Matty Matheson
croque dans la vie
Le chef adulé porte VANS chez lui à Fort Érié.
- Entrevue: Sam Reiss
- Photographie: Aaron Wynia

Bien qu’on puisse le reconnaître à des kilomètres à la ronde, il faut scruter Matty Matheson de près pour bien le connaître. Il produit des vidéos de cuisine sur YouTube, explore des lieux comme Hanoi et Saskatoon pour Vice, gère les restaurants Maker Pizza et Matty’s Patty’s à Toronto et Meat +Three à Fort Érié et vend des gants de cuisine ornés des tatouages de ses propres mains. Son ancien restaurant Parts & Labour, en quelque sorte un pilier de Toronto, a inspiré les plats de style bistrot qui composent son premier livre de recettes, Matty Matheson: A Cookbook. Son deuxième, Home Style Cookery, comporte des recettes des quatre coins du monde, de la tourtière à la morue sichuanaise, en passant par les merguez et le nan.

En vedette dans cette image : baskets VANS, baskets VANS, blouson Acne Studios, pull Burberry, pull à col ras du cou Acne Studios et chapeau Barbour. Image précédente : Matty porte manteau BEAMS PLUS, pull à col en V Gucci et chapeau Barbour.
Mais Matheson est bien plus que le stéréotype du chef tatoué: il est unique en son genre, surtout au Canada. Son style retentissant, zélé et énigmatique le distingue certainement des autres virtuoses du pain de viande sur internet, mais ce n’est en fait que sa forme d’expression. Turbulent, surexcité, affolé et rigoureux, Matheson fait écho au chaos organisé d’une cuisine affairée, sans les aspects négatifs. «Il ne faut pas nécessairement être une espèce de psychopathe pour réussir une vinaigrette César», dit-il.
En décembre, on estimait que 17% des restaurants américains avaient fermé leurs portes définitivement en raison de la COVID et que d’autres suivraient. Pour se remettre de cette crise, l’industrie devra faire preuve d’ingéniosité et acquérir du soutien, ainsi qu’une nouvelle conscience d’elle-même. Pendant la pandémie, Matheson a eu le temps de réfléchir au mouvement de dénonciation dont l’industrie de la restauration a aussi fait l’objet ces derniers mois – «toxique et intense», ce «système défaillant» a selon lui besoin d’être réévalué –, d’installer une cuisine d’essai et un studio chez lui et de cuisiner pour sa femme Trish et ses enfants Mac, Rizzo et Ozzy.
Si la trajectoire actuelle de Matheson se poursuit, il semblerait qu’on puisse un jour voir des timbres à son effigie, mais ce n’est pas parce qu’il vient du Canada qu’il le représente. Cette nuance devient évidente en lui parlant. Durant notre appel téléphonique à la fin décembre, nous avons discuté de goût, de nourriture, de mode, de la culture des restaurants et de quelques autres sujets. Pour accompagner cette version condensée et révisée de notre entretien, Aaron Wynia a photographié Matheson et sa famille habillés en VANS chez eux à Fort Érié.
Sam Reiss
Matty Matheson
Comment décrirais-tu ton enfance à Fort Érié sur le plan culinaire et quelle a été son influence sur ton dernier livre?
La cuisine canadienne a un côté très sobre. Son style et ses saveurs ressemblent à ceux de la cuisine anglaise. Je le dis souvent: la différence entre les cuisines américaine et canadienne est qu’on n’a jamais eu de Sud. L’absence de soul food afro-américaine et de l’histoire qui l’accompagne crée un grand écart. J’ai eu un avant-goût de la soul food à un jeune âge parce qu’on se rendait souvent en Floride quand mon père y avait une entreprise. J’ai découvert un univers que bien des Canadiens ne connaissent pas, et ça m’a permis de comprendre le palais des Américains. Mon ami Alex Stupack, un chef new-yorkais, dit que la saveur principale des États-Unis est le croquant. Ça me paraît logique. Les textures sont des saveurs. Cela dit, mon premier livre revisitait ma vie d’un point de vue culinaire et était fortement influencé par les Maritimes.
Tes tournées à travers les États-Unis et le Canada en tant que roadie ont-elles changé ta manière de voir la nourriture?
J’ai passé ma jeunesse à assister à des concerts. Je me rendais souvent à Érié, à Rochester, à Albany et à Syracuse, même à New York à l’occasion. Je me souviens avoir lu dans le texte de pochette d’un album de 18 Visions [un groupe de metalcore] qu’ils remerciaient Del Taco. C’était en 2000. Je me rappelle m’avoir être dit: «C’est tellement dingue, ils ont remercié un restaurant. Del Taco doit être un endroit débile.» La première fois que je suis allé à L.A., j’ai mangé chez In N’ Out en premier et chez Del Taco tout de suite après.
Es-tu un grand amateur de restauration rapide?
J’adore la restauration rapide. C’est très différent aux États-Unis. La culture de la bouffe est énorme là-bas. On peut trouver un excellent sandwich n’importe où. Ils ont bien compris ça. En tournée et en allant voir des concerts, je n’ai pas réalisé que je voulais devenir chef, mais j’ai pris conscience de ce qui se faisait ailleurs. Ça m’a aidé à comprendre les combinaisons extravagantes, comment les contrôler et quand user de la modération canadienne en créant des plats.
Pourquoi la cuisine canadienne se retient-elle? Y a-t-il une pression de la part de l’industrie de la restauration?
Ça vient assurément des échelons supérieurs. Les Maritimes sont semblables au Sud. De très petites villes, un casse-croûte rempli de vrais fermiers, un morceau de poisson avec de la purée de pommes de terre et de la sauce brune pour sept dollars. C’est lent, c’est humble, et, d’après moi, ça représente bien le Canada.
Chaque ville est différente. Montréal est encore très québécoise, Ottawa fait classe à part. Toronto est une ville superbe et éclectique qui jouit d’une grande diversité ethnique. Les gens se sont installés à Toronto et y ont bâti des communautés. Différentes cultures culinaires se sont donc transmises de génération en génération. Les gens demandent: «C’est quoi, la cuisine canadienne? C’est autochtone?» Hé bien, on a effacé cette partie de l’histoire, alors je ne le sais pas. C’est un tas d’hommes blancs qui mangent du poisson et des pommes de terre en purée.
Un ami m’a dit que la cuisine canadienne était beige et ordinaire. Des topinambours et des rutabagas bouillis, du porc salé. Mon père vient de Terre-Neuve et il a grandi en mangeant des Jiggs Dinner, des repas complets à bouillir qu’on servait avec des marinades à la moutarde.
Comment envisages-tu les impacts de la COVID-19 sur l’industrie? Qu’est-ce qui devrait rester dans le passé?
Ça a dévasté toute l’industrie, jusqu’aux fermiers, aux fournisseurs et aux gens de métier. Exploiter un restaurant fait appel à trop de personnes pour qu’on les compte. C’est complètement fou. Personne ne comprend le coût réel des aliments. Même quand tout nous est facile d’accès, la marge de profit est peut-être autour de 10 ou 12%. Peut-être. Si on est bien connectés.

