Démêler le vrai du faux avec Ava Nirui
Incursion dans le monde de la haute couture et de la culture « bootleg » avec la rédactrice numérique d’Helmut Lang
- Texte: Romany Williams
- Photographie: Ava Nirui

Ava Nirui est dans la fosse de presse du défilé de la collection inaugurale de Shayne Oliver pour Helmut Lang, sans contredit l’un des plus courus de la New York Fashion Week printemps-été 2018. Au milieu d’une horde de photographes armés de gigantesques caméras, la rédactrice à la stature délicate et à la chevelure flamboyante est accroupie derrière un iPhone perché sur un trépied. Vêtue d’un simple t-shirt ample Helmut Lang et d’un pull agencé, elle n’est pas ici pour flasher dans la première rangée. Elle est ici pour travailler.
En tant que nouvelle rédactrice numérique attitrée à la relance hautement médiatisée d’Helmut Lang depuis l’été dernier – sous l’égide de la nouvelle rédactrice en chef « en résidence » Isabella Burley –, Ava est responsable de la stratégie de création numérique de la marque et joue un rôle majeur dans la définition de sa nouvelle identité. Ces dernières années, elle s’est investie sans relâche dans le royaume numérique, d’abord dans son Australie natale puis à New York, depuis 2013. Tout au long de ce parcours, elle a bien involontairement entraîné dans son sillage un bassin de followers impressionnant – un détail qui domine pourtant la plupart des conversations à son sujet. Dans ses propres mots, « Instagram est une chose horrible, démente, extraordinaire et terrible tout à la fois. C’est complètement fou. » C’est surtout au potentiel viral de ses projets personnels qu’elle doit sa popularité en ligne. Comme quand elle s’est amusée à revamper la garde-robe de Barbie en s’inspirant de ses designers préférés. Ou à juxtaposer les logos des grandes marques avec une touche d’humour bien à elle. Ironie du sort, elle travaille aujourd’hui avec plusieurs de ces marques qu’elle a perverties auparavant. Bien que ces projets irrévérencieux qu’elle créait à temps perdu lui aient accidentellement valu une notoriété enviable – et même une collabo avec Dapper Dan –, elle ne se définit en aucun cas par ceux-ci.
Dans le coin inférieur droit du nouveau site web d’Helmut Lang, on peut lire « The only COMPANY that cares for YOU» (littéralement « La seule entreprise qui se soucie de VOUS »), un slogan tiré d’une fausse publicité pour la marque réalisée par David Sims en 1995. « Helmut Lang avait un sacré sens de l’humour », explique Nirui. « Isabella est déjà tombée sur un vieil emballage – je crois que c’était pour des sous-vêtements – qui disait : Attention : le manque de charisme peut être fatal. Helmut Lang, 1990, toutes blagues réservées. Elle tient à ramener cet esprit au cœur de la marque. »
Cette phrase célèbre écrite par Jenny Holzer et qui s’inscrivait parfaitement dans l’air du temps des années 90 est toujours d’actualité aujourd’hui. L’humour et le contexte sont aussi importants, sinon encore plus qu’auparavant.
Romany Williams
Ava Nirui
Votre premier contact avec la mode s’est fait à l’époque du lycée, quand vous dessiniez des t-shirts que vous imprimiez ensuite en sérigraphie.
Oui, ça remonte à l’époque où la musique house et électro étaient le nouveau truc à la mode, et où les styles vestimentaires s’inspiraient largement de cette culture. Tout le monde portait des chandails fluo. Je me souviens que quand j’étais en neuvième, on avait fait un t-shirt avec Pacman dessus. Je crois que c’est la chose la plus hideuse qui ait jamais existé. On les vendait à l’école. C’était la première fois que j’expérimentais le fait de créer un véritable objet physique.
Votre mère ne jurait aussi que par la haute couture à l’époque.
Ah oui, totalement. Elle était au doctorat et n’avait pas beaucoup d’argent, alors elle dénichait de superbes trucs de contrebande. Ils étaient si bien faits que personne n’aurait pu dire que c’était des faux. Si on lui demandait, elle ne s’en cachait pas, mais la plupart des gens se demandaient juste comment elle faisait pour se payer toutes ces fringues, ces sacs et ces accessoires hors de prix. Elle excellait à berner les gens!
C’est un véritable don, un peu comme celui qu’ont les gens obsédés par le vintage. Ils mènent le même genre de quête que ceux qui cherchent à trouver la meilleure version de contrebande possible d’un sac haute couture.
Historiquement, la contrebande était très mal vue – surtout en Australie, où tout le monde était plein aux as. Je n’irais pas jusqu’à dire que ça m’embarrassait, mais à l’époque, j’étais pour le moins confuse puisque je fréquentais un lycée privé où toutes les filles avaient des sacs super chers, des cabriolets et de grandes maisons. Je ne comprenais pas l’idée, mais j’étais encore tellement ignorante. Acheter un truc de contrebande est aussi cool qu’acheter le truc original.
Pour moi, les vêtements sont plus que des vêtements. Ils recèlent toutes sortes d’informations. Quand on tient compte de tous les éléments impliqués, on réalise que ce sont bien plus que de simples bouts de tissu cousus ensemble.

