Jours étranges:
à domicile avec le trio
Khruangbin vêtu d’Amiri

Découvrez le trio de Houston au son méditatif dont le monde a besoin.

  • Texte: Sam Hockley-Smith
  • Illustrations: Aaron Lowell Denton
  • Date: 5 octobre 2020

Laura Lee, bassiste et chanteuse du groupe texan Khruangbin, était au bout du rouleau. Pendant trois ans et demi, avec le guitariste Mark Speer et le batteur DJ Johnson, Lee avait parcouru le monde dans une procession sans fin de performances, de festivals et concerts devant des foules de plus en plus imposantes. La vie en tournée était satisfaisante, du point de vue créatif, mais aussi aliénante. «Parfois, on parvient à tisser des liens avec les gens, au fil du temps, mais en général, on finit le concert et on doit partir sur-le-champ», dit Speer. «Je sous-estimais à quel point la tournée est une drogue, plussoie Lee. Elle nous éloigne constamment de la réalité.»

Mark porte t-shirt Amiri, jeans Amiri et baskets Amiri. DJ porte chemise Amiri et jeans Amiri. Laura Lee porte robe Amiri et blouson Amiri.

En septembre dernier, pendant un mois de congé, Lee est partie en quête de cette «vraie vie», celle dont elle s’était ennuyée pendant son absence, rejoignant des amis pour un voyage de camping. Durant ce voyage, elle a rencontré un homme du nom de Mordechai, en l’honneur de qui le dernier album du groupe est nommé. «Je pense qu’il a vu que j’avais la tête qui tournait, et [après le voyage] il m’a envoyé un message qui disait: ‘Si jamais tu viens dans mon coin de pays, rends-moi visite. J’adorerais te présenter ma famille’.» Elle a accepté son offre et est partie en randonnée avec lui, sa femme et ses enfants. «Je n’avais pas vécu une journée comme celle-là depuis des années, dit-elle. J’étais tellement émue par le fait qu’il m’avait tendu la main alors qu’il ne me connaissait pas, ne connaissait même pas Khruangbin.» Avant de partir en randonnée, Mordechai a mentionné qu’ils marcheraient jusqu’à une cascade. Lee imaginait un bassin idyllique au pied d’une cascade où ils pourraient nager, mais le groupe a plutôt escaladé jusqu’au sommet de la chute. Le seul moyen de descendre était de sauter. «J’ai beaucoup sauté dans ma vie, dit Lee. J’ai pris beaucoup de risques, mais je n’avais jamais pris le risque de prendre soin de moi. Quand j’ai sauté, ce jour-là, j’ai sauté pour moi.» L’expérience lui a inspiré des pages et des pages de notes et de paroles, dont certaines se retrouvent sur Mordechai, sorti à la fin juin. «C’est difficile d’en parler, car je me rends bien compte que c’est un cliché, ajoute-t-elle. Mais ce n’était pas un cliché pour moi. J’ai véritablement ressenti cette authentique connexion humaine.»Pour mieux comprendre l’histoire de Lee – comment elle s’est retrouvée impliquée au sein d’un groupe et comment ce groupe, largement instrumental, avec un nom thaï que les anglophones ont du mal à prononcer (ça se dit Krung-bin, qui vient d’un mot thaï qui signifie «moteur d’avion»), est devenu extrêmement populaire, même si ce qu’il fait semble en décalage avec le reste de la musique populaire – il est pertinent de tenir compte de l’attrait fondamental de la musique du trio ainsi que de la façon dont le projet s’est développé.En 2004, Speer et Johnson se sont rencontrés alors qu’ils faisaient partie du le même groupe de gospel d’église. Trois ans plus tard, Speer a rencontré Lee. Ils se sont liés d’amitié lorsque Lee est allé chez un collègue où se trouvait déjà Speer, qui s’y était rendu pour regarder un documentaire sur la musique afghane. Il peut sembler évident de dire que les trois membres sont réunis par leur amour mutuel de la musique, mais cet enthousiasme pour le son à son état le plus pur, tout comme les histoires et les fioritures sonores qui le constituent, sont réellement ce qui élève Khruangbin au-dessus des autres groupes indé obsédés par le groove.

