Question Shellac, A$AP Ferg fait confiance aux pros
Au lendemain de la sortie de son dernier EP, l’artiste polymathe de Harlem se refait une beauté et discute de mode, de goût, et de la différence entre les deux
- Entrevue: Ross Scarano
- Photographie: Shaniqwa Jarvis
- Maquillage: Nickia Williams

Il retire son durag. Puis son t-shirt à manches longues gris à imprimé de Barney Rubble des Flinestones, les deux pouces en l’air. Assis face au miroir lumineux du Milk Studios de Manhattan, A$AP Ferg vêtu d’une camisole blanche et d’un pantalon de survêtement Burberry est prêt à se faire pomponner.
D’abord, les ongles. Mais seulement une retouche. Ils sont déjà lustrés et bien taillés, tout comme ses favoris en pics à glace et sa moustache discrète. Son bouc a la taille d’une gomme à effacer (celle en forme de rectangle que l’on garde dans un étui, pas celle qui est au bout d’un crayon). Nickia, l’esthéticienne aux cheveux courts et à l’accent de Pittsburgh (toujours présent même dix après avoir quitté sa ville d’origine), se tient à la même hauteur que Ferg et commence par la main droite.
Une paire de chaussures attire son attention.
«Ce sont des Louboutin?», demande-t-il en regardant en direction d’une longue table en coin recouverte de chaussures, de chaussettes et d’accessoires étalés comme un buffet. Les flâneurs noirs et blancs éclatants sont retournés et révèlent leurs dessous rouges. «Est-ce qu’on peut vraiment les avoir?», demande-t-il. La réponse est bien sûr.

A$AP Ferg porte chemise à boutons Sies Marjan, pantalon Sies Marjan, bague Versace et chaussures décontractées Christian Louboutin. Image précédente : manteau Maison Margiela et collier Emanuele Bicocchi.

A$AP Ferg porte chemise à boutons Prada, pantalon Burberry, bague Versace et chaussures décontractées Prada.
Quelques instants plus tôt, juste après son arrivée dans le studio, il s’est présenté à l’équipe et a discuté avec la photographe Shaniqwa Jarvis. Comme l’a confié un des membres de son équipe de management, l’artiste de Harlem – rappeur, designer de vêtements, artiste visuel et, depuis peu, designer de vélo – décide lui-même de son processus créatif. Floor Seats , sa dernière chanson, se veut un regard exclusif sur sa vie, six ans après ses débuts: l’auditeur est au première loge et écoute Ferg parler de sa prestation chez Tiffany’s, des marques d’ongles laissées sur sa peau après le sexe et des mannequins qui le poursuivent comme s’il était l’idole du doo-wop, Frankie Lymon. Depuis son premier album, Trap Lord, Ferg ne s’est jamais gêné pour incorporer à son travail certains de ses intérêts qu’il décrit comme bizarres: hommage respectueux à la légende du dancehall, Shabba Ranks, mixé dans un extrait de film d’horreur des années 1960; étrange fredonnement au sujet des fumeries de crack sur un beat vaporeux. Floor Seats joue de la curiosité de Ferg pour la musique électronique – on retrouve un sample du groupe de big-beat britannique The Prodigy sur la chanson titre. Il jongle avec panache dans le cirque de sa vie.
Ses parents, Darold et Sharon, ont légué à leur fils unique leur sens du style. «C’est grâce à eux si j’aime les vêtements, explique-t-il. Bien s’habiller était un événement en soi, une célébration par les vêtements.» Par contre, s’habiller est un événement uniquement si vous avez la confiance nécessaire pour expérimenter. Tu dois te connaître, toi et ton corps. Tout le reste est ringard, et vient d’une insécurité et d’un manque de créativité. Ou comme Ferg le dit: «Je joue le jeu du style. Pour moi, la mode n’est qu’une tendance: c’est quelqu’un qui achète tout ce que le mannequin porte; qui s’habille comme le mannequin.»
Nickia ramène son attention vers sa main; elle veut retirer le vernis à ongles avant de continuer le traitement. En fait, ce n’est pas possible. «C’est, hum, comment t’appelles ça? dit Ferg. Ce n’est pas du vernis, c’est l’autre truc.» Ils se regardent pendant un instant. «C’est du gel», finit-il par dire. «Oh, Oublions ça», dit-elle joyeusement, en regardant tout le monde.
«C’est une tout autre histoire – tu vas avoir besoin d’une perceuse», dit-il en riant. Aucune rénovation majeure n’est possible, il faudra donc se concentrer sur les détails. Il se retourne vers la table d’accessoires.

