L’épopée de Donatella

Entrevue avec la directrice créative de Versace sur le deuil, la dépendance et le pouvoir des blondes

  • Entrevue: Sven Michaelsen
  • Photographie: Oumayma B. Tanfous
  • Traduction: Geneviève Giroux

« Être blonde, c’est être caressé par le soleil, c’est être son propre soleil, » Donatella Versace se rappelle quand, à l’âge de douze ans, elle découvrait son look platine caractéristique. Depuis, Versace – tant la femme que la maison fondée par son défunt frère, Gianni – incarne une vision hédoniste du luxe si emblématique et immuable, qu’on ne peut plus lui accoler l’étiquette de « nouveau riche ». L’an dernier marquait le 20e anniversaire de l’assassinat de Gianni Versace, une date largement publicisée par une série télé non autorisée par les Versace. Mais 2017 marque aussi l’année où Donatella a dépassé son frère à titre de créateur resté le plus longtemps en poste de la maison. L’histoire de son règne, qu’elle a raconté à Michael Ebert et Sven Michaelsen, s’apparente davantage à un récit mythologique sorti de la Méduse – le logo de la maison – qu’à la vraie vie.

Michael Ebert et Sven Michaelsen

Donatella Versace

Quels sont vos souvenirs du 15 juillet 1997?

J’étais à Rome avec mes deux enfants, je préparais un défilé sur la Place d’Espagne. Tout à coup, mon frère Santo a crié : « Arrêtez! Gianni a eu un accident! » On m’a donné le numéro de téléphone de l’hôpital à Miami. Quand j’ai joint le médecin responsable, je lui ai demandé comment allait mon frère. La voix au téléphone a dit : « Je suis sincèrement désolée, votre frère est décédé il y a trois minutes ». Le monde s’est arrêté.

Quelle a été votre première pensée?

Mes enfants! Je dois aller les rejoindre! Nous avions convenu qu’ils regarderaient un dessin animé à la télé de l’hôtel. Quand je suis arrivée dans la chambre quelques minutes plus tard, je les ai trouvés en état de choc. Le dessin animé avait été interrompu pour une émission spéciale; ils ont vu leur oncle étendu dans son sang. Dans chaque vie, il y a un événement qui redéfinit ta façon de voir les choses, après ça, tout est différent, le passé s’efface. Le meurtre de mon frère a été cet événement pour mes enfants et moi.

Un membre de la famille devait identifier le corps, vous vous êtes donc envolée vers Miami en jet privé quelques heures plus tard.

La vue de mon frère décédé me hante encore aujourd’hui. Une balle a atteint son cou, une autre son visage. Après l’identification, j’ai conduit jusqu’à la villa de Gianni sur Ocean Drive. Madonna m’y attendait. Je n’oublierai jamais qu’elle a tenté de me consoler durant ces instants. Il y avait des agents du FBI partout dans la maison. Ils nous ont interrogés tour à tour, ouvert tous les tiroirs – c’était un cauchemar. Mon frère venait d’être assassiné, et nous étions traités comme des suspects. Mais c’est sans doute le rôle des agents du FBI.

Aucune preuve convaincante n’indique que le tueur connaissait votre frère. Quel était son mobile, selon vous?

L’homme était un psychopathe, un monstre. Ses parents ont dit que, tout jeune, il avait une attirance extrême, pathologique pour le prestige. Il croyait qu’assassiner Gianni le rendrait célèbre et immortel. Le jour d’avant, il a tenté d’acheter un t-shirt dans une boutique. À la caisse, il a constaté qu’il n’avait pas assez d’argent. Il a dit à la vendeuse : « Réduit le prix du t-shirt. Tu ne le regretteras pas, demain je serai célèbre ». Gianni ne devait pas être sa dernière victime. La police a découvert une liste de noms de célébrités parmi ses effets personnels. Certains noms avaient été cochés. Ils étaient dans son programme meurtrier des semaines à venir.

