LE RAPPEUR RÉINCARNÉ
Playboi Carti discute médias sociaux et vie après la mort
- Entrevue: Nazanin Shahnavaz
- Photographie: Kevin Amato

Il était près de minuit dans la petite ville de Paradise, au Nevada. Mike Tyson venait de remporter le championnat poids lourd contre Bruce Seldon au MGM Grand Garden Arena, et une mer de fans déferlait sur le boulevard Las Vegas. Parmi ceux-ci se trouvait la superstar du hip-hop Tupac Shakur qui, quelques minutes plus tard, tombait sous les balles tirées d’une autre voiture alors qu’il prenait place dans la BMW qui devait l’amener poursuivre la soirée dans un club. Après six jours aux soins intensifs, Tupac fut déclaré mort le 13 septembre 1996. Ce jour-là, Jordan Carter naissait à Atlanta, en Géorgie.
Baignant depuis son enfance dans la scène musicale expérimentale d’Atlanta, le jeune Carter se rendait au studio tous les jours après l’école, se consacrant à la musique pour éviter de s’embarquer dans les magouilles d’une ville où les options n’étaient pas légion. Aujourd’hui, ses efforts ont porté fruit : malgré leur style relativement peu accessible, ses puissants singles diffusés sur SoundCloud ont trouvé preneur, et ont valu à Carter – mieux connu sous son pseudo Playboi Carti – son lot de followers. Dans la foulée du lancement de son premier album sous étiquette Interscope, son ascension s’annonce aussi fulgurante qu’indiscutable.

Nazanin Shahnavaz
Playboi Carti
Quels sont tes endroits préférés à Atlanta ? Je n’y suis jamais allée.
Atlanta est une toute petite ville. J’ai l’impression que je croise toujours les mêmes personnes partout. Je vais au studio; c’est la seule chose qu’il y a à faire là-bas. Et il faut avoir une voiture. On ne peut pas se déplacer à pied comme à New York ou à L.A. Atlanta est une ville de musique. J’aime bien aussi aller manger dans des restos jamaïcains. Mon pote Gunner m’en a fait découvrir un nouveau qui s’appelle Dat Fire Jerk Chicken.
J’ai grandi dans South London, près d’un quartier caribéen, alors j’adore la bonne bouffe jamaïcaine. Mais sinon, comment décrirais-tu la scène musicale d’Atlanta ?
De la racaille, des flingues, de la mari et du lean. La musique, c’est ça. Perso, je crois qu’elle permet aux gens de s’exprimer. Soit tu fais de la musique, soit t’es en train de magouiller pour te faire du blé.
Parle-moi un peu du lean. Ça semble être le nouveau truc à la mode, mais c’est pas un peu dangereux?
C’est pas quelque chose que tu prends parce que c’est cool. On en prend parce qu’on l’a essayé et qu’on ne peut plus s’en passer. Je suis moi-même en train d’essayer d’arrêter. Y’a pas de quoi être fier. Si tu veux un conseil, je te dirais que si tu n’y as jamais touché, aussi bien en rester là.
Quel est le premier album que tu as acheté ?
C’était un CD de Lil Romeo. Si je me souviens bien, je crois que j’habitais à Riverdale. J’étais jeune – probablement en première année. La seule chose dont je me rappelle, c’est que Lil Romeo épelait toujours son nom dans ses raps. Du coup, je savais aussi comment l’épeler. J’adorais Romeo et Bow Wow. Ils étaient encore tout jeunes à l’époque.

