Les lookbooks Loewe, un antidote au «Fast Fashion»?
Sous la direction artistique de Jonathan Anderson, les publications de la marque misent sur l'attrait durable du papier.
- Texte: Zoma Crum-Tesfa
- Photographie: Jamie Hawkesworth


L’indiciel revient à la mode. Tout comme la poésie – du moins pour l’instant. Comme l’a dit au Guardian Jonathan Anderson, directeur artistique de la vénérable maison de luxe Loewe, ces choses sont presque toujours temporaires: « Nous vivons à l’ère du contenu. On publie une image sur Instagram, elle est republiée, puis elle est omniprésente, et tout aussi vite, elle a disparu. Je ne vois pas ça comme une chose négative, mon esprit fonctionne de la même manière. » En se montrant aussi peu nostalgique, il n’est pas étonnant qu’Anderson arrive à alimenter les fils d’actualités des victimes de la mode les plus zélées. Le créateur joue les Schéhérazade des temps modernes, et nous tient en haleine en multipliant les histoires. Néanmoins, dans un contexte de production culturelle effrénée, les objets qui saisissent et immortalisent un moment trop vite passé prennent aussi une valeur particulière: c’est le cas du lookbook.
Les lookbooks sont, d’une certaine manière, devenus des outils importants dans l’arsenal branding des marques de luxe. Et à juste titre, puisque ces supports tangibles et collectionnables opèrent un peu comme la mode elle-même: leur séduction vient du fait qu’ils objectivent, suspendent et pérennisent une chose qui par nature est en constante évolution. Plusieurs marques se prêtent à l’exercice, mais la maison Loewe utilise ses lookbooks – photographiés par Jamie Hawkesworth, avec un stylisme de Benjamin Bruno et une conception graphique par M/M Paris – pour créer un rythme contrastant. Plutôt que de mettre l’accent sur les matières exotiques de chaque collection, ou d’exalter ses méthodes de production (à la main, et sans doute dans une principauté européenne montagneuse où une communauté d’humbles artisans serait vouée à l’extinction si ce n’était de Loewe), ces lookbooks jouent sur la structure formelle d’un livre et sur les éléments narratifs contenus dans ses pages.
La première fois qu’Anderson a rencontré Delphine Arnault pour discuter de la reprise de Loewe, il a apporté un portfolio rempli de centaines d’images, avec en première page une photo tirée d’un numéro de 1997 de Vogue Italia. Elle montre un groupe d’adolescents à la peau d’albâtre allongés sur une plage de sable clair. Inondés de lumière, ils détournent leurs regards de l’objectif et les fixent sur l’horizon. Une scène familière de jeunesse brise ainsi son cadre, prend une vie propre, interpelle l’observateur. L’image de Meisel allait être utilisée dans la première campagne d’Anderson pour Loewe, mais elle synthétiserait aussi l’esprit de ces lookbooks et exercerait une influence marquée sur leurs premières éditions. Dans l’un d’eux, le cadrage frontal des photos d’Hawkesworth présente le même ensemble en suède – une matière clé de Loewe – sur plusieurs pages d’affilée. La pose du mannequin change légèrement d’une image à l’autre; son regard se dirige parfois hors champ, et nous fixe parfois droit dans les yeux. Sans la participation du lecteur, ces images restent figées dans leur reliure: elles ne prennent vie que par son intérêt et son contact.




Dernièrement, ces lookbooks se font de plus en plus narratifs. Ils gardent un caractère tactile – avec, par exemple, une jaquette qui se déplie pour révéler une doublure en lin crème –,mais les lieux, les descriptions de produits et même la façon de les lire obéissent à des règles de plus en plus fluides. Anderson décrit sa collection homme Automne-Hiver 2016 comme une « excursion dans la nature sauvage ». Une thématique qui transparaît dans le lookbook correspondant, chronique d’un voyage à Cuenca, un site géologique espagnol connu pour ses formations rocheuses en forme de champignon. Coiffés de toques en peau retournée façon léopard, deux jeunes nomades explorent le paysage dans une errance hallucinatoire et fantasque. Il n’est pas étonnant que la Mancha, fief de l’antihéros Don Quichotte, se situe à proximité.
Un poème se cache à l’intérieur de chaque lookbook, pour guider le lecteur à travers ses pages. Et il y a beaucoup de lecture: des descriptions de produits de la longueur d’un tweet flottent au milieu de pages vierges. On se demanderait presque si « nutria crème et caramel » est un poème, ou encore une boisson. Le langage utilisé n’évoque pas encore l’esthétique de Tristan Tzara aussi bien que la robe brodée d’éclats de miroir de la saison en cours. Toutefois, ces gestes réfèrent à l’idée de la littérature: la littérature en tant que creuset d’idées, et donc de possibilités– des possibilités de bouleversement, d’influence, de changement. Cela s’applique aussi à la mode: au-delà de la vanité et de la tendance, les vêtements que l’on porte en disent long.
Après tout, il n’y a pas de texte dans la mode. Que des étiquettes, et pas de discours – du moins jusqu’à présent. La plupart des maisons de luxe ne font pas encore de productions aussi ambitieuses qu’un opéra, mais en attendant, des marques comment Loewe commencent à combler cette lacune avec leurs lookbooks. Ils mettent en lumière le pouvoir de séduction de nos idées, et particulièrement des idées nouvelles et parfois conflictuelles. Nous commettons des crimes de frivolité, de passion, de curiosité. Pour reprendre le motif d’un poème de D.H. Lawrence dans le lookbook femme Printemps-Été 2016, c’est un moustique dont on ressent à peine la piqûre, mais qui laisse une démangeaison tenace. La discipline nous interdit de nous gratter, mais la passion l’exige.






- Texte: Zoma Crum-Tesfa
- Photographie: Jamie Hawkesworth
- Stylisme: Benjamin Bruno