Donatella et Gianni Versace. Image du haut : Donatella Versace aux côtés de Carla Bruni, Claudia Schiffer, Naomi Campbell, Cindy Crawford et Helena Christensen au cours du défilé Versace printemps-été 2018.

Les deux années qui ont précédé la mort de votre frère ont été les plus difficiles de sa vie. Il avait un cancer à l’oreille interne gauche et croyait qu’il allait en mourir. Vous étiez le secret numéro un de l’entreprise durant cette période.

Gianni était déprimé et se cachait du public, parce que son visage était horriblement enflé. Je le visitais plusieurs fois par jour pour avoir son avis. Quand je rentrais finalement à la maison, il pouvait m’appeler trois ou quatre fois tard le soir pour discuter affaires. Si je disais : « Gianni, on vient juste de se parler », il répondait : « oui, puis? » C’est seulement après sa mort que j’ai compris qu’il me transmettait son savoir et vérifiait si je pouvais porter le fardeau de le remplacer. Six mois avant sa mort, il m’a dit qu’un miracle s’était produit, que les médecins lui avaient confirmé qu’aucune cellule cancéreuse ne se trouvait dans son corps. Quelle ironie qu’il ait été assassiné quelques mois plus tard.

Votre frère a laissé un testament scandaleusement injuste. Votre fille, à l’époque âgée de 11 ans, Allegra, a hérité de 50 % de l’entreprise, votre frère Santo, 30 %, et vous, 20 %. Votre fils Daniel devait quant à lui hériter de sa collection d’art.

Le testament était fou, mais tous les créatifs sont fous. Gianni idolâtrait ma fille, il l’appelait toujours « ma petite princesse », mais il lui a imposé un fardeau énorme avec ce testament. Faire les manchettes à 11 ans… Je ne le souhaite à aucun enfant.

Avant l’assassinat de votre frère, connaissiez-vous ses plans pour Allegra?

Oui. Gianni m’a demandé de l’accompagner chez le notaire quand il a décidé de rédiger son testament. En donnant la moitié de Versace à ma fille, il me forçait à m’occuper de l’entreprise jusqu’à ce qu’elle soit majeure. Sans ce stratagème, j’aurais peut-être quitté la maison après sa mort.

Vous avez été nommée directrice créative de l’entreprise après les funérailles. Si vous pouviez donner des conseils à la Donatella Versace de l’époque, quels seraient-ils?

Prends une pause de trois mois. Ne rencontre personne. Ne te fie qu’à ta voix intérieure. Et, surtout, n’essaie pas d’être Gianni. J’ai fait tout le contraire. Plus je me laissais conseiller, plus je manquais d’assurance et me sentais perdue. Je ne me souviens d’à peu près rien des quatre mois qui ont suivi la mort de Gianni. Je me traînais dans un tunnel de solitude et de douleur. Puis chaque jour des hommes en complet venaient me voir pour me dire : « Vendez-nous l’entreprise. Aucun membre de votre famille n’aura à travailler de sa vie ». Ce que ces gens disaient m’effrayait, car mon frère n’aurait jamais vendu ne serait-ce qu’une chaise de bureau. Pour lui, l’entreprise était la famille, et on ne vend pas la famille.

Plutôt que de vivre ces émotions, vous avez consommé de la cocaïne durant 18 ans.

J’ai fait erreur après erreur, et j’ai essayé de redonner Gianni aux gens. Mais, ce n’était jamais assez Gianni. Dès que j’essayais quelque chose de nouveau, les gens secouaient la tête et disaient : « Qu’est-ce qu’elle fait encore? » C’est seulement au bout de sept ou huit ans que je suis devenue plus forte et que j’ai appris à supporter la pression que ça représente de remplacer un génie.

En 2007, vous avez raconté à un journaliste un de vos cauchemars récurrents : quelques heures avant le début d’un défilé, vous donnez la touche finale à une collection et votre frère apparaît tout à coup et vous fait une scène.