Depuis le début, Khruangbin propose des créations psychédéliques assumées et transcendantes qui évoquent les couchers de soleil de fin de soirée et les volutes de fumée d’encens s’élevant contre un ciel humide et orangé. C’est un son né d’une écoute musicale omnivore et vorace, d’un catalogue obsessionnel d’influences fusionnées en une musique qui semble prête à être découverte dans une caisse de disques poussiéreuse, retournée, échantillonnée et transformée en quelque chose de nouveau. Bien que Khruangbin parle de l’art de faire de la musique et de ce qui se produit lorsque trois personnes qui partagent les mêmes idées se réunissent pour créer, le groupe incarne aussi, du moins inconsciemment, une méditation sur ce que signifie être un mélomane, et comment l’enthousiasme pour la musique peut s’épanouir dans un projet qui exploite ses influences tout en brisant les codes.

Bien que Mordechai sonne comme la continuation directe du deuxième album de Khruangbi, Con Todo El Mundo, sorti en 2018, et de The Universe Smiles Upon You, sorti en 2015, il représente une forme de recalibrage pour le groupe. Depuis la sortie de Con Todo, le monde entier s’est amouraché des vibrations imparfaitement parfaites de Khruangbin: ils ont joué avec Trey Anastasio de Phish, enregistré un luxuriant EP de country funk soul avec Leon Bridges et, l’année dernière, sorti Hasta El Cielo (Con Todo El Mundo in Dub), une refonte sculpturale et hypnotique de leur deuxième album comprenant deux remix par la légende dub The Scientist. Leur musique a toujours été simple, mais infiniment écoutable, pleine de moments inattendus et de recoins instrumentaux dans lesquels se perdre.

Pour Mordechai, le trio a emporté des idées et croquis récoltés au fil de leurs nombreux détours collaboratifs dans une grange à Burton, Texas, à une heure et des poussières de voiture de Houston, où ils avaient déjà passé plusieurs hivers à travailler sur leurs autres disques. Mais cette fois, c’était le printemps. Le temps était plus clément, la grange n’était pas gelée, l’atmosphère était un peu plus détendue. Une grange ne constitue pas le même genre d’environnement stérile qu’un studio d’enregistrement standard. Pendant l’enregistrement, des avions volaient parfois au-dessus de leur tête, ou un chien aboyait au loin. Peut-être qu’une araignée décidait de marcher le long du col de chemise de Johnson. Comme il l’avait fait dans le passé, le groupe s’est entièrement soumis à son environnement, sacrifiant la perfection au profit d’une approche sonore ouverte et organique. Si un bruit étrange se frayait un chemin dans les enregistrements, il y avait de fortes chances qu’il y reste, même s’il n’était pas évident pour les auditeurs. «Des oiseaux, des grincements... il y a cet arbre qui frottait contre le côté de la grange, dit Speer. Ça fait partie de l’ambiance. On n’est nullement intéressés à être super isolés du monde. J’aime avoir les oiseaux, le vent et les insectes.»

