L’art de broyer du noir
avec Michael the III

Je ne demande pas grand-chose, au fond. Que la possibilité de faire ce que je fais le mieux, pour vous, devant la caméra; projeter cet air ténébreux et attrayant, dépourvu de profondeur, comme je sais si bien le faire. Est-ce trop demander, M. le photographe?
Je me tiendrai là, en ligne, vous aurez la chance de croquer mon portrait, tandis que je fais mon petit laïus. Vous verrez comme je sais afficher une moue chagrine au-dessus de l’épaule, sous le coude ou même les jambes dans les airs; à l’intérieur ou à l’extérieur; cette saison ou la prochaine; en format imprimé ou numérique; en déambulant sur une passerelle ou dans un vidéoclip d’Evanescence.

Dites à vos stylistes que je broie du noir en beige, en motif écossais et même en vichy. Dans une robe de mariée, je donne une nouvelle dimension à la phrase: «quelle jolie mariée contrariée». Si seulement vous me donniez la chance, je pourrais exposer l’étendue de mes talents, dans un tricot ou dans un splendide manteau en fausse fourrure dans des teintes mélancoliques rose pastel de contenu-pre-sexuel-bloqué-sur-Tumblr. Je serai maussade en mauve, uniquement pour vous, ou activement distant dans mon manteau rouge. Le soir, je peux en enfiler mes plus beaux habits au pied (nonchalamment) levé.

Vous me voulez décontracté? Pas de problème. Découragé, déçu, démonté, débité, débile? Pas de souci, je suis polyvalent, vous savez. Vous serez ravi de voir à quel point je peux être désagréable en denim, ça me donne instantanément les blues, on ne les appelle pas blue jean pour rien. Dites, vous aimez Tennessee Williams, M. le photographe? Je peux être maussade au nom des éplorés. Je déchirerai ma chemise, puis vous arracherai le cœur avec ma performance. «Mais, papa!, m’exclamerai-je, en denim-sur-denim-sur-denim, je dois quitter cette ville, il me faut partir! Non, rien ne me retient, il n’y aura jamais rien pour moi ici! Impossible d’aimer qui que ce soit, à commencer par moi-même.» Et je sais où trouver une porte de grange pas très loin, si c’est ce que vous voulez.

Je sacrifierais tout pour bouder devant vous, M. le photographe. Oui, je considérerais même me transformer en vampire au nom de la mode. Si c’est la nature sombre et noire des témoins des cycles d’idioties de l’humanité dont vous avez besoin, oh je peux certainement reproduire leur moue chagrine. Les grands titres m’y invitent déjà, de toute façon. Je porterai de doux tissus aux couleurs sombres qui ne se déferont pas au contact d’une broche, d’une dent ou d’un pieu en bois. Je serai disponible que la nuit pour les séances photo. Bien sûr, je raterai les plaisirs simples, comme faire des suçons ou prendre un bain dans l’eau bénite, mais c’est un bien mince sacrifice pour travailler avec vous, M. le photographe. Et, a-t-on déjà vu un vampire mal sapé? Ils sont carrément habillés pour tuer. Mais, ne vous en faites pas, je ne vous mordrai jamais, M. le photographe.

Je n’ai tout simplement aucune compétition. Regardez autour de vous. Sont-ils dévoués au point de passer une soirée contre le mur en ayant l’air d’avoir coquinement fait dans leur froc? Se sont-ils déjà empêchés de cligner des yeux pendant exactement 1 minute et 47 aigres secondes? Qui peut se targuer d’avoir converti, sans aide, une chambre en boudoir? Ou d’avoir été à la recherche d’un vieux Château Suisse avec un kiosque antique de revue, un sofa, un couloir des fous, un clocher, des menottes de rechange et un îlot dans la kichenette? Peuvent-ils au moins affirmer avoir déjà écrit des lettres d’amour à la lune? C’est bien ce que je pensais.

Je grimperais même dans un arbre avec mon humeur taciturne pour vous, M. le photographe. En nature, je suis un naturel. Aidez-moi seulement à aller un peu plus haut, vous aurez alors un meilleur angle. Suis-je suffisamment abattu? Mes yeux sont-ils suffisamment las? Est-ce que mes pensées tristes me confèrent un élégant air dépité? Je pense à la fois où j’ai découvert que mon copain ne me trompait pas, après m’être comporté comme si j’étais nouvellement célibataire (trois fois). Je pense à la perversité de la caisse libre-service et à ceux qui ont l’audace de l’utiliser. Je pense à qui était véritablement Gossip Girl. Est-ce que ça vous suffit, M. le photographe?