Dans mon rêve, Gianni est aussi vrai que vous et moi. Il me crie dessus : « Donatella, c’est quoi ces horribles vêtements? C’est censé être Versace? Comment t’as pu oublier tout ce que je t’ai appris? » Puis il renverse le support à vêtements. Dieu merci, je ne fais ce cauchemar que rarement.

Dans ses mémoires, l’acteur Rupert Everett décrit une fête du Nouvel An lugubre que vous avez tenue dans la villa de votre défunt frère, à Miami, en 1999. Parmi les invités, il y avait Madonna, Guy Ritchie, Gwyneth Paltrow et Jennifer Lopez. Everett décrit votre état d’esprit ainsi : « Ce soir-là, Donatella était assombrie par la tragédie, qui tordait chacune de ses mèches, allant jusqu’à la faire disparaître de temps en temps. Et elle réapparaissait, pour un moment, derrière ses doigts glacials et fuyants, s’amusant d’une rumeur, mais autrement, elle allait toujours plus au fond… Les gens ne voyaient pas la profondeur de sa peine, même si parfois elle la partageait, humblement, au détour d’une conversation, mais ça passait toujours inaperçu. Elle s’est construit une image qui est devenue une prison. Personne ne pouvait voir derrière ce mur de peroxyde ».

Chaque mot est vrai. Mes cheveux étaient de plus en plus blonds, mon maquillage de plus en plus épais. J’avais l’impression que le monde entier me regardait avec des couteaux dans les yeux. J’ai créé un masque pour me protéger. Je voulais que personne ne voie ce que je vivais.

Parce que, quand on nage parmi les requins, mieux vaut ne pas saigner?

J’étais le nouveau visage de Versace. Qui veut porter la marque d’un créateur faible, instable, qui perd la tête à cause de la drogue et qui donc se méprise? Personne! J’ai donc créé une Donatella froide, distante, agressive, effrayante.

Vos amis étaient au courant de votre dépendance à la cocaïne. À la fête que vous avez organisée pour les 18 ans de votre fille, Elton John vous a dit en privé qu’il ne vous forçait à rien, mais qu’un jet vous attendait à l’aéroport pour vous amener au Meadows, un centre de désintoxication en Arizona, où une place vous était réservée. À quel point vous sentiez-vous malade à ce moment-là?

Je travaillais du matin au soir, je ne me posais pas cette question. Durant les quelques moments où j’étais seule avec ma dépendance, je réalisais que j’étais très, très malade – mais déjà un autre rendez-vous m’attendait. Certains soirs, je n’arrivais plus à fonctionner et je m’humiliais devant mes enfants. La haine que j’éprouvais pour ma personne s’intensifiait.

Elton John n’était pas invité à la fête de votre fille. Pourquoi a-t-il fait cette intervention?

J’étais allée à un de ses concerts quelques jours auparavant. Plutôt que de me fondre dans la foule, je suis restée à côté de la scène, je pleurais, pleurais et pleurais. Je ne savais pas pourquoi je pleurais. Elton me regardait constamment pendant le spectacle. Ce soir-là, il a probablement compris que j’avais besoin d’aide.

Comment avez-vous réagi à sa proposition de vous faire aider dans un centre de désintoxication?

Par un commentaire stupide, j’ai dit : « J’irai seulement s’il y a de la nourriture faible en gras. Je veux des crevettes et du poisson grillé. Pas d’huile, pas de sel ». Personne ne croyait que j’allais accepter l’offre d’Elton, mais quelques minutes plus tard j’enlevais ma robe de soirée et mes diamants pour enfiler un ensemble de jogging. Je me suis rendue à l’aéroport sans maquillage, avec une queue de cheval.

Talons plats?

Non! Jamais de la vie!

À quoi pensiez-vous durant le vol?

Au début, j’étais sous le choc. Puis j’ai commencé à me poser toutes sortes de questions. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait dans un centre de désintox, et je n’étais pas certaine de savoir où se trouvait l’Arizona, non plus.