Bien que Speer parle littéralement d’être isolé, comme ils le seraient dans un studio traditionnel, ses mots contiennent une information bien plus importante sur Khruangbin. On n’est nullement intéressés à être super isolés du monde pourrait très bien être la devise du groupe. «Mark enregistre constamment des sons sur le terrain et nous encourage toujours à faire de même, explique Lee. C’est presque comme des «easter eggs. C’est l’acte d’intégrer un autre souvenir, ou un autre son qui a une signification pour nous, à l’album.» Il existe une histoire familière, entendue mille fois, comme quoi après avoir connu le succès, certains groupes s’enfuient dans la nature pour se reconnecter à eux-mêmes et puiser dans une sorte de génie interne en dormance ne pouvant être activé que lorsqu’ils sont loin des distractions sensorielles telles que «les autres personnes» ou «la culture en général». Cette histoire n’a pratiquement aucun sens pour un groupe comme Khruangbin, dont les membres se nourrissent du genre d’immersion enivrante qui accompagne l’acte de partager ses chansons dans la vraie vie, en créant des listes de lecture révélatrices de leurs influences pour leurs fans, ou en peaufinant leur formule instrumentale pour y inclure un nouveau sous-genre ou style. En d’autres termes, le groupe est une expression idéale de la vie itinérante et interconnectée que l’on menait avant la dévastation entraînée par la COVID-19, et Mordechai est une carte au trésor nous montrant le chemin pour y revenir, peu importe quand il sera possible de le faire.

D’un point de vue sonore, l’album bondit de le la disco accrocheuse, dans le futur classique «Time (You and I)», à la méditation d’inspiration dub de «One to Remember», en passant par les ondulations quasi baléares de «So We Won’t Forget» et le scintillement lent, sirupeux, douloureusement magnifique de «Father Bird, Mother Bird». Comme toutes les meilleures chansons de Khruangbin, les morceaux de Mordechai nous rendent tout ce qu’on leur donne. Peut-être ferez-vous jouer l’album en arrière-plan pendant que vous préparez le dîner, ou faites le suivi d’un chèque de paie manquant, ou peut-être fixerez-vous, les yeux vitreux, un oiseau qui traverse un ciel humide de juin en vous concentrant sur chaque note. Peu importe où, quand et comment vous l’écoutez, son objectif sera toujours le même: c’est de la musique conçue pour exister en tandem avec notre vie. Ce n’est pas de la musique pour s’évader, mais plutôt une étreinte de tout ce qui nous entoure.

Il est révélateur, par conséquent, que le groupe soit à son plus animé quand il parle de la musique qu’il aime, mais dont il n’a pas participé à la création. En parlant de la manière dont la scène musicale de Houston a affecté le son de Khruangbin, l’influence multigenres de DJ Screw est mentionnée presque immédiatement. DJ Screw, un artiste ayant acquis une importante renommée sur le circuit rap du sud des États-Unis, décédé en 2000, est l’inventeur du style de DJing surnommé chopped and screwed, qui consiste en ralentir et découper les albums pour étirer les chansons bien au-delà de leur durée de diffusion d’origine, approfondir les voix et désorienter en faisant jouer des morceaux de chansons de manière à créer un effet hypnotique. Bien que Screw ait été vénéré de son vivant, la portée de son influence se fait toujours sentir à travers les genres et les continents. «On faisait des entrevues avec la presse japonaise et DJ Screw est venu sur le sujet, dit Johnson. Je ne connaissais pas vraiment la réelle définition de la musique psychédélique jusqu’à tout récemment, et Mark m’a dit que DJ Screw était totalement psychédélique. Ralentir... tous les effets. C’est super psychédélique. Son style a changé le monde.»
C’est à ce moment de notre conversation que Johnson et le reste du groupe semblent le plus à l’aise. Speer plussoie son collègue, puis discute encore un moment de l’art derrière les mixtapes de Screw. Il ne le dit pas à haute voix, mais son argument est clair: c’est ça, la mission de Khruangbin; partager leur enthousiasme pour la musique qu’ils aiment avec quiconque est prêt à écouter.

Sam Hockley-Smith est un écrivain et journaliste qui vit à Los Angeles. Son travail a été publicé dans The FADER, The New York Times Magazine, Pitchfork, NPR, Entertainment Weekly, GQ, Vulture, etc.

  • Texte: Sam Hockley-Smith
  • Illustrations: Aaron Lowell Denton
  • Date: 5 octobre 2020
  • Traduction: Gabrielle Lisa Collard