Comment me trouvez-vous dans cette robe, n’ai-je pas l’air d’une demoiselle hitchcockienne en détresse? J’ai peut-être été giflé par un pigeon. Je crains peut-être la douche. Cary Grant vient peut-être tout juste de voler mes bijoux. On n’a peut-être pas le budget pour Cary Grant, mais, eh, restez avec moi. OK, c’est bon, M. le photographe, faites fi de mes suggestions. Je proposais, simplement. Vous ne pourrez jamais dire que je n’ai pas tenté d’outrepasser les limites. Je suppose que je suis fait pour poser comme ça toute la journée, sans jamais avoir un mot à dire quand vient le temps de prendre des décisions. Mais, qui est aux commandes ici, au juste? Dites, M. le photographe, n’avez-vous jamais entendu parler de moi? Je suis Michael the III, ça vous revient?

Je n’ai jamais eu besoin de vous, de toute façon. Mon portfolio, c’est déjà Tolstoï qui lit Lord of the Rings en écoutant Lana Del Rey. Allez à la page 379 et vous me verrez dans Better Homes & Gardens, languissant devant la cheminée. À la page 1253, dans National Geographic, je suis plutôt de marbre que de pierre. Et sur mon iPhone, il y a exactement 13002 preuves de ma mélancolie, dans un fichier finement nommé «Selfies». Donc, non, je n’ai pas besoin de vous.

Allez-y, faites votre choix dans votre groupe de bienheureux. Mais quand vous aurez éliminé ceux qui ne conviennent pas, M. le photographe, celui que vous auriez dû choisir vous attendra, déconfit, au piano, prêt pour un duo, dans un état absolument lamentable, merci de demander. Ne prenez pas cet air surpris; je suis certain d’avoir mentionné que je peux interpréter tout artiste mélancolique. Ne l’avais-je pas dit avant que ces chansons sentimentales n’embrument mon regard? Vous me connaissez, M. le photographe, je ne suis pas du type à me vanter.

Vous pouvez le dire si ce n’est pas ce que vous cherchez, vous savez. Quelqu’un avec un peu moins d’opinions. Une autre direction. Ça ne me dérange pas. J’ai juste besoin de l’entendre et je resterai ici, au piano, à écrire mes chansons et à m’occuper de mes affaires, pour une fois. Au fait, j’ai écrit une chanson l’autre jour qui s’intitule: «Réchauffement planétaire (pourquoi fallait-il que ça arrive à moi)». Il faut l’entendre. C’est un chef-d’œuvre. Elle devrait être dans le Great American Brooding Songbook, vous savez. Puis, ce sera peut-être moi qui vous photographierai! Si seulement l’âge d’or de la composition n’était pas déjà derrière. Sinon, l’âge d’argent aurait aussi fait l’affaire – ça existe, vous savez, les âges d’argent. Mais ça me laisse dans l’âge de bronze des auteurs-compositeurs, et je trouve que ça ne sonne pas bien du tout. Oh, ne vous en faites pas M. le photographe. Je vais chanter.

Mais si vous ne me choisissez pas, je ne sais pas ce que je vais faire. Un seul mot de votre part, et je quitte le groupe. Ne croyez pas que je manque d’options pour occuper mon temps, comme aller à la maison et dormir en cuillère avec un ours ou un lapin ou un barracuda. Les animaux sont toujours là pour moi, rien à voir avec les photographes qui disent qu’ils aimeraient donc travailler avec toi, pour finalement choisir quelqu’un de plus jeune ou qui a un air plus contrarié. C’est le problème de cette industrie. Vous ne voyez pas qui boude devant vous. Je suis la fantaisie ténébreuse que la mode tente de présenter comme une réalité et, malgré tout, je suis sous les autres. Savez-vous combien il faut travailler pour préparer un soliloque avec 10 changements de tenue? Avez-vous considéré la quantité d’échantillons de maquillage qui a été nécessaire pour ça? Ou la quantité d’argent que j’ai dû investir ne serait-ce que pour le pantalon? Je vous hais, M. le photographe!

Tenir cette pose? Oh, vraiment? Celle-là? Oh, vous avez raison. Je n’arrive pas à vous haïr, M. le photographe. J’ai toujours su que vous changeriez d’avis. Oui, bien sûr, je peux poser en silence. Aucun problème. Je serai le mannequin le plus silencieux que vous n’avez jamais rencontré. Vous ne saurez même pas que je suis dans la pièce. Je communiquerai par langage corporel. Je vous texterai ce que je veux pour le lunch. Et, ne vous en faites pas, si j’ai quelque chose à dire, je vibrerai. Est-ce que j’ai mentionné mon possible don de télépathie? Eh bien, j’ai vu une publicité qui disait… oh, c’est vrai. Silence. Bon, je vous promets que vous ne le regretterez pas, vraiment pas. Non, je n’ai pas un sourire suffisant. Pas du tout! Vous pensez que j’oserais sourire dans un moment comme celui-ci? Allons! C’est que j’ai quelque chose dans l’œil. Je le jure, M. le photographe, je le jure.

Michael the III est rédacteur, mannequin, photographe, auteur-compositeur, propriétaire et tendre. Ses textes ont notamment été publié dans Gayletter, THEFINEPRINT et Document Journal.