Vous avez passé cinq semaines dans le centre de désintox, qu’avez-vous appris?

Que la dépendance a les mêmes effets sur tout le monde. Ce qui était pire que l’état de manque était le choc de la réalité quand je suis sortie. La drogue m’avait empêchée de voir à quel point il y avait des éléments négatifs qui entouraient l’entreprise.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris au centre?

La discipline stricte. Deux ou trois infractions aux règles, et ils te jettent dehors en claquant des doigts. Sans écouter, sans discuter.

Est-ce que vous vous êtes fait des amis là-bas?

Oui, mais on nous conseille de ne pas entretenir ces amitiés après le séjour. Si quelqu’un rechute, les autres ne doivent pas suivre.

Vous fumiez constamment. Vos accessoires incluaient un étui à cigarettes assorti de vos initiales en lettres gothiques, une conception du studio de votre maison à Milan. Étiez-vous autorisée à fumer en désintox?

Il y avait une zone fumeurs dans la cour, mais la cigarette était complètement interdite à l’intérieur. Une fois, j’ai tenté de fumer par la fenêtre de ma chambre. À la troisième taffe, la porte s’est ouverte et une infirmière m’a passé un savon. Je ne m’étais pas sentie si petite depuis mes 10 ans.

Fumez-vous toujours?

Non. Grâce à ma fille, qui peut terrifier n’importe qui. Il y a huit ans, elle m’a dit : « Si tu veux me revoir, tu arrêtes de fumer aujourd’hui, et pour toujours! » Je n’ai jamais retouché à une cigarette depuis ce jour.

Votre fille de 31 ans est un fantôme. On dit qu’elle a étudié l’histoire de l’art, le français et le théâtre à Los Angeles, qu’elle a été conceptrice de costume pour un théâtre de Londres sous un pseudonyme. Que fait-elle aujourd’hui?

Allegra fait partie du conseil d’administration de l’entreprise et travaille pour Versus, notre gamme de produits qui s’adresse aux jeunes. Elle est extrêmement intelligente et fine observatrice. Dans les réunions du conseil, on l’écoute avec beaucoup d’attention dès qu’elle prend la parole, non pas parce qu’elle possède la moitié de l’entreprise, mais parce qu’elle pose les bonnes questions.

Votre fils de 28 ans, Daniel, est un fantôme aussi. Aucune photo, aucune trace de lui sur Internet. On sait seulement qu’il a joué dans un groupe punk du nom de Nucleus, il y a quelques années.

Daniel ne veut rien savoir du nom Versace. Il a changé de nom pour ne pas être embêté.

Est-ce que vous comprenez sa décision?

Il croit que le nom Versace nuirait à son intégrité de musicien et lui donnerait un avantage non mérité. Je ne partage pas son avis. Ou tu es bon musicien, ou tu es mauvais. Mais c’est sa vie. Il prend ses décisions, et elles semblent être les bonnes. Vous devriez le voir en spectacle. On a rarement l’occasion de voir un musicien si heureux de jouer.

Où vit votre fils?

À Londres.

Est-ce qu’il fait toujours de la musique punk?

Non. Il fait du rock and roll et du hard rock. Sur ses albums, il joue tous les instruments. Il est très talentueux. Il a eu d’excellents professeurs : Elton John lui a donné des cours de piano quand il était petit et, plus tard, mon ami Axl Rose a été l’un de ses professeurs de guitare

Le mannequin (à gauche) porte : chemise Versace et sac Chain Versace. Le mannequin (à droite) porte : chemise Versace et boucles d’oreilles Versace.

Le père de vos enfants est un Américain du nom de Paul Beck, un ancien mannequin de Versace que vous avez épousé en 1985. Que devient-il?

Nous sommes séparés – non, divorcés – depuis 18 ans. Paul vit à New York. Nous sommes en bons termes; il est le père de mes enfants. D’autres personnes dont vous voudriez des nouvelles?

