Tournoi de baskets
Un débat sur la sneaker culture en 2015
- Photographie: Nik Mirus

Les baskets ont toujours été des accessoires indispensables, mais récemment, ils sont devenus un véritable phénomène. Qu’est-ce qui nous fait dire cela? Il suffit de demander aux fans. Autrefois limitée à des forums de spécialistes et aux enchères Ebay, la communauté des amateurs de baskets a aujourd’hui pris les proportions d’un mouvement à part entière. De nouveaux produits alimentent un cycle de collaborations, d’éditions limitées, et de modèles promus par des célébrités – le tout faisant l’objet de discussions passionnées au sein d’un public ultra-informé, qui décortique chaque nouveau coloris et chaque nouvelle paire de Yeezy Boost. Mais alors que de plus en plus de baskets luxueuses et performantes entrent sur le marché et touchent une clientèle plus large, quelle est la réaction de cette communauté?
Nous avons fait appel à un groupe d’initiés de l’industrie pour leur demander comment ils envisagent la suite. Leurs commentaires, qui touchent des sujets variés comme les tendances, les technologies, la hype et le luxe, démontrent clairement que la sneaker culture est plus vaste et complexe que jamais.

Différences culturelles
Jeff Staple [rédacteur mode, Complex Magazine]: J’aime beaucoup cette culture. Il existe une solide compétition amicale (et parfois moins amicale) entre les géants Nike et adidas. Il y a aussi un groupe de petites marques indépendantes qui apportent du renouveau à l’industrie, par exemple Greats ou Visvim.
Matthew Henson [rédacteur mode, Complex Magazine]: Il y a dix ans, tout ça n’était pas aussi facile d’accès. À présent, tout le monde peut en profiter et y participer. Je n’aime pas entendre les types old school se plaindre que les choses ont changé: c’est comme de dire que plus personne n’écoute de hip-hop backpacker parce que la tendance est au trap. Passez à autre chose, et arrêtez de vous plaindre sur mon fil d’actualité.
Alex James [directeur créatif, Publish]: La sneaker culture, dans son état actuel,est envahie de vautours culturels désespérément à l’affût de la nouveauté.
Masta Lee [directeur médias & designer, Patta]: C’est une culture cyclique. Je crois qu’elle est à la hausse en ce moment. Les marques semblent avoir envie d’expérimenter, de mélanger des influences diverses pour créer quelque chose d’inédit, et aussi de s’impliquer davantage dans la culture. La seule chose qui me dérange, c’est le manque d’équilibre. Dès qu’un modèle a du succès, il est suivi de 50 variantes dans des coloris médiocres.

L’influence des créateurs de mode: maximal versus minimal
AJ: Il y a de grands créateurs qui repoussent les limites et créent des baskets vraiment originaux, ce qui amène les grandes marques à réfléchir et travailler plus fort à leur tour.
Santino LoConte [directeur commercial, PONY]: Les baskets font partie intégrante du vestiaire contemporain. Quand un client sensible à la mode cherche des chaussures qui répondent à ses besoins, les baskets doivent aussi correspondre à sa vision du luxe.
ML: Il est judicieux de s’adresser à une clientèle aux goûts raffinés et avec
davantage de revenu disponible en offrant des produits originaux et plus sophistiqués.
Oscar Castillo [fondateur et éditeur, Modern Notoriety]: Je crois que le public s’adapte plus facilement à la simplicité qu’à un produit compliqué. Quand on peut porter une paire de chaussures en toute occasion, elle devient indispensable.
MH: il y a les Stan Smith de Raf Simons pour adidas, qui sont assez épurées mais offertes dans des couleurs vives. Mais Raf a aussi fait une version actualisée des Ozweego qui est phénoménale, mais qui n’a rien de minimaliste. Même lorsqu’une marque minimaliste comme Common Projects collabore avec Robert Geller, le produit qui en résulte n’est pas trop chargé ou trop travaillé, mais n’est pas aussi épuré que leurs produits de base.
Chris Danforth [Collaborateur à la rédaction, Highsnobiety]: Des marques comme ETQ Amsterdam ont certainement misé sur un style épuré, et même les Nike Jordan ont été proposées dans des éditions de luxe minimalistes. Certains produits sont exceptionnels, mais la plupart des marques ne font que suivre la tendance. Tôt ou tard, l’industrie va passer à autre chose.
ML: L’extravagance finit par amener un retour du minimalisme, et vice versa.