A$AP Ferg porte cardigan Gucci et chapeau Fendi.
À l’exception de la designer new-yorkaise Bode, dont la marque se spécialise dans la création de pièces uniques faites de textiles d’époque, rien n’excite actuellement l’appétit fashion de Ferg. (Il s’oppose à l’idée de commenter le travail de certaines marques, il ne veut traîner personne dans la boue.) Si s’habiller, comme le disaient ses parents, est censé être un événement, la fête est tombé à plat.
Il s’interrompt pour dire à Nickia: «Tu es en train de me couper la peau.» Momentanément distrait, il a délaissé la conversation d’un ton remarquablement calme, compte tenu de la situation. Il a de longs cils et regarde rarement les gens dans les yeux, ce qui lui donne un air serein et détaché, presque royal: l’enfant unique, l’enfant roi.
Ses parents se sont rencontrés dans un quartier résidentiel: «Mon père a simplement interpellé ma mère. Chose commune à Harlem.» Quand Darold Ferguson Jr. est né à la fin octobre 1988, il était évident que ses parents allaient le gâter. «J’ai eu droit à toutes les paires de baskets que je voulais – à coup de trois», dit-il avant de dresser une liste qui rivalise avec la scène de Gatsby où Daisy fait une razzia dans le garde-robe de Jay. «Mes parents gagnaient très bien leur vie, alors j’avais pas mal tout ce que je voulais. Des pulls Versace et des pantalons de survêtement Coogi. Des Timberlands édition Burberry, faites sur mesure. Des carreaux Gucci sur mes Air Force Nike. Des jerseys vintage qui se vendaient alors 400 $. Des jeans Diesel et des jeans 7. Tout ce qui était cool.»
Ils n’ont pas pour autant négligé le caractère de leur fils. «J’étais gâté côté vêtements, mais j’avais de l’amour-propre et un grand sens moral», dit-il. Les gens dans sa famille sont vaillants, et il ne fait pas exception. La liberté de se promener à vélo dans la ville – éviter les voitures et les figures d’autorité en se faufilant sur deux roues – et les possibilités qu’offre l’art visuel ont rapidement capté son intérêt. À l’orée de ses 31 ans, il aime toujours autant ces deux activités. Parce qu’elles nécessitent d’être concentré, elle lui permettent de décrocher du chaos de la vie de célébrité, un aspect que Ferg réalise et apprécie de plus en plus.
Il a récemment fait trois mois de thérapie. «En tant qu’artiste, il est difficile de juste parler à n’importe qui, parce qu’ils ne comprennent pas. Mais quand tu t’adresses à un professionnel, son travail est de te comprendre, dit-il. Il va décortiquer les choses pour toi d’une manière dont tu ne l’avais jamais envisagé. Et ils peuvent mettre les choses en perspective parce qu’ils ont un regard extérieur.»

A$AP Ferg porte chemise à boutons Yohji Yamamoto, pantalon Maison Margiela et bottes Haider Ackermann.
Faire confiance à ce qu’un inconnu a à dire sur sa vie a été un réel défi pour lui. Tandis qu’il évolue dans l’industrie, Ferg ignore de plus en plus les opinions des autres au sujet de son art – une leçon qui lui vient directement de l’industrie de la musique. «Plusieurs artistes se font mettre dans une case, parce qu’ils ont du succès dans un genre en particulier», dit-il. Mais les artistes veulent s’exprimer exactement de la manière dont ils se sentent dans un moment précis. Les gens disent: “Tu ne devrais pas prendre cette direction parce que tu n’es pas ce type d’artiste.” Mais nous savons quel genre d’artiste nous sommes. Nous ne pouvons pas laisser les fans dicter qui nous sommes.»
Le garçon téméraire qu’il était à l’époque a compris qu’il n’y avait pas de temps pour le doute et l’inquiétude. «Quand tu es sur ton vélo et que tu fais des sauts, tu ne penses pas aux risques. Tu ne te dis pas genre “Oh, je crois que je pourrais tomber”.» Ce mélange énergique de confiance en soi et d’insouciance devrait aussi s’appliquer à la création artistique; entraîner sa voix et explorer de nouveaux genres à incorporer dans son œuvre, s’apparentent à un autre saut à réussir. La foule grandissante s’approche pour observer.
En tant qu’adulte, il lui importe davantage de ne pas échouer dans d’autres sphères de sa vie. Quand il repense au stress qu’il éprouvait avant de commencer sa thérapie, il s’est dit: «C’est comme ça que les gens se mettent à prendre de la drogue. Certaines personnes ne vainquent pas la tempête. Ils veulent l’issue facile, alors ils prennent de la drogue et ça les anéantit. Ils se créent des habitudes dont ils ne veulent pas. J’ai peur de ça.»
Il poursuit: «La thérapie m’aide à garder le contrôle sur ma vie. J’ai un manager pour ma ligne de vêtements, j’ai un manager pour ma musique, je délègue partout.»
Finalement, Nickia s’est occupée de sa main gauche.
Ross Scarano est un écrivain et rédacteur vivant à Brooklyn.
- Entrevue: Ross Scarano
- Photographie: Shaniqwa Jarvis
- Stylisme: Kwasi Kessie
- Conception du décor: Bradley Carroll
- Assistant styliste: K. Kahli Haslam
- Maquillage: Nickia Williams
- Mise en beauté: Jomo
- Assistant photographe: Carolina Isabel Salazar, Jordan Zuppa
- Production: Becky Hearn
- Assistance à la production: Francesco Rizzo
- Traduction: Armelle Dubuc