Ava porte un blouson Balenciaga, des baskets Gucci, un pantalon Rosetta Getty,des chaussettes Gucci et un étui pour iPhone Gucci.
C’était la culture de l’époque. On descendait en flammes le commerce de contrebande, la téléréalité était en plein essor, et on se prosternait devant Paris Hilton et ses semblables qui avaient les moyens de se payer de vrais trucs griffés.
Je me souviens que ma mère m’avait offert un faux sac Prada de seconde main quand j’étais en dixième année, et j’avais honte de l’amener à l’école parce que ce n’était pas une pièce authentique. Un soir, j’étais dans une fête et un garçon m’a dit « Hé, pas mal, ton sac Rada ». J’ai baissé les yeux pour réaliser que le P du logo s’était détaché. J’étais tellement humiliée. Mais aujourd’hui, si je l’avais conservé, je serais tellement fière de mon sac Rada. Je n’étais qu’un produit de mon environnement et j’avais peur de prendre des risques en matière de mode. Quand on est ado, tout ce qu’on veut, c’est impressionner les autres.
Votre mère reconnaît-elle l’influence qu’elle a eu sur vous à ce stade-ci de votre vie?
Pour être honnête, quand je faisais mon projet bootleg, elle ne comprenait pas vraiment. Elle trouvait ça bizarre. Le truc, c’est que les versions de contrebande qu’elle portait étaient identiques à l’original. Moi, je pars plutôt de marques légendaires pour en faire autre chose. Je ne cherche pas à reproduire l’objet initial. Le résultat se veut satirique et est sensé faire rire. Je crois que certaines personnes ne l’ont pas compris – et c’est parfait ainsi, je ne m’attends pas à ce que ce soit clair pour tout le monde. Le mot « contrebande » - que mon copain a déjà utilisé pour décrire ce que je faisais – ne s’applique pas vraiment ici. Je dirais plutôt que je re-designe; que je re-contextualise. Techniquement, il ne s’agit pas de contrebande. Peu importe comment on appelle ça, je ne cherche pas à créer une copie exacte d’un produit existant.
Quel rôle la satire joue-t-elle sur Instagram en partiulier? Quand les gens likent quelque chose, à quel point comprennent-ils vraiment le mécanisme derrière?
Récemment, le fils de Dapper Dan m’a appelé et était presque en larmes au bout du fil. Il m’a dit combien il appréciait ce que je faisais; combien Dan comprenait pourquoi je le faisais et le message derrière mon travail. Honnêtement, c’est la plus belle chose que j’aurais pu espérer entendre venant de cette personne qui a été une telle source d’inspiration pour moi. Nombreux sont ceux qui ne saisissent pas l’idée derrière tout ça, tant parmi mes followers que parmi les médias chargés de couvrir mes projets. Des gens m’ont dit que je devrais ouvrir une boutique en ligne pour vendre mes trucs, et c’est précisément la raison pour laquelle je ne l’ai jamais fait. Je ne cherche pas à monétiser ce commentaire social. Ce n’est pas le but. J’essaie tout simplement de souligner de façon humoristique combien les gens sont obsédés par cette culture de la haute couture – moi la première. J’adore les grandes marques tout comme j’adore les versions contrefaites. Dès le départ et jusqu’à maintenant, j’ai cherché à commenter à quel point nous sommes obsédés en tant que société par les biens matériels. Il suffit de foutre un logo sur quelque chose pour que ça prenne de la valeur. Plusieurs des gens avec qui je travaille dans l’industrie de la mode ou que je respecte profondément le comprennent et trouvent ça drôle, ou juste stupide.