Designer x Athlète x Célébrité x Marque
AJ: Quand deux esprits créatifs se rencontrent et que la collaboration se fait de manière fluide, le résultat final peut être magique.
OC: Les collaborations permettent à beaucoup de plus petites marques de se faire remarquer, mais une collaboration à toutes les semaines ou presque, c’est trop. Ça devient une course à la popularité.
CD: Le « x » entre deux noms est certainement surfait.
MH: Les collaborations pertinentes sont immédiatement adoptées par les consommateurs, et celles qui ne le sont pas restent sur les étalages. C’est étonnant de voir à quel point cette règle s’applique d’elle-même.
CD: En 2014, Ronnie Fieg a bien marché. Nigo, Pharrell, Kanye West. Le public semble préférer « personnalité x marque » à « marque x marque ».
OC: Les personnalités du hip-hop sont beaucoup plus influentes que les athlètes de nos jours. On n’est plus dans les années 90 – les gens s’identifient davantage à la musique qu’aux sports.
JS: À l’époque, RUN DMC, Public Enemy, et Henry Rollins étaient trop crus et menaçants pour attirer des groupes de luxe comme LVMH. Mais quand Kanye fait référence à des peintres français et à des architectes japonais, ça rassure tout le monde.

Est-ce que la technologie suit le rythme?
CD: La sneaker culture et la technologie sont deux domaines qui vont continuer de se croiser. Il y a énormément d’innovations récentes en termes de matériaux, comme l’Hyperfuse de Nike et le Boost d’adidas. Je prédis une véritable intégration de l’électronique aux textiles: des matières avec des circuits, des textiles intelligents. Avec des produits comme l’iWatch et le Google Glass, l’électronique vestimentaire est un segment de marché qui va continuer à se développer.
AJ: J’aime les modèles hybrides que l’on voit arriver sur le marché. Des baskets creepers, des chaussures entièrement imperméables, des sandales et des sabots innovants, et des versions hyper techniques de classiques de tous les jours.
OC: Certaines marques fabriquent des chaussures tellement confortables qu’on n’a pas envie de les enlever.
ML: Dès qu’on commence à s’ennuyer, on voit toujours arriver un produit original et innovant auquel on n’aurait jamais pensé.

Blogs, forums, tweets, pins, posts, grams, statuts
AJ: Tout ça, c’est les engrenages qui font tourner la machine. Sans eux, la sneaker culture n’existerait pas.
JS: Ça permet aux marques de diffuser leurs produits rapidement et à peu de frais. Ça permet aussi à tout le monde de se prendre pour un expert, un critique. C’est donc une arme à double tranchant.
CD: Les blogs d’actualités et les médias sociaux ont démocratisé le milieu de la mode. Aujourd’hui, nous pouvons tous voir ce qui se passe à la Fashion Week de Paris, à Pitti Uomo, etc. Tout le monde peut s’exprimer, et les critères d’accès à cet univers sont beaucoup plus flexibles qu’il y a dix ou vingt ans.
AJ: La sneaker culture se développe dans des groupes d’âge assez surprenants. Des gamins de dix ans s’échangent des baskets sur toutes sortes d’applications et même sur Facebook.
ML: Tout cela peut rendre paresseux. Une surcharge d’information peut rendre un individu susceptible d’acheter et de s’habiller comme quelqu’un qu’il a vu sur un blog, un lookbook ou une vidéo, plutôt que de créer son propre style. En revanche, cela peut donner envie de rejeter tout ce qui est hype.

Le hype: utile ou malsain?
OC: Utile parce qu’il crée des opportunités et des emplois. Et malsain parce qu’il y a plusieurs personnes qui volent et même tuent pour des chaussures.
CD: Imaginez la sneaker culture sans hype. Ce serait probablement ennuyeux. La mode et les baskets ne sont pas les seuls domaines à être sensibles au hype. Le quinoa, Apple, Tesla, tout ça est hype.
SL: Le cycle du hype devient malsain quand on en abuse. Mais les sphères du hype sont devenues les nouveaux représentants de commerce des marques.
JS: Il devient dangereux quand les détaillants et les marques se laissent emporter par la vague et cherchent à produire en série de la marchandise tendance plutôt que des produits de qualité. La qualité prend du temps, il faut chercher, tester, échouer, recommencer. Mais si une marque ne fait que courtiser les blogs et les comptes Instagram, elle va finir par se casser la gueule.
AJ: J’en ai vu les répercussions négatives, et c’est un suicide commercial.
CD: On devrait se questionner sur ce qui nous pousse à adhérer à certaines tendances, plutôt que d’automatiquement sortir nos portefeuilles. Plus on se posera des questions, mieux ce sera.

- Photographie: Nik Mirus
- Stylisme: Oliver Stenberg