Sélections littéraires de Kaitlin Phillips

Le livre
est dans le sac

  • Texte: Kaitlin Phillips
  • Photographie: Brent Goldsmith

Combien de temps passé à attendre - l'autobus, le train, l'ami continuellement en retard - consacrons-nous le moindrement à la lecture ? À une lecture absente, de surcroît. L'esprit ailleurs, le regard distant, nous faisons compulsivement défiler notre fil d'actualité, chanson en boucle dans les oreilles, lisant les mêmes trois pages, encore et encore. Rien n'accroche. Les phrases s'enchaînent, mais semblent dépourvues de sens.

Mais qu'en est-il des livres qui frappent notre imaginaire ? Qui nous donnent envie d'annuler nos plans, de couper court à nos soirées, de nous lever en pleine nuit pour en lire quelques pages, et de lutter contre le sommeil pour pouvoir continuer un peu plus. Ces livres qu'on recommande à quiconque souhaite bien entendre. Qui semblent être le parfait antidote, et la mise à épreuve, d'une nouvelle amitié.

Nous avons demandé à Kaitlin Phillips de nous dévoiler ses préférés, agencés aux sacs les plus convoités de la saison.

Transit par Rachel Cusk

Transit (2016) commence par un courriel indésirable provenant d'une tireuse de cartes. Convaincue d'une charlatanerie, la narratrice, Faye, décide quand même de la rémunérer pour ses services - elle se nourrit des idiosyncrasies du monde. La prémisse du livre est à la fois égalitaire et quotidienne. Faye rencontre des étrangers, les écoute et fait la lumière sur leurs défauts et leurs contradictions. De temps à autre, les gens qui croisent son chemin suscitent chez elle une sympathie particulière, un échange avec le ténor d'une sentence criminelle. Faye détruit parfaitement le mythe de l'" auditeur passif " : elle voit des brèches partout. Le genre de femme à obséder sur le cache-cernes mal assorti de la barista chez Starbucks. À certains moments, son honnêteté ressemble à un défaut de caractère, ce qu'elle choisit d'observer. En réalité, elle semble avoir une capacité déterminée à converser - que ce soit avec un charpentier ou une ancienne flamme larguée - jusqu'à ce que son charme opère chez son interlocuteur. Elle vit dans un monde saturé d'égoïstes et d'égocentriques, mais sa volonté à laisser quiconque captiver toute son attention suggère que personne n'est à court de rédemption. Il existe une façon de décrire ces romans qui réussissent à traiter leurs personnages avec ce genre d'humanité : un triomphe.

A Little Decorum, for Once by W.M. Spackman

En 1985, le New York Times a titré sa critique de A Little Decorum, for Once " ADULTÈRE ET DISCUSSIONS ". Ce n'est pas un petit roman modéré. Sibylla, une fille à papa, a une liaison avec le mari de sa meilleure amie, un professeur de lettres classiques. Sibylla trompe son mari, un poète costaud que sa belle-mère qualifie de " spectaculaire athlète de discobole ". Elle, rédactrice en chef d'un prestigieux magazine de mode, a entretenu plusieurs liaisons avec le père de Sibylla, Scrope, un rédacteur au magazine. (" Papa raffole du mot " flatteries " ! ", plaisante Sibylla à son mari.) Tout le monde dans ce livre aime un écrivain. Même la tante de Sibylla file jusqu'à Antibes pour aller rejoindre son éditeur. Signe révélateur qu'ils préfèrent plutôt parler de leurs aventures que de les vivre... L'activité postcoïtale préférée d'un écrivain ? " Ne serait-il pas amusé d'apprendre par son agent le refus d'un éditeur français ? " Ce roman me remplit d'une profonde nostalgie pour Radcliffe, où les femmes font du surplace, lunettes d'écaille au bout du nez, accusant leurs soupirants avec enthousiasme : " Ne décides-tu pas subjectivement et arbitrairement de qui est une femme sérieuse et qui ne l'est pas ? "

Lives of the Saints par Nancy Lemann

La plupart du temps, les meilleurs romans du sud des États-Unis ne font guère qu'évoquer le climat langoureux dans lequel ils ont été écrits. Lives of the Saints (1985), de Nancy Lemann, s'ouvre sur un mariage lubrique célébré dans la chaleur torride de la Nouvelle-Orléans. Une voiture fonce dans le mur de brique du jardin. La mariée, Mary Grace, s'envoie en l'air dans une bambouseraie avec un ex copain, tandis que Louise, la narratrice, se fait dévisager par un homme sur la piste de danse, comme si elle venait de " tomber d'un arbre ". Voilà une horde d'individus qui prend le divertissement au sérieux. Personne n'est apte à s'acquitter de sa tâche, trop occupés à l'idée de s'enivrer, de s'effondrer, de craquer. Louise tombe sous les charmes d'un dandy aussi persistants et envoûtants qu'une glycine. En seulement une centaine de pages, elle relate ces histoires d'amour impossible et saisit l'esprit du Sud. Je vous suggère de lire ce livre dans votre bain.