Votre frère Santo a été directeur des finances chez Versace pendant 30 ans. En 2008, il s’est rallié à Silvio Berlusconi et est devenu un politicien malchanceux. Que fait-il maintenant?

Il y a deux ans, j’ai remanié pratiquement toute l’équipe de direction. Santo agit toujours à titre de conseiller, mais il ne fait plus partie des activités quotidiennes de la maison. À ce jour, je ne comprends toujours pas pourquoi Berlusconi.

Votre sœur a succombé à une infection du tétanos à la suite d’un accident à l’âge de 12 ans. Votre frère Gianni est décédé à 50 ans. Votre frère Santo a souffert de dépression pendant des années. Avez-vous déjà pensé que les Versace sont frappés d’une malédiction?

Non. Ce qui était insupportable, c’est un certain type de lettre que je recevais dans les années qui ont suivi l’assassinat de Gianni. Des gens qui se prétendaient médiums disaient pouvoir m’aider à parler à mon frère mort. C’était suivi par leurs informations bancaires. D’autres m’ont écrit que mon frère méritait ce qui lui était arrivé, que Dieu punissait tous les homosexuels par la mort. Depuis, moi aussi j’ai mené une vie de perdition, je dois être la prochaine sur la liste de Dieu. Je n’avais pas réalisé à quel point les gens sont fous. J’avais peur pour nos vies, j’ai donc remis les lettres de menace à la police, et je ne laissais pas mes enfants se rendre à l’école seuls.

En 2013, la réalisatrice Sara Sugarman a fait un téléfilm sur l’histoire tragique de votre frère intitulé House of Versace

Arrêtez! Il paraît que c’est vraiment mauvais, complètement bâclé. Je refuse de le voir, je ne peux donc absolument rien vous dire à ce sujet.

Il y a aussi eu cette série américaine de neuf épisodes, qui traite de la mort de votre frère, intitulée The Assassination of Gianni Versace : American Crime Story lancée en janvier dernier. Vous êtes interprétée par Pénélope Cruz. Est-ce que le temps guérit les blessures, ou les transforme en talon d’Achille?

Je suis toujours révoltée comme au premier jour quand les gens tentent de s’enrichir en racontant des faussetés au sujet de Gianni. Mes avocats ont voulu intenter un procès à ceux qui ont fait cette série, mais ils ont perdu, car mon frère appartient à l’histoire récente, il a donc des droits individuels limités. Environ 25 livres sont parus après son assassinat, chacun proposait une théorie différente sur le mobile du tueur. L’hypothèse la plus folle est qu’il s’agissait d’un assassinat commandé par la mafia. Nous avons intenté un nombre incalculable de procès, mais dès qu’on gagnait une cause, un autre livre sortait. C’était peine perdue. Pourquoi cette série sur mon frère maintenant? Le meurtre a eu lieu il y a 20 ans. Les gens ne peuvent-ils pas le laisser en paix?

Vous auriez pu appeler Pénélope Cruz et...

Pénélope m’a appelée pour me parler du projet. Elle m’a dit avoir un grand respect pour moi, et m’a demandé de lui écrire s’il y avait des éléments faux dans le scénario.

Le scénario est une adaptation du livre Vulgar Favors de la journaliste américaine Maureen Orth, paru en 1999.

Je n’avais pas entendu parler du livre avant l’an dernier. Après l’avoir lu, j’ai envoyé une liste des erreurs factuelles à la boîte de production de la série. Ils m’ont répondu qu’ils adaptaient le livre de Maureen Orth, ils ne pouvaient donc pas tenir compte de mes commentaires. Les téléspectateurs doivent savoir qu’il s’agit d’une fiction, et non d’un documentaire.

Vous faites partie de ces gens dont on se fait immédiatement une opinion. Est-ce épuisant d’être Donatella Versace?

La pression s’est relâchée, c’est pourquoi je me suis adoucie au cours des dernières années. J’ai appris à refaire confiance aux gens, plutôt que de penser qu’ils me planteront un couteau dans le dos à la première occasion.

