En marge avec MISBHV
Le duo de designers parle de rave et de l’importance d’être fidèle à ses racines
- Entrevue: Edward Paginton
- Photographie: Edward Paginton

Que feriez-vous pour le contrôle absolu? Dans la chanson « Total Control » du groupe The Motels, Martha Davis crie « I would sell my soul for total control » [je vendrais mon âme pour avoir le contrôle absolu]. Doit-on inévitablement compromettre sa nature quand vient le succès? Les fondateurs de MISBHV, Natalia Maczek et Thomas Wirski, refusent cette idée.
Alors qu’ils amorcent leur collaboration, les deux créatifs ne connaissent rien de la commercialisation de vêtements. Avec le peu d’argent qu’ils ont, ils louent un espace à Paris dans l’espoir d’être repérés – à 200€ par jour. « Quand tu es jeune et que tu n’as rien, ce n’est pas risqué, tu n’as rien à perdre. C’est la plus belle période », un état que Maczek dit regretter depuis l’ascension de la griffe.

Image précédente : chemise à boutons MISBHV.
À travers les frustrations, les alliances se créent. « Les gens sont désabusés, en Pologne, et partout ailleurs », note Wirski. MISBHV est intimement liée à la culture polonaise, mais elle rejoint aussi tout un pan de la jeunesse, qui n’est pas circonscrite par la géographie; une génération en quête de différentes façons de s’exprimer.
Artistes et musiciens ont adopté la marque, dont Playboi Carti et
Trippie Redd parmi les plus récents. À mesure qu’elle investit de nouveaux territoires, elle se redéfinit, d’autres sens se créent. Et le duo s’en réjouit. C’est aussi ce qui les rend intraitables : pour que cet esprit reste vivant, ils doivent rester fidèles à leurs racines.
Edward Paginton
Natalia Maczek et Thomas Wirski
Vous ne venez pas du monde de la mode. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler ensemble?
Natalia Maczek : Je n’ai pas de formation en mode. Quand j’étais adolescente, le prêt-à-porter, la haute-couture, la mode, tout ça n’existait pas pour moi. Donc, surtout après être allée à Londres pour la première fois, je suis revenue avec le besoin de m’exprimer et de me bâtir une identité à travers des vêtements qui n’étaient pas disponibles. La mode n’était pas perçue comme une option de carrière. J’ai étudié le droit, mes parents ont toujours voulu que je sois avocate. Parallèlement, nous organisions des fêtes et j’ai commencé à créer des t-shirts. Puis, il y a quatre ans, Thomas s’est joint à moi et nous avons construit ensemble ce que c’est devenu aujourd’hui.
Thomas Wirski : J’ai été DJ et producteur dès l’âge de 17 ans, je ne me suis jamais intéressé à la mode en tant que telle — je ne le suis toujours pas. Depuis que j’ai 12 ou 13 ans, ce sont les groupes de musique qui ont mon attention. Pour moi, leur image est tout aussi importante que leur musique. Un album qui me vient toujours à l’esprit est le premier de Skream. Je l’ai vu dans un magasin de disque à Bristol. Il est tout en sueur entouré de gens — je n’avais jamais entendu de dubstep auparavant, mais j’ai acheté l’album et c’est selon moi une des meilleures pochettes des 20 dernières années. Je n’ai jamais été porté vers la mode, c’est plutôt le style et les vêtements à travers la musique qui m’intéressent.
L’influence de la musique est toujours palpable dans vos collections. « Six Years in the Rave » s’inscrit tout particulièrement dans la sous-culture qui existe chez MISBHV…
TW : La collection elle-même est importante pour nous. D’abord, en raison de la fuite et de la liberté qu’elle incarne. La musique rave est un thème dominant de notre marque. C’est une façon de fuir la réalité dure et grise de notre environnement. Cette collection regroupe tous ces éléments. C’est aussi la première fois que nous travaillons avec un artiste, le photographe américain Sean Schermerhorn. Il a voyagé en Ukraine durant six ans après l’attaque russe, brossant le portrait du boom de la scène musicale rave. Nos impressions et nos souvenirs de cette culture de boîte de nuit et de ce qui se passait en Ukraine se conjuguent parfaitement. Ce que le « rave » signifiait pour nous à l’époque, c’était la liberté, comme en Ukraine. L’important est de rester soi-même, même après une tragédie comme ce conflit.
Y a-t-il une synthèse dans ce sentiment de liberté que vous partagez?
NM : Les Ukrainiens et les Polonais sont animés par un même esprit, qui est issu d’une histoire commune. Depuis l’intervention militaire en Ukraine, entre deux et trois millions d’Ukrainiens se sont installés en Pologne et, en fait, pour nous, il s’agit de la première vague d’immigration que l’on connaît, et nous sommes plus qu’heureux de l’accueillir.