Why Did I Ever par Mary Robison

Lors d'une entrevue en 2011, Mary Robison a avoué sans détour que son copain n'avait aucune idée de qui elle était. Encore moins qu'elle était écrivaine - elle écrit sous un pseudonyme. J'ai toujours voulu savoir ce qu'il pensait qu'elle faisait de ses journées. Peut-être rien… ou peut-être qu'elle écrivait son roman le plus célèbre à ce jour, Why Did I Ever (2001) -, sorte de journal d'une fainéante nommée Money. Comme Robinson, elle arrondit ses fins de mois en révisant des scénarios d'Hollywood en tant que script doctor. Techniquement. Parce qu'elle passe le plus clair de son temps à faire de fausses courses. Money doit aller plus vite. Elle appelle son psychiatre - l'autre genre de script doctor. Elle laisse des vêtements partout dans la ville dans l'espoir de retrouver sa chatte, Flower Girl. Elle ignore les fax de sa patronne, Belinda - " Les chaînes de lettres terrorisent Belinda. Elle ne devrait pas pouvoir prier. " Elle conduit jusqu'à la Nouvelle-Orléans pour s'installer avec " l'abruti de nouveau petit ami ", parce qu'il ne sait pas où elle habite. Dans sa valise, elle traîne une foule de babioles identifiées par de petites étiquettes blanches où on peut lire " OR MASSIF ". Elle s'est servie d'un pistolet à colle chaude. " C'est maintenant à moi de regarder alors qu'il n'ose pas toucher à ce qui est fait en bois, en papier, en caoutchouc ou en verre. " Un petit livre satisfaisant sur... la nécessité de suivre le chemin de l'argent.

Sweet Days of Discipline par Fleur Jaeggy

Nous avons tous un roman de campus préféré. Pour ma part, j'affectionne les romans de pensionnat. Non ceux qui traitent du passage à l'âge adulte, mais qui mettent plutôt en scène un ennui s'envenimant jusqu'à l'obsession. (L'amour platonique n'offre guère les médiocres politiques sexuelles déterminant si vous êtes un gagnant ou un perdant.) Avec ses 101 pages croustillantes, Sweet Days of Discipline (1991) relate l'histoire d'un amour non réciproque dans un pensionnat pour filles d'Appenzell. Elles font de courtes promenades aux aurores, fréquentent la chapelle. Maintenant adulte, la narratrice retrace minutieusement l'origine de sa relation avec cette fille toxique et indolente, Frédérique. La première impression que lui a laissé l'objet de son affection : " Elle était dépourvue d'humanité. "

Sylvia par Leonard Michaels

Lorsqu'une femme marie un écrivain, il va de soi qu'elle accepte de lui donner une histoire dont il sera peut-être incapable de résister le jour où elle s'enlèvera la vie. Aussi irrésistible pour les lecteurs qu'il l'a été pour l'auteur, le journal " fictif " de Leonard Michaels relate l'année passée avec sa première femme, Sylvia (1992). Aussi idéaliste, caractérielle, lassée et vindicative qu'elle fût spectaculaire, Sylvia s'est enlevée la vie avant de pouvoir fêter ses 25 ans. Elle vit à Greenwich Village avec un ami à lui, dans un immeuble à 6 étages, sans ascenseur. Au premier regard, c'est le coup de foudre. Elle vient de sortir de la douche. Il l'observe se brosser les cheveux, longue crinière noire de jais. Ils passent leurs journées à s'engueuler jusqu'à épuisement, et à faire semblant d'écrire. Sylvia entend des voix. Elle perd la tête. Elle s'acharne à étudier le latin pendant des heures, ce qu'elle fait pour contrarier Leonard, croit-il. Ce livre m'a été recommandé par un ami de mon ex-copain comme une mise en garde contre les femmes déjantées. Comme le dirait la Bible, il est important de savoir attirer l'attention d'un homme, et de la retenir au-delà de sa mort.

Party Going de Henry Green

Un pigeon mort en couverture d'un roman peut être annonciateur d'un mauvais présage, mais qu'en est-il si vous cachez cet oiseau dans votre sac, pour le protéger ? C'est la question posée à la première page de Party Going (1939), premier incident d'une série de tentatives infructueuses sur la bienséance (comme d'offrir des funérailles appropriées à une créature). Party Going est le titre judicieux d'un roman " anti-FOMO " campé au tournant du siècle, mettant en scène un groupe d'ennamis en plein départ frénétique pour leurs vacances d'été mal planifiées. On y trouve une absence totale de contrôle, et une surabondance de désinformation. Personne n'y est vraiment heureux. L'intrigue tourne au vinaigre. Les voyageurs en question sont pris dans un hôtel, attendant l'embarquement de leur train en direction de Londres. Personne ne semble pressé. Le groupe est formé d'un détective d'hôtel douteux, d'un homme cosmopolite nommé Max, son meilleur ami, et des deux femmes qui l'accompagnent ; une fiancée plutôt anxieuse, et une femme impitoyable de la haute société nommée Amabel.