Anna Wintour, rédactrice chez Vogue, a déjà écrit : « Armani habille l’épouse et Versace habille la maîtresse ». Est-ce vrai?

Oui, j’adore cette distribution des rôles. Les maîtresses s’amusent bien plus que les épouses.

L’histoire de votre entreprise se divise en deux règnes : 20 ans de patriarcat sous Gianni Versace, 20 ans de matriarcat sous Donatella Versace. Qu’est-ce qui différencie vos signatures?

La femme Versace idéale de Gianni passe l’essentiel de sa vie dans de chics soirées cocktails, elle cultive un plaisir frivole à transgresser les règles du bon goût et à provoquer en affichant un hédonisme ostentatoire. Ma femme Versace idéale mène plusieurs dossiers de front, elle a carrière et famille. Elle cherche essentiellement des vêtements qu’elle peut porter entre 7 h et 19 h, parfaitement découpés, un brin glamours, sans être grandiloquents. Ses vêtements sont le corset de son assurance, mais pas un outil de provocation. Pour le résumer en une phrase, Versace est devenu plus réaliste.

Votre frère vous a utilisé comme mannequin d’essai et surface de projection. Il a teint vos cheveux noirs en blond platine quand vous aviez 11 ans, parce qu’il voulait que vous ressembliez à la chanteuse pop Patty Pravo, une icône pour les homosexuels italiens de l’époque. Qu’avez-vous pensé en vous voyant dans la glace?

Ma première pensée a été : « C’est vraiment toi! Tu t’es enfin trouvé! » Être blonde, c’est être caressé par le soleil, c’est être son propre soleil : fort, plein d’énergie, brillant, chaleureux. Gianni a fait de moi sa plus proche confidente alors que j’avais 12 ans. Il m’a confectionné des mini-jupes en cuir très chouettes, il m’amenait dans les boîtes de nuit, et il me traitait comme une femme. J’aimais sa folie et je sentais les regards envieux de mes amies chaque fois qu’on se rendait à un concert rock tard la nuit. C’était l’époque la plus heureuse de ma vie. Je me sentais comme une adulte, tout en ayant la vision à long terme de l’enfant. Je pensais que toute ma vie serait comme ça.

Votre père vendait du gaz méthane et du charbon, votre mère était tailleuse et tenait boutique. Comment réagissait-il quand leur fille de 11 ans sortait toute la nuit?

Quand on rentrait à la maison à 4 h du matin, ma mère criait à Gianni : « Que fais-tu à ta petite sœur? Laisse-la tranquille! Et arrête donc de dire à tout le monde qu’elle a 16 ans! » Ma mère vient de l’Italie du Sud; elle était la chef de famille. Mais Gianni défiait son autorité, et il arrivait à la mettre dans sa poche grâce à son charme.

Quelles étaient vos notes à l’école?

Gianni avait des notes terribles. Les miennes étaient très bonnes, même si ma mère me gardait souvent à la maison. Le matin, quand j’arrivais dans la cuisine avec des yeux de Cléopâtre, elle criait : « Tu ne sors pas de la maison comme ça! Ou bien tu enlèves ce maquillage, ou bien tu restes à la maison ». J’étais têtue et je m’enfermais dans ma chambre.

Vous avez grandi à Reggio Calabria, dans l’Italie conservatrice du Sud. Est-ce que votre frère cachait son homosexualité?

Non. Il a été l’un des premiers hommes d’Italie à l’assumer ouvertement avec assurance. J’avais 11 ans quand il m’a expliqué ce qui en était. Je l’ai remercié pour son ouverture et me suis sentie ennoblie.

Après le lycée, vous avez déménagé pour poursuivre des études collégiales à Florence, vous étiez alors âgée de 17 ans. Vous avez obtenu un diplôme en études littéraires. À quelle carrière aspiriez-vous?