Qu’est-ce qui est le plus important pour toi, dans ta vie et ta carrière ?
De rester fidèle à moi-même. J’ai décidé que je voulais être un rappeur et percer en musique, alors je dois suivre mon plan à la lettre jusqu’à ce que je sois au top. J’aime voir ma mère sourire, savoir que ma famille est heureuse et rendre les gens fiers autour de moi. Tout arrive tellement vite que ce n’est que quand tu te poses et que tu prends un peu de recul que tu réalises vraiment ce qui se passe. Tu te dis : « Putain, j’ai fait ça ! »
Tu as une approche plutôt mitigée quant à ta présence en ligne. Te rappelles-tu de la première fois où tu as utilisé les médias sociaux?
En 2011. Mon premier tweet était : « Je suis nouveau ici. » Je ne suis pas tellement actif sur internet – je préfère être un grand faiseur qu’un grand parleur. De toute façon, je n’ai pas grand-chose à dire en dehors de ce qui est important pour moi. Je n’ai jamais vraiment été du genre à tweeter. J’ai l’impression que je suis déjà passé à autre chose. Pourquoi je me lèverais le matin pour tweeter à propos de tel ou tel sujet? Je n’ai pas besoin de faire ça, et mes fans n’en ont rien à foutre. Tout ce qu’ils veulent, c’est entendre de la bonne musique.
Es-tu la même personne en ligne et hors ligne?
Oui.


Tiens-tu un journal intime?
Mon journal intime, c’est mon téléphone. En fait, j’en ai trois. Et je les protège jalousement. J’ai toujours peur que quelqu’un me vole mon téléphone et partage mes trucs.
Qu’est-ce que tu documentes?
Les trucs amusants qui m’arrivent, mes voyages à l’étranger… J’aime photographier les fleurs et les statues. J’aime la flore et les plantes. Je trouve mon bonheur dans les petites choses de la vie.
Comment crois-tu que tu vas te sentir quand tu regarderas tes profils sur les médias sociaux dans 30 ans d’ici?
« Mais à quoi je pensais, merde? » C’est toujours un peu ça qu’on se dit, non?
Définitivement. Crois-tu en la réincarnation?
Clairement. J’aurais sûrement pu naître dans la peau d’un animal ou un truc du genre, comme une panthère noire ou un lapin.

Ou un papillon?
Ouais. J’adore les papillons. J’ai une chaîne avec un papillon, une bague avec un papillon, un tatouage de papillon. Je me reconnais en eux : j’aime l’idée de sortir de mon cocon, de surpasser mes insécurités, de prendre confiance en moi pour finalement déployer mes ailes et prendre mon envol.
Qu’est-ce qui te rend insécure? Tu dégages pourtant une grande assurance.
Côté assurance, ça va, mais je veux toujours plus, et mieux. Je suis un gars très perfectionniste. Je veux que tout soit parfait. C’est probablement pour ça que je n’utilise pas tellement Twitter et Instagram.
Penses-tu qu’on aura accès à Facebook et à nos iPhones au paradis?
Nan. Il y aura sûrement juste une grosse télé sur laquelle on pourra regarder tout ce qu’on veut. Qui sait? Je vous le dirai quand j’y serai.
Tu es né la journée où Tupac est mort. Crois-tu que ça veut dire quelque chose?
Je suis un grand fan de Tupac et de Biggie. J’aimerais qu’ils soient encore vivants. Peut-être que la musique serait différente. Je me demande si Tupac aurait pu m’aider à faire de la meilleure musique. Je me demande comment il réagirait – pas juste à ce que je fais, mais à tout ce qui se passe dans le monde en ce moment.

