John Roberts mélange tout

Le producteur polyvalent discute d’inspiration créative dans son appartement new-yorkais

  • Interview: Bianca Heuser
  • Photography: Brooke Chroman
  • Images/Photos Courtesy Of: John Roberts

À première vue, l’identité artistique de John Roberts paraît insaisissable. Les productions d’envergure qui l’ont d’abord fait connaître, sorties sur le label hambourgeois Dial Records, réussissent un entre-deux plutôt rare dans le contexte de la dance music: ni destinées exclusivement à la piste de danse ou à l’écoute à domicile, leurs rythmes fluctuent librement. L’esthétique de Roberts est élégante, subtile et étudiée, tout comme son attitude. Un coup d’œil dans son appartement new-yorkais offre un résumé de ses références éclectiques: dans son studio à domicile, une lampe de table Memphis coexiste harmonieusement avec le célèbre papier peint à motif de zèbres qui tapissait le légendaire restaurant Gino’s, un lieu dont les portes ont vu passer des invités de marque comme Frank Sinatra et Ed Sullivan jusqu’à ce qu’elles se ferment définitivement – un scénario tristement typique de l’immobilier new-yorkais – suite à une hausse de loyer éhontée en mai 2010. Chez lui, Roberts joue aux échecs, joue la comédie dans des tenues Saint Laurent et Reebok Classics, et pose devant sa collection d’art et de livres.

Aussi diversifiés que soient ses intérêts culturels, Roberts continue de créer des filières pour les diffuser: Avec Paul Kominek, il a fondé The Travel Almanac, un semestriel qui se décrit comme étant la « première vraie publication post-tourisme », l’année de la fermeture de Gino’s. Et l’année dernière, Roberts a annoncé le lancement de Brunette Editions, sa propre plateforme, qui se consacre à des productions culturelles de tout acabit. Sa dernière publication en date est son nouvel album Plum, accompagné d’un film réalisé et produit par Roberts.

Bianca Heuser, qui s’est liée d’amitié avec Roberts lorsqu’elle travaillait pour Dial Records, discute avec lui de textures, des joies du travail pluridisciplinaire, et des artistes qui l’inspirent. Il partage sa collection personnelle de clichés texturés tirés de sa pellicule.

Bianca Heuser

John Roberts

Qu’est-ce qui t’a donné envie de lancer Brunette Editions ?

La raison d’être du label, c’est tout simplement de disposer d’un outil de diffusion pour tous les types de projets créatifs que j’ai envie d’entreprendre. Continuer ma production musicale, et inclure tous les projets visuels qui n’avaient pas encore trouvé de support. Je voulais faire quelque chose qui n’avait pas de définition ou d’énoncé de mission ferme, seulement me donner les moyens d’expérimenter de façon abstraite, et d’expérimenter en associant différents projets dans une approche pluridisciplinaire. C’est indispensable pour moi. Je tiens à aborder mon travail d’un point de vue pluridisciplinaire.

Je pense que tout ce qui est intéressant en musique, en art ou en mode est influencé par d’autres types de productions culturelles, donc c’est étrange de les cloisonner aussi strictement.

Absolument. Je pense qu’il est très excitant et contemporain de tout mélanger. De temps en temps, je me tiens informé de ce qui se passe dans le monde du rap ou du R&B, et je trouve très positif qu’il y ait autant de personnages polyvalents. J’ai l’impression que de nombreux artistes assurent leur propre direction artistique de nos jours. Je pense que c’est plus intéressant que de travailler avec des personnes aux rôles bien définis.

En parlant de ce chevauchement: ressens-tu parfois une sorte de synesthésie ?

Pas exactement, mais j’ai quelque chose. Ce n’est pas forcément aussi marqué que la synesthésie, mais certains sons m’inspirent certaines images. Je me représente toujours les chansons comme des vitrines. Je m’imagine disposant des sons comme dtes objets dans la vitrine, et je crée une collection de ces objets sonores pour communiquer ce que je souhaite exprimer.

As-tu déjà réalisé la bande-sonore d’un défilé ?

Jamais, mais j’aimerais beaucoup le faire. J’aimerais collaborer avec Prada, par exemple. Ce serait formidable d’avoir l’occasion de faire quelque chose de complètement nouveau en m’inspirant des tissus et des vêtements.

Il est difficile de décrire l’esthétique globale de tes productions, mais ce qui unit ta musique et tes projets visuels, c’est à quel point ils sont texturés. Plum évoque toutes les textures qui sont présentées sur sa pochette.

Tout à fait. Je suis constamment à l’affût des textures, que ce soit des tissus, des matériaux de construction ou des pierres, et je les photographie avec mon portable. Juste pour prendre des notes. Sur mon ordinateur, j’ai un dossier qui regroupe ces notes visuelles, afin de les transformer en idées sonores. Je travaille principalement à partir d'informations visuelles, mais ensuite j’en fais des collages sonores.