Matty porte baskets VANS, manteau BEAMS PLUS et chapeau Barbour.
Si on est Keith McNally, par exemple.
Ouais. Si on est un de ceux qui arrivent à générer cent mille dollars en une journée. Plus on fait d’argent, plus les choses coûtent cher. Et maintenant, quand on essaie de recoller les pots cassés, d’offrir des salaires justes et des avantages sociaux, le prix du produit augmente. Les gens sont-ils prêts à payer? «Vous payez pour le nom.» Mais en fait, vous payez pour que le personnel reçoive un salaire juste, des heures supplémentaires rémunérées et des avantages dès le jour un. Pourquoi un cheeseburger devrait-il coûter cinq dollars? Payez-vous le bœuf? Connaissez-vous le nom du fermier? Si vous voulez un cheeseburger à cinq dollars, allez chez le clown. Sans manquer de respect au clown.
J’espère que les gens seront prêts à payer pour qu’on puisse bien faire les choses et rebâtir sur les ruines d’un système très détraqué. Le monde de la restauration est extrêmement intense et toxique, et le patriarcat et la hiérarchie y jouent un rôle important. C’est très militaire. Mais on peut mener un restaurant à succès en étant bienveillant. Ce n’est pas nécessaire de dénigrer et de dévaloriser les gens ou de les encourager à agir comme ça. Pensez-vous vraiment que les gens travaillent mieux dans un climat de peur? Je crois qu’il faut travailler fort, mais que c’est possible de le faire dans un environnement amusant, sécuritaire et chaleureux.
Je veux parler de goûts. Dans ton nouveau livre de recettes, tu dis aimer la «nourriture médiocre», mais tu aimes aussi la cuisine française.
J’essaie simplement d’égaliser les chances. J’aime le caviar, mais j’aime aussi les tacos du Robo Mart, une station-service à Fort Érié. J’aime sincèrement les repas de quatre heures, surtout depuis que j’ai arrêté de boire et que je suis sobre. C’est devenu mon dada.
Essaies-tu d’impressionner Trish ou tes enfants lorsque tu cuisines?
Pas du tout. Mes enfants sont comme tous les autres. Rizzo mange n’importe quoi, elle a deux ans. Elle mange ses légumes et je dissèque ce que je prépare pour qu’elle puisse y goûter. Mac ne veut que des doigts de poulet et des aliments beiges. C’est difficile en temps de pandémie, surtout pour les parents qui doivent cuisiner trois repas différents trois fois par jour. C’est vraiment difficile, et je sais cuisiner. Imagine pour ceux qui ne sont pas aussi à l’aise. C’est stressant, trois repas par jour en confinement, avec toute la vaisselle. C’est chronophage et décourageant. C’est pénible pour tout le monde.