Ava porte un pull Loewe et des boucles d'oreilles Miu Miu earrings.

À la base, ce projet a vu le jour en réaction à l’omniprésence des logos de designers, dont il a lui-même fini par être saturé. Tout ça relève d’un procédé très « métacréatif ».
Quand on pense au contexte dans lequel j’ai créé ces chandails, c’est un peu bizarre. Toute une flopée de petites marques ont commencé à reproduire mon pull Gucci x Champion. On en retrouve un peu partout. Il y a des jeunes qui les voient circuler sur Instagram et qui commentent en disant qu’ils ne sont pas authentiques; or, ils ne faisaient pas référence au fait que ce n’était pas de vrais pulls Gucci, mais bien au fait que ce n’est pas moi qui les ai faits. C’est un drôle de phénomène. J’ai créé une version contrefaite, puis quelqu’un a créé une fausse version contrefaite de celle-ci, puis ma version contrefaite est devenue la version authentique. C’est fou. J’ai l’impression d’avoir créé un monstre.
Parlons un peu du projet Nike auquel vous avez collaboré avec Alex Lee, qui est en quelque sorte le prolongement de l’éthos qui anime la culture bootleg, mais dans une plus grande envergure. Ce qui est cool, c’est que les créations qui en ont résulté ne peuvent pas être reproduites aussi facilement que vos autres pièces « contrefaites ».
Alex est l’une des personnes les plus brillantes que je connais, en plus d’être un esprit créatif avec une vision tout à fait unique. Nike nous a offert quelques paires de baskets Air Max et nous a proposé d’en faire ce que nous voulions dans le cadre d’Air Max Day. Je voulais repenser les chaussures pour qu’elles aient de multiples fonctions, alors Alex et moi avons imaginé huit concepts différents. Nous avons en partie été inspirés par ce qui se passe dans le monde en ce moment, alors nous avons voulu inclure subtilement quelques commentaires culturels et politiques. Par exemple, nos chaussures à velcro étaient marrantes parce qu’elles nous semblaient absurdes. Le genre de truc qui n’aurait jamais existé autrement. Une des chaussures était blanche et l’autre, noire, pour refléter un message d’unité. Il y avait toutes sortes de façons d’interpréter nos chaussures pare-balles aussi. Elles peuvent sembler couvertes de sang, mais on a fait en sorte que ça ait plutôt l’air d’être de la sauce tomate. On a aussi intégré d’autres petits messages subliminaux, comme pour dire : « Si vous pigez, tant mieux, et sinon, ce n’est pas plus mal! »
J’ai créé une version contrefaite, puis quelqu’un a créé une fausse version contrefaite de celle-ci, puis ma version contrefaite est devenue la version authentique. C’est fou. J’ai l’impression d’avoir créé un monstre.