Quelle est l’influence du cinéma, de l’art et de la mode sur ta musique ?

Je regarde beaucoup de films. Je pense que c’est l’un de mes principaux passe-temps. Aller au cinéma, regarder des films à la maison. Je suis vaguement ce qui se passe en mode. J’aime le concept du shopping, d’aller dans les grands magasins et de regarder différents vêtements et textures...et pas forcément pour acheter quoi que ce soit. Je ne suis pas vraiment directement connecté au monde de l’art. Je ne vais pas souvent dans les vernissages, et je n’ai pas beaucoup d’amis qui en font partie. Par contre, je vais souvent au Metropolitan. Ce musée est comme un labyrinthe. Dans une salle donnée on retrouve une époque spécifique de l’histoire de l’art, et quelques pas plus loin on est transporté dans une culture complètement différente. J’aime l’idée d’être inspiré au hasard, comme on le serait dans un centre commercial ou un grand magasin. Le Met est un endroit merveilleux. Si je tombe sur la bonne journée, ce que je préfère, c’est d’entrer dans une salle où je suis complètement seul. Ça arrive rarement, mais ça me paraît incroyable de vivre dans une ville aussi dense et trépidante et de pouvoir vivre un tel moment d’intimité.

Quel est le voyage le plus gratifiant que tu as fait récemment ?

Je pense que c’est mon dernier voyage à Milan. On est allé dans un café qui s’appelle Marchesi, c’est une pâtisserie italienne incroyable qui existe depuis des lustres. À un moment donné elle a été rachetée par Prada, et ils ont refait l’intérieur. On a fait l’expérience Prada intégrale à Milan, et c’était génial parce que moi et Brooke sommes tous les deux de grands admirateurs de Miuccia Prada. J’ai trouvé la fondation Prada incroyable. J’ai adoré l’exposition qui portait sur la notion de vol dans l’art.

Moi aussi !

Je pense que c’est le musée le plus inspirant que j’ai vu de ma vie. J’ai vraiment adoré.

L’attention au détail est formidable. Tous ses différents espaces ont des intérieurs complètement différents, et pourtant l’ensemble est très cohérent.

C’est tout à fait en accord avec ce qu’elle fait avec le vêtement. Elle aime se jouer des catégories et travailler sur des projets interdisciplinaires.

Les œuvres de Louise Bourgeois dans la collection permanente sont phénoménales.

La sculpture en tissu couleur chair est mon œuvre préférée de l’exposition !

C’est la plus belle œuvre d’art que j’ai jamais vue !

J’ai aimé le fait qu’elle soit présentée seule dans une pièce. Tu as pensé quoi du café Wes Anderson ?

Il est bien, non ?

J’ai bien aimé aussi. J’ai trouvé génial que le menu se compose de, genre, 400 sandwiches et 400 boissons alcoolisées. Quand on est à l’intérieur, on comprend vite qu’il a été conçu par quelqu’un qui travaille en cinéma. Tout est en surface. Les murs paraissent richement ornés, mais ce ne sont que des photos transformées en papier peint. Même chose pour les plateaux de table et les poubelles. J’ai trouvé cette idée d’un luxe illusoire très intéressante.

Créer de la musique est un boulot plutôt solitaire. Vas-tu travailler davantage en collaboration via Brunette Editions ?

Je pense que oui. Pour que Brunette Editions aille de l’avant, je veux qu’il y ait plus de projets collaboratifs. Avant qu’on lance The Travel Almanac, je n’avais jamais vraiment eu de collaboration réussie. Personnellement, je pense qu’il faut une relation assez forte pour que ça fonctionne bien.

Rêves-tu de collaborer avec une personne en particulier ?

[Rires] Je pense que ce serait génial de faire quelque chose avec Nicki Minaj. Elle a vraiment un style unique. J’aime sa façon de manipuler les mots. Elle a un style très rythmique, et son sens du rythme est incroyable. Je trouve sa manière de déformer les mots très intéressante. Et aussi Young Thug. J’adore leur façon à tous les deux de traiter les mots comme de l’argile, et de leur faire prendre la forme qu’ils veulent, tu vois ce que je veux dire ? Je ne comprends pas pourquoi aussi peu de gens ont une approche ludique à la musique.

L’un de mes amis a trouvé la formule géniale de « babble rap » ( rap balbutiant ) pour décrire son style.

C’est vraiment incroyable. Pour moi, ça n’enlève rien à sa musique, bien au contraire. De toute façon, je n’écoute jamais vraiment les paroles, je m’en fous un peu. Je ne dis pas qu’il n’existe pas de paroles géniales, mais quant à ma façon de les écouter...je n’entends que des sons de toute façon.

  • Interview: Bianca Heuser
  • Photography: Brooke Chroman
  • Images/Photos Courtesy Of: John Roberts