Le modèle porte chemise à boutons MISBHV.
Vous avez cet esprit DIY dans votre façon d’évoluer organiquement. Est-ce une attitude culturelle unique?
TW : L’influence du DIY est dans notre ADN, elle y est depuis des siècles. Dans l’histoire récente, il y a la Pologne d’avant 1989 et celle d’après 1989. La Pologne d’avant 1989 — l’époque de nos parents — est très différente de celle d’aujourd’hui. Au quotidien, ils luttaient contre le communisme, la propagande ridicule, le système grotesque, la force militaire. D’une certaine façon, ces années d’oppression ont fait naître ce qu’il y a de mieux dans la culture polonaise. Pour moi, le film Le Couteau dans l’eau de Roman Polanski, avec la bande sonore de Krzysztof Komeda – le pionnier du jazz européen – en est le parfait exemple. Sous l’oppression, une telle culture florissait. Nos parents, s’ils voyaient une paire de jeans sur une pochette des Stones ou dans un film de Godard, ils ne pouvaient pas l’acheter, on ne les trouvait pas en magasin; ils devaient les faire eux-mêmes. Ils se rebellaient contre le système, mais aussi contre la vie quotidienne. Pour nous, cette philosophie DIY consiste à élaborer une marque qui est complètement extérieure au système.
Est-ce que cette attitude est toujours aussi forte aujourd’hui?
NM : Maintenant, on peut avoir tout ce qu’un jeune Britannique a, il n’y a pas vraiment de différence. Bien sûr, nos racines et mentalités diffèrent, mais la mondialisation a vraiment transformé cette éthique DIY. Je ne suis pas certaine qu’elle existe toujours aujourd’hui. Nous devions créer nous-mêmes. C’est pourquoi j’ai commencé à faire des vêtements, à partir d’un esprit, d’un besoin.
TW : Souvent, les gens voient notre collection et disent : « eh bien, ce n’est pas très cohésif », mais avant 2002 et 2001 — qui marque l’arrivée de H&M et de Zara — les boutiques de vêtements usagés étaient la seule source de vêtements. Et dans ce type de boutique en Pologne, les vêtements ne passent pas un rigoureux processus de sélection [rires]. Il peut y avoir une chemise hawaïenne à côté d’un ensemble de survêtements, à côté d’une paire de chaussures chics, à côté d’un costume.

