Les baskets pointure 16 de la céramiste Diana Rojas

Ce que l’argile nous apprend de la hype

  • Texte: Rebecca Storm

Que fait-on d’une chaussure avec laquelle on ne peut pas marcher?

«Personne ne m’a jamais posé cette question, répond en riant l’artiste Diana Rojas de son studio de Bed-Stuy, mais je dirais: faites semblant de les porter». Sa réponse fait écho à son approche de la céramique, le média par lequel elle s’est faite connaître. «Ce qui est important quand on est autodidacte, me dit-elle, c’est de savoir s’adapter.» Vous ne reconnaîtriez peut-être pas spontanément son visage, vous connaissez assurément ses créations: Tabi de Margiela, Cloudbusts de Prada, Stan Smith d’adidas (la version portée par le seul et unique!), Triple S de Balenciaga. Ses œuvres sont partout sur Instagram – Petra Collins est un fan et collectionneur actif – avec des magazines comme The Cut et Office Magazine qui lui commandent des styles précis. La chaussure croc rose bonbon Balenciaga de Diana figure par ailleurs sur la couverture du 8e numéro du magazine.

Dans le studio qu’elle partage avec sa sœur jumelle, Mars, se trouve une version jaune canard de la chaussure. Elle la retourne pour me montrer comment elle la fabrique, en empilant des couches d’argile, qu’elle lisse et façonne au fur et à mesure. La fausse chaussure indispensable. D’une certaine façon, Diana est une céramiste hype, qui étudie le fétichisme des produits de luxe fabriqués en série en les recréant avec de l’argile. Mais, contrairement à leurs homologues, les pièces temporelles de Diana ont des défauts subtils qui les rendent d’autant plus intéressantes, on sent le travail à la main dans le design. Son art pose la question suivante: comment une matière traditionnelle, qui a un poids littéral et historique, s’inscrit dans une industrie aussi fugitive (et parfois insipide) que la mode?

Rebecca Storm

Diana Rojas

Quels sont vos critères pour choisir une chaussure à recréer?

Je suis vraiment attirée par les Triple S de Balenciaga parce qu’elles sont vraiment massives, ça faisait un bout de temps qu’on n’avait pas vu une chaussure surdimensionnée à ce point. Je me souviens des jeunes au lycée qui portaient des Etnies, peut-être que c’est associé à des souvenirs. Pour moi, c’est toujours une question de les fabriquer d’une manière différente, tu vois, comment je m’y prends? Comment les sculpter pour qu’elles semblent similaires? C’est toujours un défi. Pour ce qui est des escarpins, j’ai toujours du mal à y arriver, parce que le talon est si fin et le haut de la chaussure, si lourd.

C’est intéressant comme ça reflète la facilité à les porter, aussi.

Ouais, nous vivons vraiment une période de la «basket confortable». Je pense qu’avec tout ce qui se passe dans le monde, les gens veulent un peu plus de confort, peu importe les moyens.

Est-ce que tu cherches à redéfinir la chaussure ou tu explores ce qu’elle pourrait être?

Peut-être un peu des deux. Je pense que tout le monde connaît la fonction de la chaussure, c’est donc intéressant de la voir dans un autre contexte. Les chaussures racontent une histoire sur la personne qui les porte, dans une certaine mesure – qu’elle travaille sur un chantier ou dans la haute couture. C’est fascinant de voir un objet qui est créé à l’image d’un autre objet et que celui-ci exerce un attrait en raison de ce qu’il représente – une marque, notre chaussure favorite – et qu’on puisse même vouloir l’exposer.

La plupart de tes œuvres sont inspirées d’une chaussure existante, mais est-ce que tu es parfois tenté d’inventer de nouvelles chaussures?

C’est ce que j’ai fait récemment, et j’aime modifier des chaussures qui existent déjà. J’ai la Triple S de Balenciaga que j’ai croisé avec une botte de cowboy, et le Tabi de Margiela aussi. Je veux qu’elles s’inscrivent dans une œuvre plus globale, je pense même créer une chaussure un jour.

Plusieurs chaussures sont maintenant une fusion de styles disparates et de composantes de design de pièces existantes, ces bottes Triple S ressemblent en tous points à quelque chose qu’on pourrait trouver sur ssense.com. Et elles sont parfaites pour l’hiver! C’est drôle comme ça part de quelque chose d’un peu absurde et que ça devient en fait vraiment pratique.

Je me dis la même chose! C’est ce que je pense, elles ont l’air pratiques.

Les tendances sont si brèves et les choses changent vite – qu’est-ce qui te motive à les sculpter dans la pierre? Est-ce pour laisser la marque d’une époque?

