: Michael DeForge
- Illustration: Michael DeForge
- Date: 21 août 2020
- Traduction: Gabrielle Lisa Collard