Camino Island par John Grisham

De peur d'attirer l'attention sur moi en le louant - ce qui ne pouvait résulter qu'en un appel au cabinet d'avocats de mon père -, je me suis cachée sous une table, à l'abri des regards du libraire. Je ne me serais jamais replongée dans du Grisham cette année si ce n'avait été de Janet Maslin, ex-critique du Times dépourvue de snobisme littéraire, qui s'est plu à lire son dernier roman, Camino Island (2017). L'histoire débute dans le Département des livres rares de la bibliothèque de Princeton, où une bande de cambrioleurs s'emparent de The Great Gatsby, un livre sur un voleur possédant une " bibliothèque de lycée de style gothique " de livres non coupés. (Comme la plupart des romans du genre, un " thriller " de John Grisham est encore plus satisfaisant quand il est lu sous la forme d'un roman de poche bon marché et gentiment laissé au suivant sur un vol transatlantique.) Les livres sont peut-être la seule chose éthique qu'il puisse encore être possible d'acheter chez Walmart. Je vous suggère celui-ci, la prochaine fois que vous serez pris dans une allée mal éclairée à magasiner avec votre grand-mère.

The Princess of West 72nd Street by Elaine Kraf

Elizabeth Hardwick a écrit : " La ville des femmes, New York. Les femmes à sacs s'assoient dans leurs guenilles. " Elaine Kraf avait aussi un penchant pour l'espèce particulière à laquelle appartiennent les New-yorkaises qui s'épanouissent en marge de la métropole. The Princess of West and 72nd Street (1979) est le premier journal cocasse d'une peintre maniacodépressive au charisme plutôt dément. Et à la double personnalité.

" Femme du Westside pure et dure ", Ellen croit littéralement être la princesse de la 72e rue, ou Princesse Esmeralda, comme elle s'appelle. Son souhait : décréter un tatouage obligatoire pour tous les hommes mariés, juste au-dessus de leur pénis. Toujours accoutrée d'une douzaine de bagues et guenilles, elle se présente assidûment aux visites officielles, accueillant les habitants de son royaume dans son casse-croûte grec préféré, l'Oedipus. Loin d'être une vierge, Ellen/Princesse Esmeralda entreprend une série de liaisons romantiques à l'image du bassin de célibataires de New York : un illusionniste qui se laisse pousser les ongles d'orteil, un urologue obsédé par l'urine qui porte toujours une rose dans le revers de son sarrau, un universitaire myope (qui s'avère être un sadique et… son ex-mari) et un avocat réformiste et démocrate. " Au sujet des meurtres, certaines de mes meilleures amies sont tuées et violées dans l'élégant Eastside ", nous rappelle Ellen/Princesse Esmeralda, fière de sa ville natale.

Famous Questions par Fanny Howe

Si c'est une bonne idée de ramener un garçon marxiste à la maison, c'est généralement pour découvrir que le snobisme n'est pas une question de rang. J'ai eu la chance d'apprendre énormément des gauchistes avec qui j'ai partagé mon lit, mais je crois qu'il y a davantage à découvrir des écrivaines dont la robustesse des opinions peut facilement être extractible d'un roman - comme des pépites d'or. Cette façon de se forger une conscience politique est également propice à l'apprentissage d'un discours (moral) dans votre sommeil. Quoi qu'il en soit, même si Doris Lessing, Vivian Gornick et Grace Paley sont des sommités dans le domaine, Fanny Howe demeure celle que je préfère.

Famous Questions (1989), c'est la douce petite histoire d'une femme de grands sentiments qui se retrouve victime de ses propres principes et de sa naïveté. Le roman s'ouvre sur Roisin (prononcé " Rosheen "), qui invite chez elle un magnifique arnaqueur nommé Echo. Quelques jours plus tard, elle se bat contre le nouveau venu pour obtenir l'attention de son mari, un cinéaste sensible aux reins solides. Howe s'intéresse à ce genre de triangles amoureux non intentionnels. Et elle ne craint ni le mal, ni la banalité, ni la perplexité des femmes face à leurs actions.

Kaitlin Phillips est une écrivaine établie à Manhattan.

  • Texte: Kaitlin Phillips
  • Photographie: Brent Goldsmith
  • Stylisme: Romany Williams
  • Assistant photographe: Will Jivcoff
  • Coiffure et maquillage: Ronnie Tremblay / Teamm Management
  • Modèle: Lynn / Folio
  • Production: Alexandra Zbikowski
  • Assistance à la production: Erika Robichaud-Martel