La musique, tout comme la mode, suit des cycles. Pourquoi crois-tu que le passé ne cesse de réémerger dans la culture actuelle?
J’ai l’impression que plusieurs des styles qui marchent en ce moment ont déjà existé auparavant. Peut-être pas exactement de la même façon, mais ça a été fait avant. J’en parlais justement avec mon ami Uzi l’autre jour… J’ai l’impression que si on était à l’époque de Master P et de cette génération de rappeurs, on ferait une tonne de fric. L’argent ne valait pas la même chose à l’époque. Même si on fait de l’argent aujourd’hui, l’argent valait plus cher. Quand on regarde de vieilles photos, on voit des mecs comme Money Mitch et sa clique qui se promènent en voitures de luxe et qui portent des grosses chaînes en or et des casquettes. Je crois que ma génération est obsédée par cette époque, par les années 90. On aime trop leur style.
De plus en plus de musiciens se lancent dans le milieu de la mode. Quels furent tes premiers contacts avec cette industrie quand tu étais plus jeune?
De nos jours, la mode et la musique sont indissociables. En tant que musiciens, on évolue avec celle-ci. J’aurais beau dire ce que je veux dans mes raps, si je n’ai pas le look qui vient avec, mes fans vont dire « Mais pour qui il se prend? Il n’a même pas le style! » Quand j’étais plus jeune, mon pote Brick a lancé une collection de vêtements qu’il a appelée Boys Don’t Cry. C’est sûrement là que je me suis dit : « Il faut que j’élargisse mes horizons. » Il m’a fait découvrir beaucoup de designers. Je n’avais pas encore les moyens de m’habiller comme ça, mais quand j’en ai eu la chance, je savais exactement ce que je devais acheter. Mes amis se sont toujours assurés que j’aie un style impec. Brick m’offrait souvent des trucs fous, et mon ami Reggie insistait pour que je m’habille chez Supreme. J’allais encore au lycée quand on m’a initié à cet univers. J’adore la mode. C’est ce que j’aime le plus après le rap. J’aime prendre des photos, j’aime les vêtements, et j’aime avoir fière allure.
J’ai entendu dire que tu avais rencontré Raf Simons. C’était comment?
Quand je l’ai vu, j’ai eu des papillons dans le ventre. Je me suis dit : « Merde! » Il connaissait mon nom et tout, et tout ce que je me disais, c’était : « Yo, c’est Raf Simons! » J’ai eu la même réaction quand j’ai rencontré Rocky la première fois. Peu importe à quel point vous devenez célèbre, il faut toujours rester humble. Vous pourriez bien rencontrer Rick Owens, Raf Simons ou A$AP Rocky vous aussi. On ne sait jamais ce qui peut arriver.
Qui sont tes designers préférés?
Raf Simons, Rick Owens, j’aime bien aussi Undercover. J’aime beaucoup les trucs japonais, les têtes de mort, les ceintures BB Simon, tout ce qui brille. J’aime sortir du lot. Parfois, je porte des trucs juste parce qu’ils me font bien. J’aime m’inventer de nouveaux looks.
Crois-tu qu’il est possible de se réinventer à travers la mode?
C’est comme ça qu’on évolue en matière de style. Par exemple, depuis que j’ai porté un costume [Dior](https://www.ssense.com/fr-ca/hommes/designers/dior-homme, je ne veux plus rien porter d’autre. Non mais qu’est-ce que je fous dans un costume Dior? Quand j’étais plus jeune, je ne voulais rien savoir des costumes. Mais maintenant que j’ai essayé celui-là – pas parce que c’était un Dior, mais à cause de la façon dont je me sentais dedans –, je ne sais pas. On dirait que je me sentais plus important, plus apprécié. Même après l’avoir enlevé, je suis resté avec cette impression d’être un mec qui a de classe.
Selon toi, notre façon de nous habiller révèle-t-elle certaines choses sur notre personnalité? Selon toi, notre façon de nous habiller révèle-t-elle certaines choses sur notre personnalité?
Ça peut être le cas quand on est ouvert à la nouveauté et qu’on ne restreint pas à une seule chose. Il faut toujours essayer de nouveaux trucs. Qui sait? Vous serez peut-être celui ou celle qui inventera la prochaine tendance.
Tu jouais au basketball quand tu étais plus jeune. Qui serait ton personnage dans NBA 2K?
Westbrook.
- Entrevue: Nazanin Shahnavaz
- Photographie: Kevin Amato
- Stylisme: Nazanin Shahnavaz
- Mise en beauté: Rachael Ghorbani et Monisade Fabunmi