J’étais très bonne étudiante, les professeurs m’encourageaient donc à faire une carrière universitaire. J’avais très envie d’enseigner, mais Gianni m’a encouragée à devenir créatrice de mode avec lui. Il était autodidacte. Il travaillait chez Callaghan, et était en voie d’être reconnu. Il m’a montré toutes ses créations, et il voulait savoir ce que je ferais de différent. À 22 ans, j’étais prête. Je ne suis pas allée à l’Université et, à partir de ce moment, je suis devenue son bras droit et son bras gauche. Quand il a fondé l’entreprise Gianni Versace, j’étais la seule à oser contredire le roi. Ça l’énervait, mais il m’écoutait. Et il avait l’intelligence de changer d’idée quand c’était nécessaire.

Carla Bruni, Claudia Schiffer, Naomi Campbell, Cindy Crawford et Helena Christensen en Versace.

En septembre dernier, pour souligner le 20e anniversaire de la mort de votre frère, vous avez fait défiler en robe à chaîne dorée cinq des mannequins les plus célèbres du dernier siècle : Claudia Schiffer, Naomi Campbell, Cindy Crawford, Carla Bruni Sarkozy et Helena Christensen. Ce n’était pas quelque chose comme une overdose de nostalgie?

Quelle question stupide! Gianni a inventé le concept de top-modèle et a donné à ces femmes une renommée mondiale. Elles sont vénérées en tant que modèle à suivre, et pour cause. Elles sont passées de célébrités à femmes d’affaires connaissant un succès mondial. Je connais peu d’hommes aussi brillant et audacieux que Cindy et Naomi. Leurs biographies feraient la fierté de toute militante des droits des femmes.

Les principaux critiques de mode ont déclaré que 2016 et 2017 étaient vos meilleures années en tant que directrice de création pour Versace. Le moment de nommer votre remplaçant pourrait-il être plus opportun?

Je resterai aussi longtemps que je peux dans l’entreprise. Mais je vous promets, ils n’auront pas à attendre ma mort. Je garde les yeux ouverts sur la relève, mais je n’ai pas encore trouvé la solution idéale.

Mettre en place un nouveau numéro un, passer le flambeau, remplir vos journées par autre chose que le travail : est-ce possible pour vous?

Je pense, oui. J’ai prouvé que j’avais un flair exceptionnel en engageant J.W. Anderson, Christopher Kane et Anthony Vaccarello pour Versus. L’équipe de créateurs chez Versace est formée de gens dans la vingtaine qui ont étudié au Central Saint Martins à Londres. Je n’ai pas peur des gens qui ont le potentiel de me dépasser. Au contraire, je les cherche. Tout créateur de mode qui s’en tient qu’à ses idées se retrouvera dans les coulisses. Mon ego me permet de dire à un employé de 25 ans : « Hier je trouvais ton idée mauvaise, mais aujourd’hui je pense qu’elle est plus pertinente que la mienne ».

Qu’est-ce qui arriverait à Versace si vous mouriez dans un fauteuil après cette conversation?

90 % des employés applaudiraient à tout rompre. [Rires] La vraie réponse est que la direction nommerait un nouveau numéro un après avoir consulté ma fille.

La vanité du monde de la mode vous apparaît-elle de plus en plus comme une comédie?

Les ego ridiculement démesurés existent seulement au sein de la vieille garde. Un créateur de moins de 50 ans qui se prend pour un dieu ferait un fou de lui. Un scientifique qui invente un médicament pour soigner le cancer peut se vanter et dire qu’il est le meilleur, mais on fait que des vêtements. On adore ça, mais ce n’est pas une divinité qui mérite d’être vénérée.

Mon ego me permet de dire à un employé de 25 ans : « Hier je trouvais ton idée mauvaise, mais aujourd’hui je pense qu’elle est plus pertinente que la mienne ».

Votre chienne…

Ne dites pas « chienne » pour Audrey!

Votre Jack Russell Terrier...