J’ai fait les sandales Yeezy à partir de la photo où il en porte de trop petites. Puis toute l’histoire avec Trump est arrivée, et je ne voulais pas que mon travail y soit associé. Mais je suis quand même contente de les avoir faites, même si je les ai sorties du studio.

Je suppose que c’est le genre de signe qui indique que peu importe ce que tu fais doit avoir une sorte d’ancrage culturel crédible.

Ouais, ça doit être pertinent tout au long du processus. Ça me prend normalement une semaine du début à la fin – faire la sculpture me prend habituellement 4 heures, selon les détails de la chaussure elle-même, après je la laisse sécher, ce qui ajoute encore quelques jours, puis j’applique un vernis, après quoi elle va dans le four, ce qui prend environ 24 heures. Les choses peuvent changer vite en une semaine.

Quelle est la première chaussure que tu as faite?

Une Nike AF1 basée sur des chaussures que je portais tout le temps au studio, un jour je les ai regardées et elles semblaient faites en céramique, parce qu’elles étaient couvertes d’argile et usées, c’est de là que l’idée m’est venue.

As-tu toujours ces chaussures?

Je les ai données à ma sœur, elle a donc la toute première paire que j’ai fabriquée. C’est intéressant de les comparer aux autres pièces. Elles semblent plus précieuses.

Est-ce que tu te vois comme une passionnée de baskets?

Je n’aurais pas dit ça avant, mais aujourd’hui je pense bien que je le suis. Je suis toujours en train d’examiner des chaussures, et je pense que la silhouette de la basket est vraiment intéressante; la semelle, le matériau. Comme les Stan Smith, celui qui a eu l’idée de faire des perforations là où les bandes devraient être… c’est si simple, mais ça rend la chaussure tellement plus chic. La bande est là, mais en même temps, elle n’y est pas. Parce que je m’enthousiasme devant des petits détails comme ça, je pense que je suis passionnée par les baskets. Et je m’emballe encore plus quand je les sculpte.

Que penses-tu de la relation entre ton art et la culture hype?

Sur ma page Instagram, je prétends que je porte des articles en vogue. Évidemment, tout le monde sait que c’est de la céramique, mais c’est tout de même un dialogue avec la hype ou une sorte de moquerie. C’est une façon amusante de prétendre. Je crois que c’est la raison pour laquelle j’ai tendance à faire les chaussures dont les gens parlent, parce que j’en fais presque un mème.

As-tu l’impression que la céramique est encore un art que l’on considère comme féminin?

Traditionnellement, sans aucun doute. Mais je pense que ça change. Quand on regarde mes œuvres, on ne peut pas dire d’emblée qui les a faites.

Ouais, c’est intéressant que tu travailles avec le streetwear qui est plutôt associé à l’univers masculin. Quels autres types d’articles aimerais-tu recréer?

Exactement! En ce moment, je travaille sur le sac micro de Jacquemus. Je pense que c’est la bonne taille, mais je ne peux jamais être complètement certaine. Je dois le mettre en feu, le rouge sera un peu plus sombre, ensuite je pourrai peindre le doré. Je suis enthousiaste, j’espère que je pourrai y arriver. Je commence à faire des accessoires aussi, des bijoux Gucci.

Quelle est la chose la plus importante que tu as découverte en apprenant par toi-même?

Je pense que je suis une personne très anxieuse. Et ça m’a appris que, quand on n’a pas le contrôle sur une chose, il faut juste la laisser faire ce qu’elle a à faire. Même dans la fabrication de céramique, je peux contrôler la forme, j’ai une idée de ce à quoi ça devrait ressembler, mais une fois dans le four, ça ne dépend plus de moi. De comprendre cela m’a aidé, par rapport aux choses de la vie sur lesquelles je n’ai pas le contrôle.

C’est comment de partager un espace créatif avec sa jumelle?

C’est chouette. C’est comme si elle disait, par l’écriture, ce que je ne peux dire avec des mots. Avant d’emménager ici, je me mettais beaucoup de pression. Je ne voulais pas vraiment travailler dans des studios, à cause de ce sentiment d’être observée par les autres, je n’arrivais pas à me concentrer sur mon travail. J’en suis venue à me demander si ça n’allait pas empêcher certains projets. C’est bien, parce que ce lieu me rappelle que je fais ça parce que c’est ce que je veux faire, je ne le fais pour personne d’autre. Mars me soutient en partageant cet espace avec moi, ça rend les choses bien plus faciles.

Vois-tu cette relation comme une paire de chaussures?

Je ne l’avais pas fait jusqu’à maintenant, mais c’est pas bête! Je vais lui en parler.

Rebecca Storm est photographe et rédactrice chez SSENSE. Elle est aussi rédactrice chez Editorial Magazine.

  • Texte: Rebecca Storm
  • Photographie: Rebecca Storm