Matty porte baskets VANS, manteau BEAMS PLUS, pull à col en V Gucci et chapeau Barbour.
Parlons de style. Ton look est-il plus sobre depuis que tu es père et que tu es revenu à Fort Érié?
En réalité, mon retour à Fort Érié m’a donné envie d’être encore plus excentrique.
De quelle manière? J’ai vu tes lunettes Y2K Chanel.
C’était de la poudre aux yeux. Je les ai achetées dans une boutique de pièces Chanel vintage près de Rodeo Drive. J’ai payé trop cher. C’est une vanité ridicule. C’est rare que j’arrive à trouver des vêtements neufs dans ma taille. Mais je vois un blouson ou une silhouette qui me plaît et je m’en inspire. Certaines pièces Wacko Maria ou même Noon Goons me font vraiment tripper. Visvim aussi. Je me dis: «J’aime bien ce cardigan à motif léopard, je vais essayer de m’en trouver un.» Quand j’étais chez Vice, on m’offrait toutes sortes de vêtements. Je suis vite devenu un panneau publicitaire ambulant. À présent, j’essaie de revenir à ce que j’étais avant d’avoir tous ces trucs. J’étais heureux de porter des Levi’s et un t-shirt de Black Flag. Je portais un t-shirt jusqu’à ce qu’il tombe en lambeaux, puis j’en choisissais un autre.
As-tu développé ton sens du style en allant à des spectacles hardcore?
Pour moi, il n’y a rien de mieux que le style hardcore new-yorkais de la fin des années 80. Les casquettes, les jeans roulés et les hauts écourtés. Le [look] de camionneur ou de lutteur tout droit sorti du ring, c’est ce que j’adore. Parce que je suis un gars de taille forte. Je pèse 300 livres. Je suis une grosse boule, mon homme. J’ai un réseau d’amis qui me trouvent des vêtements. «Carhartt fin de série, taille 48. Je te les ramasse?» ou «J’ai trouvé un t-shirt Mack [Trucks] débile, c’est un 3XL.»
Y a-t-il des vêtements que tu aimerais intégrer à ta garde-robe plus tard? Je sais que tu portes de plus en plus de complets.
J’aime beaucoup les complets, mais ça devient cher si on achète du sur-mesure authentique. Est-ce que je vais vraiment dépenser trois mille dollars sur un complet? Il faut payer le prix si on veut faire partie de ce monde. C’est difficile pour moi de trouver des pièces à ma taille. Je me suis emballé en me disant que je m’achèterais des complets flamboyants. Quand quelque chose m’excite, ça m’excite vraiment. J’ai tendance à m’emporter, et il faut que je me ressaisisse un peu. Je suis un peu comme un bébé Jack Russell. Je dois dépenser de l’énergie!
À quoi ressemble une journée typique pour toi?
Avec ma famille? Sans faute, les enfants se réveillent à 5h30 et viennent dans notre chambre en courant. On a un bébé, c’est tout un clan maintenant. Ils sautent sur le lit pendant une heure et vers 7h, on prépare le déjeuner. Ensuite, on sort marcher, on revient et on bricole. Après ça, c’est l’heure du iPad: on décide quoi faire pour le dîner et ils écoutent La Reine des neiges 2. Par la suite, je me balade en voiture avec Mac. À notre retour, c’est l’heure de faire le souper. C’est tout un programme de faire bouger trois enfants sans qu’une crise éclate – il faut un plan pour chaque jour. C’est drôle de voir ce qui fait vibrer les enfants. Je fais tourner AOQ et ils se déchaînent. Ils remuent la tête agressivement, courent partout et sautent sur le divan. Puis, c’est l’heure du bain, suivie de l’heure du conte et de l’heure du coucher.
Et tout est à recommencer le lendemain.
On est crevés. On se couche à 21h30. Et on recommence le lendemain.

En vedette dans cette image : baskets VANS, baskets VANS, manteau BEAMS PLUS, blouson Acne Studios, pull à col en V Gucci, chapeau Barbour et foulard Acne Studios.
Sam Reiss écrit sur les vêtements vintage pour GQ, la dynamophilie pour Inverse.com et le mobilier, le design, le soccer ainsi que d’autres sujets pour GQ Style et ESPN, entre autres. Originaire d’Ottawa, il vit maintenant à Brooklyn.
- Entrevue: Sam Reiss
- Photographie: Aaron Wynia
- Traduction: Liliane Daoust
- Date: 10 mars 2021