Audrey serait offensée si elle nous entendait, parce que vous ne l’appelez pas par son nom. Audrey a l’intelligence de l’humain et une forte personnalité.

Laquelle?

Elle pense qu’elle est moi. Peu importe ce que je fais, elle veut le faire aussi. Elle ne se couche pas sur le plancher, elle grimpe sur le divan avec moi. Plutôt que de dormir dans son panier, elle saute sur mon lit pour se faire flatter. Quand je mange, elle s’assoit sur la chaise devant moi et fait comme si nous dînions dans un restaurant chic. Elle adore se faire photographier. Elle a découvert notre photographe, et maintenant elle le suit partout dans la maison.

On peut suivre la vie d’Audrey sur Instagram à @Audrey_Versace. Tantôt elle porte autour du cou un collier en or à plusieurs rangs avec pendentifs, tantôt elle se prélasse sur le siège d’un jet privé, tantôt encore elle revêt une cape sur laquelle on peut lire : « Power ».

Audrey est une fille, purement et simplement. Vous voulez le lui reprocher?

Portrait de Donatella Versace.

Avez-vous un talent insoupçonné ?

J’ai une grande capacité d’écoute. J’aime aider les autres, ça me rend heureuse

Savez-vous cuisiner?

Non. Et je ne veux pas apprendre. Ma mère n’a jamais cuisiné.

Votre trait distinctif est vos cheveux blonds séparés au milieu. Pourriez-vous imaginer changer de coupe et de couleur après 51 ans?

Non, parce que je ne me reconnaîtrais pas. Karl Lagerfeld ne se reconnaîtrait pas sans lunettes fumées. De toute façon, être blonde c’est un mode de vie. Tu affrontes la vie comme une Amazone. J’ai survécu à des catastrophes grâce à la force que me donnaient mes cheveux blonds.

À chaque journaliste qui vous questionne au sujet de votre vie privée, vous répondez laconiquement : « Je n’en ai pas ». En 2007, vous avez dit à un reporter du New Yorker : « J’ai un intérêt [pour les hommes], bien sûr, mais je suis trop occupée. Et puis je me dis “Oh mon Dieu, qui voudrait me fréquenter? Je suis si compliquée” ».

Pour être honnête, j’avais un amoureux en 2007, mais je pense que c’est correct de mentir aux journalistes à ce sujet.

Vous n’avez pas eu de relation romantique stable depuis votre divorce avec Paul Beck. Est-ce parce que quiconque se trouve à vos côtés vit dans l’ombre?

Je mène une drôle de vie, parce que le monde de la mode est fait de drôles de types. Jugez mes créations, pas ma vie privée. J’ai une armée d’amis avec qui je parle quotidiennement. Connaître ces gens me rend heureuse et épanouie. Et n’oubliez pas mes deux enfants. Je ne mène pas une vie sans amour. Vous n’avez pas une question agréable pour changer un peu?

Est-ce meilleur pour l’image de marque quand le patron est célibataire, plutôt que de prendre la pose devant le foyer avec un mari et un troupeau d’enfants?

Pourquoi les femmes ont-elles besoin des hommes de nos jours? Certainement pas pour se montrer forte, déterminée et indépendante. Les hommes sont nécessaires seulement pour les aventures et pour la relaxation physique.

Vous avez 62 ans. Combien de redressements assis faites-vous après plus de 40 ans d’activités dans l’industrie ultrarapide de la mode.

Je fais 300 redressements assis chaque matin entre 6 h et 7 h, souvent avec des poids sur le ventre. Quand il est question d’abdos, je suis aussi obsessionnelle que Madonna.

Que porteriez-vous si vous deviez rencontrer Dieu aujourd’hui?

Je porterais des talons hauts. Je suis certaine que Dieu n’en a jamais vu.

  • Entrevue: Sven Michaelsen
  • Photographie: Oumayma B. Tanfous
  • Images gracieusement fournies par: Versace
  • Traduction: Geneviève Giroux