Ava porte un blouson Moncler et des bottes Balenciaga.
Quand on travaille à proximité de tous ces vêtements dispendieux, on finit par y être tellement habitué qu’ils en deviennent pratiquement banals. Comment arrivez-vous à trouver vos repères et à tirer un sens de cette industrie?
Les vêtements ont une signification intrinsèque. Je crois que leur valeur est tributaire de ce qu’ils représentent. Celle-ci va parfois bien au-delà de la valeur monétaire qu’on leur accorde puisque si la qualité est là, ils vous suivront peut-être toute votre vie. J’aime les vêtements de designers, car ils représentent quelque chose de super important et qu’un chandail de chez H&M ou Forever21 ne produira jamais le même effet. Ça n’a rien à voir. Pour moi, les vêtements sont plus que des vêtements. Ils recèlent toutes sortes d’informations. Quand on tient compte de tous les éléments impliqués, on réalise que ce sont bien plus que de simples bouts de tissu cousus ensemble.
Quand on parle de vêtements qui veulent dire quelque chose, on pense instantanément à Helmut Lang. Cet esprit expérimental est au cœur de la nouvelle structure de la marque qui est organisée à la façon d’un magazine, avec Isabella Burley à titre de rédactrice en résidence. C’est une première dans l’industrie de la mode. Comment décririez-vous votre expérience au sein d’un nouveau modèle d’affaires tel que celui-ci?
Avant d’arriver ici il y a environ six mois, j’avais déjà travaillé avec Isabella à plus petite échelle chez Dazed, où elle était rédactrice en chef. Quand elle m’a proposé de me joindre à eux, j’ai tout de suite sauté sur l’occasion. Helmut Lang est une marque tellement importante, avec un héritage et une histoire incroyables. Isabella tient dur comme fer à raviver les idéaux originaux sur lesquels la marque tout entière s’est bâtie. Elle souhaite célébrer l’histoire et les archives d’Helmut Lang. Elle a une vision très artistique, et c’est quelque chose que je respecte au plus haut point. C’est un véritable plaisir de travailler sous sa direction.

Ava porte un débardeur Prada, une jupe Prada et un étui pour iPhone Gucci.

Ava porte un débardeur Prada, une jupe Prada et des escarpins Saint Laurent.
Comment percevez-vous votre rôle en tant que rédactrice numérique – un autre tout nouveau poste dans l’entreprise? Qu’est-ce que ça implique?
Mon rôle est vraiment génial parce qu’il me permet d’être impliquée à tous les niveaux de la création, du marketing numérique aux concepts photo en passant par les nouvelles collabos et les médias sociaux. Nous sommes une toute petite équipe, ce qui est très cool parce que ça nous laisse une grande liberté. Je travaille étroitement avec Isabella pour tout ce qui a trait à la création. Elle accueille à bras ouverts les nouvelles idées et les nouvelles approches.
La première campagne que vous avez réalisée réunit une équipe assez impressionnante. Quelle était la grande idée derrière celle-ci?
Isabella s’efforce de rester fidèle à Helmut autant que possible. Elle a donc fait appel à une brochette de talents éclectique, avec des gens comme Alek Wek, un ancien modèle choisi par Helmut; Nicky Rat, qui est une putain de rock star; et Larry Clark, une légende qui se passe de présentation. Elle a rassemblé des noms d’hier et d’aujourd’hui, des gens qui ont travaillé avec Helmut par le passé, d’autres comme Traci Lords qui était apparue dans de superbes photos publiées dans les pages du magazine Details en 1995, entièrement vêtue de pièces Helmut Lang créées sur mesure. Le casting était tout simplement incroyable, et je crois qu’il reflétait parfaitement la nouvelle direction de la marque tout en rendant hommage à son histoire. Et c’est ce que nous cherchons à faire : célébrer son passé plutôt que de lui tourner le dos. Pour moi, Helmut Lang est le designer le plus important qui ait jamais existé. Son influence est incommensurable.

Ava Nirui porte des sandales Gucci, une robe Molly Goddard et un étui pour iPhone Gucci.
Romany Williams est syliste et rédactrice adjointe chez SSENSE.
- Texte: Romany Williams
- Photographie: Ava Nirui
- Stylisme: Ava Nirui