Croyez-vous qu’une culture d’activisme existe toujours en Pologne aujourd’hui, cette énergie vous nourrit-elle?
TW : L’activisme bouillonne sous le courant dominant, ce qui est très intéressant. Nous sommes associés à un festival incroyable, aussi originaire de Cracovie : Unsound. C’est l’un des meilleurs festivals de musique électronique au monde. Il y a peu de temps, nous avons participé à une fête avec eux, dans une gare abandonnée. Nous avons réuni comme 5000 personnes un dimanche. La fête s’appelait « Six Years in The Rave » et nous avons fait venir des DJ de Kiev.
NM : Je pense que c’est assez unique que des amis viennent d’Allemagne ou de Paris et nous demandent si les Polonais nous soutiennent. Nous ne serions jamais ce que nous sommes sans eux. Dès le tout premier t-shirt. C’est vraiment génial d’avoir ce soutien, ça donne de la force à tout ce qu’on entreprend.
Votre utilisation de la matière est abrasive et agressive, détonnant avec la matière synthétique de tous les jours — y a-t-il une identité matérielle chez MISBHV?
TW : C’est drôle, si tu regardes le haut de Natalia et la couleur de l’édifice dehors, c’est exactement la même chose [rire]
NM : Parfois, quand on parle des palettes de couleurs des différentes saisons avec des producteurs et des designers de l’étranger, ça me fait réaliser que la palette de la Pologne et d’une marque comme la nôtre est très délavée. On n’a jamais vraiment eu une identité forte en termes de coloris. Pour ce qui est du tissu, la Pologne était très portée vers le cuir dans les années 80 et 70. Quand je regarde les photos de vacances de mes parents, ils portent toujours une pièce en cuir et un jean. Ça envoie un message de richesse et de succès, ou peu importe ce que ça signifie pour eux. Donc, le cuir, le jean et le jersey sont des matières avec lesquelles on travaille beaucoup.
Est-ce qu’on les retrouve dans la prochaine collection?
NM : Je crois que la prochaine collection est celle où on y a mis le plus de cœur. Les vêtements sont à l’image de ce que nous ressentons et de la Pologne. Nous avons collaboré avec l’un des pères de l’école de l’affiche polonaise, Roslaw Szaybo, qui a aujourd’hui 85 ans. C’est une forme d’art vraiment unique. Même internationalement, c’était très spécial ce qui s’est passé dans les années 60, 70 et 80 en Pologne, parce que les affiches de l’époque étaient l’une des seules formes de dissidence artistique.

Le modèle porte jeans MISBHV et t-shirt MISBHV.
L’expérience de la mode s’est graduellement aplanie au premier contact des gens avec des marques comme MISBHV qui se trouvent en ligne ou sur Instagram — y a-t-il un risque de perdre son authenticité?
TW : D’y être nous aide à rester focaliser. Je pense qu’à mesure que tu gagnes en maturité, tu comprends de plus en plus qu’être honnête avec soi-même est la seule façon de survivre dans ce monde. C’est la raison pour laquelle nous faisons notre premier défilé à Varsovie et non pas à Paris. Si vous nous aviez posé la question il y a quelques années, nous aurions dit « Paris! » Mais pourquoi se faire avaler par tout ça? Nous avons quelque chose de très spécial ici. Nous voulons le montrer, nous en sommes fiers.
Quelle est votre position sur l’effacement du haut et du bas, de la façon dont le streetwear s’est infiltré dans la haute couture — est-ce que ce terme est toujours approprié?
TW : Je pense qu’en général les titres n’ont simplement aucune importance. Ils n’en ont jamais eu pour les créateurs. Ce sont ceux qui n’ont rien pour s’appuyer qui ont besoin d’étiquettes. Cette fameuse citation de Basquiat, j’ai dû la dire un million de fois, il a répondu à une question sur son style : c’est comme demander à Miles Davis « quel est le son de son klaxon? », on s’en fout.
« Je pense qu’à mesure que tu gagnes en maturité, tu comprends de plus en plus qu’être honnête avec soi-même est la seule façon de survivre dans ce monde. »

En vedette dans cette image : chemise à boutons MISBHV.

Edward Paginton est auteur et réalisateur établi à Londres. Ses textes sont notamment parues dans The Guardian, 032c, Modern Weekly, The Travel Almanac et Nowness.
- Entrevue: Edward Paginton
- Photographie: Edward Paginton
- Postproduction: RGBERLIN
- Modèle: Pat